Pourquoi Frank est-il redevenu «Frank the Tank»? Analyse d’un exemple de faiblesse de la volonté dans le film Old School

Pourquoi Frank est-il redevenu «Frank the Tank»? Analyse d’un exemple de faiblesse de la volonté dans le film Old School

Soumis par Kevin Voyer le 18/02/2016
Institution: 
Catégories: Idéologie
 
Le film Old School de Todd Philips (2003) raconte l’histoire de trois trentenaires qui essaient tant bien que mal de revivre les excès de la vie étudiante et de l’univers des fraternités, et ce, sans même aller à l’université. Si la plupart des personnages commettent des erreurs et prennent de mauvaises décisions, l’un d’entre eux, Frank Ricard (Will Ferrell), est particulièrement intéressant dans la mesure où il constitue un exemple flagrant de faiblesse de la volonté. Comment un agent ayant d’excellentes raisons de ne pas faire une action peut-il tout de même faire l’action qu’il s’est lui-même proscrite? Examinons l’exemple de Frank plus en détail. 
 
Au tout début du film, Frank est à son mariage. Il décrit son expérience comme étant la meilleure journée de sa vie et la plus belle chose qui lui soit arrivée. Il semble amoureux de sa femme Marissa (Perrey Reeves) et prend son engagement à cœur. Un peu plus loin dans le film, alors qu’il annonce à Marissa qu’il va manquer une soirée de couples pour aller à la fête organisée pour son ami Mitch (Luke Wilson) —un événement baptisé «Mitch-A-Palooza» —, Frank propose de ne pas aller à la fête et d’aller à la soirée de couples quand même. Il est prêt à faire cette concession afin de préserver l’unité de son mariage. Sa femme insiste pour que son mari aille à la fête, mais elle précise qu’il doit faire attention à ne pas boire. Si Frank boit, il pourrait redevenir «Frank the Tank», son alter ego fêtard et incontrôlable. Marissa lui fait comprendre clairement que ce genre de comportement serait inacceptable et très lourd de conséquences. Frank répond que cette partie de lui est chose du passé. Il lui fait la promesse sincère de ne pas boire d’alcool à cette fête. 
 
Évidemment, les choses ne se déroulent pas comme prévu. Frank arrive à la fête avec des cannettes de boissons gazeuses, signe qu’il a planifié de ne pas boire d’alcool à cette soirée. Il tient visiblement à tenir sa promesse. Il refuse même une première fois de la briser alors que deux jeunes lui offrent spontanément de l’alcool. Frank prétexte qu’il a promis à sa femme de ne pas boire et qu’il a une grosse journée de prévue le lendemain. Lorsque les deux jeunes lui demandent des précisions, Frank affirme qu’il prévoit aller à la quincaillerie avec sa femme et peut-être à un magasin de décoration intérieure. Cette explication entraîne le rire des deux jeunes. Ce rire est important dans la vie de Frank, car c’est à cause de celui-ci qu’il flanche et qu’il brise sa promesse. Il demande aux jeunes de lui donner un entonnoir d’alcool, «un seul». Il s’agit du premier moment d’une pente glissante menant Frank à une beuverie légendaire, une course sans vêtement autour de la ville (en solitaire), une thérapie de couple et un divorce. 
 
Cet exemple montre bien l’opposition entre la volonté de Frank (ne pas boire d’alcool à cette fête) et son action (boire une très grande quantité d’alcool à cette fête). Ce type de situations peut se décliner de multiples façons (Mele: 22; Kennett: 3): manger des pâtisseries alors qu’on est à la diète, fumer alors qu’on voulait arrêter, dormir une heure de plus alors qu’on voulait aller courir, etc. L’exemple de Frank constitue un exemple typique de faiblesse de la volonté, qui consiste en un cas intermédiaire entre l’inconscience, c’est-à-dire une erreur de raisonnement ou de jugement qui pousse l’agent à prendre une décision erronée (Kennett: 4, 171-180), et la compulsion, à savoir un désir irrésistible et incontrôlable (Kennett: 4, 155-159). L’agent faible s’abandonne donc à une tentation à laquelle il pourrait résister (Kennett: 4, 159-171).
 
Les cas de faiblesse de la volonté font émerger une question intéressante qui est soulevée par le philosophe Alfred R. Mele, à savoir «Why would someone who wants to resist his desire to do A, who wants not even to have this desire, who has no second-order desire whatsoever to desire to do A, and who can successfully resist the offending desire, nevertheless succumb to it?» (Mele: 24). Cette question générale s’applique de manière particulière à l’exemple de Frank: pourquoi a-t-il succombé à sa tentation de redevenir Frank the Tank alors qu’il avait toutes les raisons de ne pas le faire? 
 
La conception philosophique de Richard Holton, telle qu’elle est décrite dans son livre Willing, wanting, waiting, nous semble pertinente pour répondre à cette question. Ce philosophe définit la faiblesse de la volonté comme une révision trop rapide d’une intention initiale.
 
[A] person exhibits weakness of will when they revise an intention in circumstances in which they should not have revised it. This ‘should’ is not meant in a moral sense. Rather it is the ‘should’ which is generated by the norms of the skill of managing one’s intentions. A person is weak-willed if they revise their intentions too readily. (Holton: 73)
 
Dans l’exemple de Frank, l’agent a formulé une intention sous la forme d’une résolution (Holton: 119): ne pas boire d’alcool à cette soirée. Or, il a révisé son intention de ne pas boire d’alcool à cette soirée dans des circonstances où il aurait dû conserver son intention initiale (Holton: 78), si bien qu’il s’agit bel et bien d’un exemple de faiblesse de la volonté. 
 
La faiblesse de la volonté se conçoit dans l’optique d’une résistance par rapport à une tentation («temptation»). Cette tentation peut prendre de multiples formes, mais son rôle demeure le même, à savoir supplanter le jugement d’un agent, voire corrompre ce même jugement: «I argue that temptation frequently works not simply by overcoming one’s better judgement, but by corrupting one’s judgement. It involves what I call judgement shift» (Holton: 97). Ce décalage du jugement («judgement shift») est problématique dans un cas de faiblesse de la volonté dans la mesure où il survient trop rapidement, souvent pour des raisons qui habituellement ne devraient pas ébranler le jugement de l’agent. 
 
L’exemple de Frank est éloquent. La tentation de boire de l’alcool s’est présentée très tôt dans la soirée, et il s’est convaincu une fois de ne pas succomber à sa tentation, car il avait de bonnes raisons de ne pas flancher. En temps normal, Frank est peut-être en mesure de se contrôler adéquatement et d’obéir à son jugement. Cependant, pendant la «Mitch-A-Palooza», son jugement habituel a été supplanté par le désir de l’alcool. S’est-il convaincu qu’un seul verre d’alcool ne pouvait pas lui faire de mal, ou qu’il serait en mesure d’arrêter de consommer avant qu’il ne soit trop tard? Peu importe l’argument rationnel ayant appuyé la décision de Frank, il s’agit d’une tromperie envers lui-même. 
 
On peut douter que, de façon générale, Frank fasse preuve de force de la volonté («strength of will»), c’est-à-dire la propension d’un agent à demeurer fidèle à son jugement, à ne pas le réviser trop rapidement pour des raisons inadéquates (Holton: 112). Cette capacité est intimement reliée au concept phare de tous les cas de faiblesse de la volonté: le pouvoir de la volonté («willpower»). 
 
How do agents succeed in persisting with their resolutions in the face of temptation, especially when they undergo judgement shift, or find that their judgements have become disconnected from their desires [...]? My answer, in brief, is the common-sense one that we standardly achieve strength of will by exercising willpower. That can sound like a pleonasm, but I mean it as more than that. My claim is that willpower is substantial; it is at least a skill and perhaps a self-standing faculty, the exercise of which causally explains our ability to stick to a resolution. (Holton: 112)
 
Le pouvoir de la volonté est une faculté qui nous permet de nous conformer à nos résolutions lorsqu’elles sont en inadéquation avec nos désirs (Holton: 130). La capacité à se conformer à une résolution peut être affectée par des facteurs physiologiques, comme la dépression, l’anxiété et la fatigue (Holton: 128). C’est l’exercice du pouvoir de la volonté qui nous permet de conserver nos résolutions et l’effet est généralisé à toutes nos résolutions (Holton: 128). Le pouvoir de la volonté agit donc comme une composante nécessaire au fait d’agir en conformité avec nos résolutions lorsqu’un désir contradictoire émerge. Des études scientifiques montrent d’ailleurs que le pouvoir de la volonté est disponible en quantité limitée.
 
Consider next the remarkable empirical literature on what is known as ‘ego depletion’. It appears that willpower comes in limited amounts that can be used up: controlling oneself to eat radishes rather than the available chocolates in one experiment makes one less likely to persist in trying to solve puzzles in the next; suppressing one’s emotional responses to a film makes one less likely to persist, later on, in maintaining a squeezed hold on a handgrip exerciser. (Holton: 128; voir aussi Danziger et al.: 6889-6892)
 
Les conséquences pour les résolutions sont considérables, car une personne avec un pouvoir de la volonté diminué ou mal exercé —comme c’est probablement le cas pour Frank —est moins en mesure de se restreindre et ainsi de se conformer à sa résolution. 
 
And this has effect on resolutions: dieters eat more when they have been asked to suppress their emotional responses. Again it is possible to think that what happens here is that the strength of people’s resolutions are affected: that maintaining one’s resolution to suppress one’s emotional responses weakens one’s resolution to persist with handgrip exercises. But why should there be effects on such disparate resolutions? And why do some activities (those that involve willpower to act in the face of inclinations to the contrary) bring about these effects, whilst others do not? A much better explanation is that one’s action is determined not simply by the strength of one’s desires and one’s resolutions, but also by one’s willpower; and that it is this component that is being affected by repeated exercise. (Holton: 128-129)
 
Une quantité suffisante de pouvoir de la volonté serait donc nécessaire à l’accomplissement continu d’une résolution donnée. Dans certains cas où le pouvoir de la volonté est diminué, l’attention n’est pas suffisante pour dévier l’agent de son désir inadéquat. Le pouvoir de la volonté, comparable à un muscle (Holton: 130, 132), peut même être fatigué, voire complètement épuisé. 
 
So some cases of failure to stick by a resolution will be explained by the absence of sufficient willpower. [...] Indeed, even in cases where willpower is depleted by stress or prior demand or whatever, it seems likely that I will typically abandon the effort to stick by the resolution before my willpower gives way completely. It is not that I could no longer resist; it is that the effort becomes too great and I give up the fight. Here again the analogy of the muscle, and of muscular fatigue, is helpful. [...] We can imagine someone going on until the muscles literally could work no more. That is the kind of behaviour one sometimes sees in sporting competitions: grimacing, the competitor keeps on with the pull-ups, arms quivering uncontrollably, until, finally, the muscles give way. In such cases there is, quite literally, nothing more that the person could have done. [...] Normally one does not find oneself literally powerless to resist a desire; rather, one decides to give in to it, since resistance is so hard (often at the same time, convincing oneself that there is no good reason to resist). A subject whose will is weakened by fatigue or prior demand simply finds the effort of resistance greater, and so typically gives up earlier. [...] The effort of resisting a cigarette is not literally a muscular effort; but it is no less real for that. (Holton: 131-132; voir aussi Tappolet: 200) 
 
Cela pourrait expliquer pourquoi certaines personnes sont davantage en mesure de se conformer à des résolutions que d’autres. Leurs résolutions ne sont pas nécessairement plus fortes que celles des autres; leurs désirs de vaincre ne sont pas plus faibles que ceux des autres. Les personnes qui se conforment à leurs résolutions ont un pouvoir de la volonté plus grand et plus entraîné que les autres, et ce, peu importent les résolutions ou les désirs à surmonter (Holton: 130). 
 
Si nous établissons le parallèle avec notre exemple initial de Frank, nous sommes en mesure de répondre adéquatement à notre question de départ. Frank a succombé à la tentation, car il n’avait pas le pouvoir de la volonté nécessaire pour résister à la tentation de l’alcool et, du même coup, pour se conformer à sa résolution. Il est plausible d’assumer que ce moment de faiblesse est dû à un épuisement de son pouvoir de la volonté, causé par la fatigue de la journée, la pression par les pairs, la faim ou une raison autre. Dans ce contexte précis, l’effort requis par Frank pour contenir sa tentation aurait tout simplement été trop important pour que la résistance en vaille la peine. Au lieu de maintenir sa promesse, il a préféré succomber à la tentation de l’alcool et s’adonner à son passe-temps préféré: courir nu à travers la ville.
 
 
Bibliographie
 
DANZIGER, Shai, LEVAV, Jonathan et AVNAIM-PESSO, Liora. 2011. «Extraneous factors in judicial decisions.» PNAS. Vol. 108, no 17, p.6889-6892.
 
HOLTON, Richard. 2009. Willing, wanting, waiting. New York: Oxford University Press, 203p. 
 
KENNETT, Jeanette. 2001. Agency and Responsibility: A Common-sense Moral Psychology. New York: Oxford University Press, 229p. 
 
MELE, Alfred R. 1987. Irrationality. New York: Oxford University Press, 183p. 
 
PHILIPPS, Todd. 2003. Old School. États-Unis: DreamWorks, 88 min. 
 
TAPPOLET, Christine. 2009. «Faiblesse de la volonté et autonomie.» In René Lefebvre et Alonso Tordesillas (dir.) Faiblesse de la volonté et maîtrise de soi: doctrines antiques, perspectives contemporaines. Rennes: Presses Universitaires de Rennes, p.191-203.