Mad office: l’emprise de l’idéologie sur nos identités personnelles et professionnelles

Mad office: l’emprise de l’idéologie sur nos identités personnelles et professionnelles

Soumis par Rita Khemmari le 09/06/2023
Institution: 
Université du Québec à Montréal
Catégories: Idéologie

 

Pour Adorno, c’est parce que la vie devient «tout à fait intolérable» que «l’idée que le monde [veuille] être trompé est devenue plus vraie qu’elle n’a sans doute jamais prétendu l’être» (1964: 12). En d’autres mots, ne pouvant supporter la réalité d’un sombre quotidien, les individus devenus essentiellement consommateurs se tournent vers les produits de l’industrie culturelle pour combler le vide perpétué par leur aliénation fondamentale. Adorno avançait cette idée qui lui semblait des plus tangible il y a près de soixante ans. Alors que les pratiques de l’industrie culturelle ont énormément évolué, surtout grâce à l’avènement des technologies de communication de masse, un malaise encore plus important se fait ressentir face à une telle réflexion. Le contexte pandémique a exacerbé les tensions de la dialectique de la consommation au cœur de l’industrie culturelle en mettant en relief certaines de nos pratiques de consommation. Au tout début de la pandémie, alors que, par millions, nous avons quitté nos bureaux et nos emplois pour nous confiner dans nos demeures, nos écrans sont devenus nos fenêtres sur le monde. Que ce soit pour tisser des liens avec d’autres sur Zoom ou pour suivre l’actualité, c’est par les médias que nous avons maintenu un contact avec le reste de l’humanité. C’est aussi vers les médias que nous nous sommes tous instinctivement tournés en quête d’échappatoire. Dès lors, comment expliquer ce fait curieux: la série états-unienne Mad Men, cinq ans après la diffusion de son dernier épisode, a connu une réelle recrudescence de popularité pendant le confinement devenant une sorte de phénomène mondiale, alors que des milliers ont choisi ce moment pour (re)plonger dans cet univers bureaucratique (Alison Herman, 2020). Et, ce n’est pas un cas isolé. La série états-unienne The Office a réussi à s’imposer comme pilier culturel indéniable en faisant «the internet’s favorite show» «in a crumbling world» (idem.). Il apparait de plus en plus clair que le monde du travail a une place si prépondérante dans nos vies que, même lors de circonstances si exceptionnelles telles que pandémie, celui-ci a colonisé notre imaginaire. Dans cet ordre d’idées, nous proposons de réfléchir à la dialectique entre travail et identité dans la société de consommation occidentale par l’analyse du rapport que le protagoniste de chacune des séries, Don Draper pour Mad Men dans l’épisode «The Wheel» et Michael Scott pour The Office dans l’épisode «Garage Sale», entretient avec les notions de travail et de famille dans la perspective d’une définition identitaire personnelle. En ce sens, nous cherchons à expliciter les idéologies qui motivent le développement des personnages, ainsi que leur adhésion aux valeurs hégémoniques de la société américaine en fonction de leur contexte sociohistorique et économique afin d’élucider, peut-être, notre présent attachement à ces univers.

Avant de plonger dans le vif du sujet, prenons le temps de faire un bref résumé de ces deux épisodes que nous allons faire valoir dans le cadre de notre réflexion. Commençons selon la chronologie diégétique par «The Wheel»1 de Mad Men mettant en scène les employés d’une firme publicitaire new-yorkaise. En premier plan, cet épisode nous raconte le brio avec lequel Don Draper use de son talent pour évoquer et exploiter les sentiments nostalgiques des consommateurs2 afin de commercialiser un projecteur Kodak qu’il transforme, par son génie créateur et son talent d’orateur, en un carrousel, une machine pour voyager dans le temps. Ce que vend donc Draper n’est plus le produit en tant que tel, mais l’idée qu’il évoque en nous et surtout la possibilité qu’il fasse naître, celle de (re)trouver, non pas plus d’argent ou de richesses matérielles, mais bien l’amour et le bien-être que nous apporte la présence de nos êtres chers. Ce pitch est tout à fait symbolique, car de quoi est-il réellement question dans l’épisode «The Wheel»? De marketing? De business, de consommation, d’argent et de pouvoir ? Non. Le nœud diégétique de ce dernier épisode de la première saison est en fait la détérioration des relations familiales et intimes de l’ensemble des personnages, mais surtout celle du protagoniste dont le récit peut être interprété comme une allégorie de la mise en garde. Effectivement, à la veille de Thanksgiving, Draper perd symboliquement sa famille partie célébrée en banlieue, seule, car il n’a pas voulu la prioriser à son travail. Souffrant de la solitude et de la supercherie de son mariage, Betty Draper est tout autant à la déroute ne trouvant qu’un jeune garçon à qui se confier. Peter Campbell fait face à sa femme et ses beaux-parents saoul et dépité, car son succès au travail ne réussit pas à taire son sentiment d’insuffisance face à ces regards réquisitionnant. Harry Crane quitte une conférence en pleurs, car son mariage est au bord de la déroute. Ainsi, trois mariages battant de l’aile, trois familles en péril et au cœur de tout cela: la machine Sterling-Cooper, théâtre de cette tragédie, toujours bénéficiaire de l’exploitation de ces employés qui s’y dévouent aux dépens de leur épanouissement personnel.

Au contraire, dans le paradigme de Dunder-Mifflin dont la famille est explicitement au cœur, «Garage Sale» amène la destitution d’une famille professionnelle au profit d’une famille personnelle pour Michael Scott. Alors que les employés organisent une vente de bric-à-brac pour collecter des fonds afin de pouvoir financer plus de célébrations entre eux, Scott concrétise son plus grand rêve, celui de fonder une famille, en demandant en mariage Holly Flax. Cette union, qui apportera la désunion de l’équipe de Dunder-Mifflin puisque Scott annonce son départ afin de suivre sa fiancée qui quitte l’état de Pennsylvanie, n’est possible que grâce à la mise en commun de tout un chacun. En tant qu’amis, en tant que membres d’une famille symbolique, tous –Jim, Pam, Ryan, Oscar, Andy– se mobilisent pour amener à bien le plus cher désir de Michael, à la fois patriarche et benjamin du groupe.  Ainsi, le lieu de travail est l’intersection entre la vie professionnelle et personnelle de ces individus qui s’amalgame dans un esprit de collectivité bienveillante.  

Cherchant à saisir ces deux personnages, nous pouvons conclure qu’ils sont les deux revers d’une même médaille, se complétant tout comme le yin et le yang se nécessitent pour former un tout. Draper et Scott s’inscrivent dans le même continuum de l’incarnation du paradigme du col blanc dans l’entreprise américaine (white collar corporate america). Leur position dans ce champ de pouvoir est tout à fait intéressante: tous deux superviseurs d’une large équipe, ils disposent d’une grande marge de manœuvre leur permettant de vivre leurs excentricités au travail assez impunément pour des raisons, somme toute, similaires. Tel qu’explicité par Marx, dans le système capitaliste, la fonction fondamentale du manager est bien la gestion de l’ensemble des ressources dans le but de produire autant de profits que possible (J. Jeremy Wisnewski, 2008: p. 97). Draper bénéficie du prestige de son capital symbolique en tant que génie dans son domaine, mais si, alors qu’il n’est pas encore partenaire dans la première saison, on tolère ses aléas, c’est parce qu’il livre la marchandise. Bien que Scott ne bénéficie pas d’un aussi important capital du fait de ce que beaucoup considère chez lui comme de l’idiotie, tous ses superviseurs lui donnent carte blanche, car dans un contexte de récession, il a, systématiquement, la branche la plus profitable de la compagnie et est un excellent vendeur.  En ce sens, ces deux personnages sont des adhérents et des agents de l’hégémonie culturelle qui règne sur cet univers. Rappelons que «l’hégémonie sert à souligner les dimensions culturelle et morale de l’exercice du pouvoir politique […] le terrain privilégié –non seul sans doute– où l’hégémonie se construit, puis se défend activement, est l’idéologie» (George Hoare et Nathan Sperber, 2013: 95; 102). En outre, le maintien du statu quo de la société de consommation capitaliste est possible «essentiellement grâce à son [l’hégémonie] emprise sur les représentations culturelles de la masse des travailleurs. Cette hégémonie culturelle amenant même les dominés à adopter la vision du monde des dominants et à l’accepter comme allant de soi» (Aurélien Berthier, 2011). Certes, bien des aspects rapprochent Draper et Scott, mais il apparait évident, au regard des ces notions qui permettent de penser les rapports de pouvoir et de représentation au sein de la société, que ce sont les attitudes divergentes qu’adoptent les deux personnages par rapport à l’idéologie américaine de leur époque qui constituent leur principale différence et qui explique pourquoi l’un est amené à perdre tout ce qui aurait pu le définir en dehors de son travail et l’autre, non.

En employant l’idéologie comme cadre de pensée, nous sommes en mesure d’expliciter les systèmes de valeurs qui motivent ces personnages, ce qui éclairera les divergences dans leurs arcs diégétiques respectifs. Pour ce faire, nous proposons de porter un regard attentif aux maximes qu’évoquent les deux protagonistes, ainsi qu’à un moment clé des deux épisodes que nous analysons qui est curieusement similaire. Dans la quête hégémonique de la main mise sur les valeurs et les représentations sociales, «il faut, peu à peu, subvertir les esprits, installer les valeurs que l’on défend dans le domaine public» (idem.) afin de s’assurer de la robustesse et de la longévité du système que l’on met en place. Tant Mad Men que The Office sont ancrés dans des époques charnières et belliqueuses de l’histoire des États-Unis: la Guerre froide3  et la Guerre contre le terrorisme 4. Dans les deux cas, l’ensemble des discours et des productions culturelles de l’époque traduisent la menace qui plane sur le style de vie et les valeurs américaines qui se doivent d’être défendus corps et âme par l’ensemble du peuple. Ainsi, l’effort de guerre ne se résume pas qu’aux considérations militaires, mais a tendance à impliquer personnellement tout un chacun dans la défense des valeurs du mode de vie américain afin d’éviter la chute vers un nouvel ordre mondial (M. Keith Booker et Bob Batchelor, 2016: 39 – 59). En outre, ces périodes sont des terreaux fertiles pour l’élaboration d’une hégémonie culturelle qui bénéficie grandement de l’instabilité sociale, politique et économique pour enraciner ses fondements .

Le rêve américain, c’est cette idée que tout un chacun a la liberté de se tailler la place qu’il désire et mérite au sein de la société par son talent et son labeur. Le mode de vie américain, c’est la société marchande de consommation qui valorise et priorise la commodité. Dès lors, «Mad Men is a remarkable tool for examining the evolving American Dream […]. The juxtaposition of money versus happiness and responsibility versus freethinking is a by-product of Mad Men’s deliberate exploration of the nation’s values during the decade» (ibid.: 41-42). En ce sens, Don Draper se présente comme l’épitome de l’idéologie américaine des années soixante, du moins en surface. Il est parti d’absolument rien, ayant volé le nom d’un homme mort au combat en Corée, et a réussi à se hisser jusqu’aux derniers étages d’une des plus grandes tours d’une des plus importantes villes au monde. Il a épousé la plus belle des femmes formant avec elle la famille idéale: deux enfants, une maison, un chien et une Cadillac. Sur tous les plans du succès dans les États-Unis des années soixante, Draper est un exemple à émuler, ce que bon nombre de ses subalternes, Peter Campbell pour n’en citer qu’un, cherchent à faire. Le public même est amené à vouer un certain culte à ce héros qui nous rappelle les grandes vedettes de l’âge d’or hollywoodien, mais aussi ce mythe de la méritocratie américaine: Draper «is representative but also unique […]. Draper is a composite of ideas, actions, and impulses that audiences have proven to relish across American popular culture for decades» (ibid., p. 23).  Toutefois, «the duality in the character is significant –while Draper is the fulfillment of a successful life, it is a wholly inauthentic life» (ibid., p. 42). Le ton de la série joue énormément sur cette dualité entre ce qui est en surface, l’idéal, et ce qui s’y cache en dessous, le réel abimé. De prime abord, Draper a l’air d’adhérer entièrement à l’idéologie états-unienne et le démontre par ses faits et gestes. S’adressant à ses employés, il émet ce qui est, vraisemblablement, une des maximes par lesquelles il vit: «Bringing in business is the key to your salary, your status and your self-worth.5». Ceci démontre que, pour Draper, l’identité personnelle est intrinsèquement liée à la réussite matérielle dans la sphère professionnelle fusionnant ainsi la conception et la valorisation de soi avec la quantification de son apport, de sa plus-value, dans la logique d’une société capitaliste.

Dans sa présentation sur le Carrousel, Draper utilise le concept de nostalgie à partir de sa définition grecque, «the pain from an old wound» (idem.), pour mettre en scène le subterfuge du bonheur du rêve américain, sa propre famille. Nous y voyons ses enfants jouant, lui qui s’amuse avec eux, sa femme enceinte puis jeune mère puis elle-même, encore, le jour de son mariage. Par le Carrousel, Draper défie les lois du temps et de la physique pour voyager au cœur de l’essentielle d’une chose qu’il cherche à instrumentaliser, soit la sensibilité du consommateur, son attachement à quelque chose de tout à fait antérieur (aux manigances de la société capitaliste) qui alimente sa nostalgie qui est à la fois désir et souffrance, pour générer du capital économique. Nous voyons qu’en dessous des valeurs mercantiles de l’idéologie américaine, ce qui prime est fondamentalement humain. Car, au cœur de cette idéologie, le succès et la réussite n’ont de sens que s’ils sont partagés. Nous l’avons vu, Draper est un double, si ce n’est un leurre. Aussi accompli puisse-t-il être, Don Draper est un homme profondément malheureux, non pas parce qu’il n’a pas assez de capital économique et symbolique, mais parce qu’il est pauvre en ce que nous pourrions désigner comme un capital relationnel ou ce que nous pourrions ramener à un autre terme grec, agapè, cet amour divin, inconditionnel. Betty, son épouse, le plaint, car il n’a jamais eu de famille et ne sait pas comment en avoir une. En d’autres mots, il n’a jamais connu l’amour familial et ne sait ni comment réellement en donner ou en recevoir ce qui fait de lui un être essentiellement solitaire.

Revenant aux racines mêmes du concept d’idéologie, il nous apparait que Don Draper, en tant qu’agent exécutif au cœur de l’hégémonie culturelle, souffre de l’idéologie qu’il entérine, car il la vit comme «une fausse conscience destinée à masquer la domination de classe» (Jean-Claude Ruano-Borbalan, 1998: 1). Draper n’adhère jamais réellement au rôle qu’il joue ce qui fait de cette vie inauthentique, une perpétuelle aliénation. On constate, alors, que le personnage est déchiré par des forces opposantes:

 As a talented ad man, Don creates words and images that play on the ideas that he also lives. He is both creator and consumer of culture […] yet [he] avoids the trappings of consumerism that drive his colleagues and competitors. His pursuit is more self-centered, hurtling toward some skewed vision of freedom […] In many instances, Draper is shown to have little care for money or its trappings (M. Keith Booker et Bob Batchelor, 2016: 44; 49).

Ainsi, ce personnage est déterminé par la tension entre le désir profond de liberté, des chaînes de la société capitaliste, et de la réussite, selon les conditions hégémoniques de ce monde qui permet un autre type de liberté, celle qui est économique. Cette lutte est d’autant plus symbolisée par la tension entre les deux egos de cet homme: Don Draper, l’important homme d’affaires et Dick Whitman, le déserteur. Dans la perspective de l’idéologie en tant que fausse conscience, comme l’entendait Marx, toute la complexité de ce personnage prend son sens. Marx conceptualise l’idéologie, entre autres, par rapport à «la distorsion de la réalité qui permet la légitimation de la domination» (Olivier Voirol, 2008: 63). Autrement dit, «a man is whatever room he is in, and right now Donald Draper is in this room»6.Draper, tel un caméléon, s’adapte à son milieu et fait de la réalité ce qu’il désire en faire comme si «l’idéologie est forcément le propre ‘des autres’, de ceux et celles qui ne savent pas et s’enferrent sous l’emprise de l’illusion» (Olivier Voirol, 2008: 65). Cette grande agilité qui lui a permis de concrétiser son rêve américain, l’empêche tout autant de s’y ancrer que dans s’en libérer, car en son cœur, il persiste quelque chose d’apocryphe, qu’elle chose qui ne s’alignera jamais à ce qui se cache en dessous de Draper ou de Whitman, reste à savoir 7

Le concept d’idéologie, en soi, a tout autant évolué que les circonstances sociales qu’il a permis de comprendre et d’expliquer. Sous la pensée de théoriciens tels que Ricoeur, Dumont ou Geertz, l’idéologie est réfléchie en fonction de «son rôle intégrateur et pourvoyeur d’identité symbolique pour la communauté» (Olivier Voirol, 2008: 67) plutôt que comme une fausse conscience désunifiant l’être de sa réalité. Le concept culturaliste de l’idéologie «se voit conférer un sens positif, celui de maintenir l’unité et d’assurer l’intégration sociale; elle rend possible le comportement collectif plus que l’aveuglement dans des illusions» (idem.). C’est dans cette veine que s’inscrit le protagoniste de Michael Scott qui, bien qu’il fasse partie d’une structure capitaliste similaire à celle à laquelle appartient Draper, est défini par son incapacité à entériner la logique de ce système. «The American Office presents a class that is ironically characterized by its disbelief in classes – a class whose self-image is grounded in the denial of a difference between them and the classes above. The middle is everywhere.» Alors que Don est déchiré par deux versants opposés d’un même désir qui le forcent à fonctionner dans une logique de jeu à somme nulle – il perd quelque chose quel que soit ce qu’il choisisse – Michael Scott transpose son identité personnelle dans le cadre de son identité professionnelle procédant à la fusion des deux ce qui lui permet d’exprimer son individualité, mais aussi son agentivité dans le cadre de son travail en vivant celui-ci comme une expérience plus riche puisqu’il infuse à l’idéologie hégémonique ses propres convictions8.               

Dans un monde alors où rien n’est plus certain, «l’idéologie naît de la situation ouvertement conflictuelle propre à la modernité, elle répond à la menace de la perte d’identité et de la dissolution des référents symboliques» (idem.). C’est dans une telle perspective que Michael Scott, mais ses collègues également, activent l’idéologie d’un sens qui leur est positif et utile, mais qui sert tout autant la machinerie capitaliste. Le rêve américain n’est plus ce qu’il était: l’endettement faramineux des foyers et la crise boursière font de l’image de la famille nucléaire à la maison de banlieue une illusion éphémère. La salvation n’est plus dans le travail depuis que le pays est en récession et que les idéaux d’une carrière enrichissante sont troqués pour un métier permettant de subsister et de survivre (Andrew Agopsowicz, 2019). «Michael is […] a man trapped in the space between decaying ideals and the reality of his own work and life, where little is left to him but to pass down corporate directives, to implement cost-cutting schemes, and to make more or less desperate bids at self-determination.» (ibid.: 99). En quelque sorte, bien que la société de consommation offre plus que jamais de commodités à ses consommateurs, les frontières de la vie, en soi, sont rétrécies par la crise qui sévit et qui limitent les individus dans leur mobilité socioéconomique. En réponse à cela, «On The Office, whatever meaning there is for the workers lies almost solely in interpersonal relationships, if it even lies there […] Despite themselves, workers become little more than ‘appendages’ of the machines they serve» (J. Jeremy Wisnewski, 2008: 98-99). Pour Michael qui n’a pas les moyens de s’épanouir dans sa vie personnelle 9, l’espace de sa vie professionnelle devient le lieu où il cherche à mettre en pratique son système de valeurs personnelles, afin de donner un sens à sa vie et échapper à son aliénation. Aussi futile et immature qu’il puisse paraître aux premiers abords, Michael Scott est conscient qu’en dessous de la surface idéologique américaine capitaliste, ce qui prime avant tout, ce sont les gens. «A good manager doesn’t fire people. He hires people and inspires people. People, Ryan. And people will never go out of business. 10», dit-il alors que son subalterne cherche à le confronter à l’inévitable faillite de leur compagnie, Dunder-Mifflin. «The people that you work with are, when you get down to it, your very best friends11.» C’est la valorisation personnelle et sentimentale du cadre de travail et des gens qui s’y trouvent qui permet à Michael de vivre cette idéologie qui, à bien y penser, les maintient de manière non seulement volontaire, mais enthousiaste dans un système qui ne bénéficie pas à leur bien-être. «People don’t realize how lucky they are. The office is the American dream 12[…]», affirme-t-il. Pour ainsi dire, l’idéologie, aux yeux de Scott, «joue un rôle de justification du pouvoir en remplissant l’écart entre les présentations élevées de ceux qui commandent et les croyances de ceux qui obéissent» (Olivier Voirol, 2008: 69).

Dans l’épisode en question, tout comme Draper, Scott fait le récit des moments les plus significatifs de sa vie. Nous sommes alors témoins de la complexité fusionnelle entre les sphères du privé et du professionnel dans la vie du protagoniste qui, en fait, ne forme qu’un: l’entrée de l’immeuble est son endroit le plus heureux au monde et symbolise aussi le jour le plus heureux de sa vie, les escaliers sont le lieu de son premier baiser avec sa future épouse, l’annexe est le lieu où il est tombé amoureux, où il fait sa demande en mariage, même les rideaux ont une importance à ses yeux, car c’est à travers eux qu’il a vu Holly Flax pour la première fois. Tout comme la présentation de Draper dévoile le point nodal au cœur de l’idéologie qui est en fait un espace de tension entre des désirs contradictoires, le discours de Scott met en lumière comment «l’adhésion active des sujets sociaux à des schémas idéologiques peut être motivée par des raisons valables–l’idéologie est ‘vraie’ et ‘fausse’ en même temps.» (ibid.: 72). Il est indéniable que les sentiments qui lient Scott à ses collègues sont réels: ils sont perceptibles dans la joie qu’ils ressentent à l’annonce de ses fiançailles, dans les efforts qu’ils mettent pour assurer le succès de sa demande. C’est une communion familiale qui les unit dans la salle de conférence lorsque Pam souligne qu’ils forment tous et toutes une famille. En ce sens, l’importance du travail dans la définition identitaire et idéologique se confirme. Le travail est réellement un lieu de développement et d’épanouissement personnel qui permet l’effervescence d’une vie riche et pleine. Mais, il est tout aussi vrai que Scott doit se libérer de ce travail, doit scinder son identité personnelle de celle qu’il a tant que superviseur de branche afin de vivre une expérience authentique de la vie en permettant à son identité de dépasser les limites de son bureau.  C’est pourquoi l’épisode se conclut par la perte symbolique de la famille symbolique de Michael Scott. Tout comme pour Draper, Scott est confronté à un choix: adhérer entièrement à l’hégémonie culturelle, à l’idéologie qui fait du travail le socle de la vie et donc, l’aliénation, les paramètres de celle-ci et rester avec sa ‘famille’ à Dunder-Mifflin où renoncer à tout cela pour embrasser l’idée d’une vie vécue selon sa propre doctrine et alignée à ses propres valeurs.  

Il est à souligner que cette divergence entre Don Draper et Michael Scott dans leur rapport à l’idéologie se voit transposée, en quelque sorte, dans la structure formelle de leurs émissions télévisées respectives, ainsi que dans le rapport que le public peut entretenir avec celles-ci. L’époque reculée qui est portraite de manière tout à fait exceptionnelle dans Mad Men, bien qu’elle puisse attiser les cordes nostalgiques de l’affect du public, il n’en est pas moins que le cadre temporel de la série crée une distance entre la fiction qui y est racontée et le public qui la reçoit en faisant une «fausse réalité» qui, certes, atteste de faits réels, mais qui est modulée par les filtres de la transposition de la réalité vers le médium télévisuel pour créer une pièce de fiction. Au contraire, The Office est une des séries phares du genre de la sitcome mockumentaire qui «donne l’impression de présenter la réalité sans médiation […] s’adress[ant] directement au public» (Vanessa Compère, 2016: 6). Tous les dispositifs de la construction d’un épisode de la série, que ce soient les différents plans, l’utilisation de la caméra épaule ou encore les regards furtifs des personnages qui brisent le quatrième mur, «donnn[ent] une impression d’immédiateté aux images» (idem.) faisant de l’expérience de visionnement une expérience immersive pour le spectateur. «La fonction ultime du mockumentaire est un ‘appel à jouer’ [et] participe à la déconstruction du mythe de la télévision comme objet purement mercantile» (ibid.: 11-12). Dès lors, le rapport que le public entretient avec une telle série s’inscrit dans une dialectique plutôt différente que pour une série plus traditionnelle dans sa forme que Mad Men. Cet appel à jouer, c’est un appel à l’intégration dans une communauté qui, sur la base d’une série culte, converge, tout compte fait, autour d’une idéologie spécifique. À l’instar des personnages de la série, un spectateur limité par les rouages du système dans lequel nous vivons trouve dans une série comme The Office la projection d’une image de la réalité qui est assez concrète pour ne pas être illusoire, mais assez magnifiée pour susciter, non seulement le divertissement, mais la reconnaissance de soi, l’appartenance à un endogroupe qui naissent de désirs similaires à ceux qui motivent les personnages. Ces désirs, tels que nous l’avons vu, se conjuguent autour du besoin de transcender le rôle/métier auquel nos identités sont confinées par la tangibilité du bien-être que nous apportent nos relations interpersonnelles.   

En somme, il nous apparait évident que Don Draper et Michael Scott sont aux prises avec le même combat, celui qui leur impose de se situer, en tant qu’agent de l’hégémonie culturelle à laquelle ils participent, par rapport à l’idéologie qui est sa force motrice. Dans cette lutte symbolique, les deux protagonistes sont motivés par des désirs que l’on peut rattacher aux effusions du rêve américain qui promet succès, richesse et bonheur aux plus vénérables. Toutefois, il apparait clair que la réalité que l’on tente de leur faire accepter et qu’eux-mêmes perpétuent par leurs pratiques professionnelles et les discours socioculturels qu’ils ratifient n'est en fait qu’une illusion qui vise à bénéficier une poignée de fortunées seulement. Nos deux protagonistes, considérant leur statut socioéconomique, devraient faire partie de ce groupe de privilégiés et en font partie en un sens. Toutefois, ils y restent en marge à cause de sa supercherie identitaire pour Draper et de son excentricité pour Scott. Nous pourrions les qualifier de dominants-dominés, du moins à ce stade de leur vie. Ainsi, ces deux hommes sont aux prises avec la tension qui les traverse, entre adhésion et désaffiliation par rapport à l’idéologie qui motive et justifie leur posture sociale. Don Draper vit son rapport à cette idéologie comme la déchirure d’une fausse conscience qui l’empêche d’adopter pleinement la posture adhérente ou la posture dissidente entre lesquelles il va tergiverser pendant toute la série. Michael Scott vit son rapport à cette même idéologie de manière beaucoup plus positive, choisissant plutôt d’investir en son agentivité dans le cadre de ce paradigme tout en préservant son système de valeurs ce qui lui permet de se dissocier, finalement, de l’aliénation ultime qu’aurait été la fusion de son être à son travail pour la perte de sa fiancée. Tout compte fait, nous constatons que dans cet univers corporatif capitaliste, les valeurs humaines de l’amour, de la famille et de la collectivité priment en tant que moteur d’action chez les protagonistes plus que l’argent, la réussite matérielle et la renommée, valeurs privilégiées par la classe dominante.  L’analyse de ces deux objets culturels sous l’angle de l’idéologie nous «rend compte de la manière dont ces derniers fournissent des ressources symboliques orientant les pratiques sociales et structurant un monde de sens par des médiations symboliques» (Olivier Voirol, 2008: 69). En ce sens, nous pouvons postuler que si des séries comme Mad Men et The Office connaissent un tel succès, c’est aussi parce que, dans l’hégémonie culturelle dans laquelle nous baignons, l’identité personnelle est largement colonisée par le monde du travail qui, depuis la pandémie, a pénétré jusque dans les confins de nos demeures en plus d’être au centre de nos divertissements  (Angela Henshall, 2021). L’intérêt de telles séries, tout compte fait, repose peut-être dans la fictionnalisation d’un quotidien qui, derrière l’écran, nous permet de retrouver un univers tout autant familier que rehaussé par le cachet hollywoodien donnant une allure plus séduisante à nos vies…

 

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Seitz Zoller, Matt, Mad Men Carousel, The Complete Critical Companion, New York, Abrams, 2015, 629p.

St. James, Emily, «The enfuring appeal of The Office in a crumbling world», dans Vox, 22 juillet 2020, en ligne, https://www.vox.com/the-highlight/20707420/the-office-netflix-nbc-workplace-fantasy, consulté le 23 mars 2023.

Voirol, Olivier, «Idéologie: concept culturaliste et concept critique», Actuel Marx, vol. 1, no 43, 2008, p.62–78.

Wisnewski, J. Jeremy (éd.), The Office and Philosophy: scenes from the unexamined life, Hoboken, Blackwell Publishing, 2008, 232p.

  • 1. Un résumé exhaustif est disponible dans le recueil d’accompagnement de Seitz Zoller, Matt, Mad Men Carousel, The Complete Critical Companion, New York, Abrams, 2015, 629 p.
  • 2. Dans la logique d’une société de consommation marchande hégémonique, nous comprendrons que consommateurs et individus se veulent comme synonymes tant dans notre contexte que dans le contexte diégétique de la série Mad Men.
  • 3. «Cold War», Encyclopaedia Britannica, en ligne, https://www.britannica.com/event/Cold-War, consulté le 20 mars 2023.
  • 4. «War on terrorism», Encyclopaedia Britannica, en ligne, https://www.britannica.com/topic/war-on-terrorism, consulté le 20 mars 2023.
  • 5. «The Wheel», Mad Men, créé par Matthew Weiner, saison 1, episode 13, AMC, 2007.
  • 6. «Nixon vs. Kennedy», Mad Men, créé par Matthew Weiner, saison 1, épisode 12, AMC, 2007.
  • 7. L’épisode se termine sur la chanson Dont’ Think Twice, It’s All Right de Bob Dylan, alors que Don Draper imagine retrouver sa famille, mais est effectivement seul dans sa sombre demeure. La chanson est largement interprétée comme racontant l’histoire d’une rupture que le narrateur subit sans amertume. En ce sens, nous pourrions réfléchir à la rupture mise en scène par cette clôture. Est-ce Betty qui, au courant des infidélités de son mari, quitte Don ? Ou n’est-ce pas peut-être la partie de Dick Whitman en Don qui abandonne l’idée de ce rêve d’une vie de famille épanouissante ? Cette chanson est aussi associée au sentiment de désillusion qui a sévi dans les années soixante. En ce sens, il apparait évident que tous les membres de ce couple, Betty et Don/Dick, abandonnent leurs (faux) espoirs concernant la vitalité de leur union.
  • 8. Cette disparité s’explique, entre autres, par l’écart générationnel entre les deux hommes. Les années soixante sont traversées par des chamboulements sociaux, culturels, économiques et politiques qui, contrairement à ce que l’on pourrait penser à la lumière du mouvement hippie, a incité un certain conformisme au sein de la classe moyenne. Les années deux mille sont reconnues pour la culture de l’individualisme américain.
  • 9. Réitéré à plusieurs reprises, son plus grand rêve et de trouver le grand amour, se marier et fonder une famille. Or, Scott essuie plusieurs échecs amoureux et accumule les mauvaises décisions financières caractéristiques de la facilité d’accès et du rapport au crédit dans les États-Unis du début des années 2000 qui l’éloignent toujours davantage de son rêve.
  • 10. «Business School», The Office, créé par Greg Daniels, saison 3, épisode 16, NBC, 2007.
  • 11. «Michael’s Last Dundies», The Office, créé par Greg Daniels, saison 7, episode 21, NBC, 2011.
  • 12. «The Merger», The Office, créé par Greg Daniels, saison 3, episode 8, NBC, 2006.