YouTube, Univers Néobaroque (2): L'instabilité et le désordre

YouTube, Univers Néobaroque (2): L'instabilité et le désordre

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 16/04/2012
Catégories: Cyberespace, Numérique

 

De fragments et de détails

Dominé tout à la fois par le fragment et le détail, YouTube pousse aussi ces deux catégories chères à Calabrese jusqu’à l’hypertrophie. La fragmentation est la base même du découpage des contenus YouTube, que ce soit sous la forme d’extraits parasités d’autres médias (d’émissions télé, de films, de matchs, etc.) ou du contenu créé expressément pour sa diffusion sur le site. Elle opère de fait une décontextualisation qui, outre ses aspects idéologiques dénoncés par plusieurs tenants de la Kulturkritik contemporaine (la décontextualisation hypermoderne étant un effet délibéré du capitalisme terminal), conditionne une esthétique, voire une ontologie.

«Online video –in a fashion more reminiscent of computer games than cinema or television– devalues beginnings and endings», écrivent  Nelli Kambouri et Pavlos Hatzopoulos dans une analyse symptomatiquement dévolue aux vidéos YouTube de violence raciale.

Violent videos too often capture a series of episodes that extend for ever online. What happened before or after is left for the imagination of different viewers to recreate. Some might desire a more violent beginning or ending, some might assume that all was peaceful before the performance started and everyone returned to normal after the performance ended. What is distinct though – being, in fact, one of the main features of online video aesthetics – is that these episodes, can be cut to pieces, re-assembled, commented on, replicated as many times as possible, and might still be the same. (VV, 130)

Cette dynamique de fragmentation est intimement liée au culte du détail que le sémiologue qualifie d’«effet porno» qui domine notre iconosphère. Proche de l'image frénétique, la rhétorique de la fragmentation privilégie le détail de l'«instant-acmé», que ce soit dans l'orgasme (cum-shots pornographiques), l'agonie (obsession du détail dans les mutilations du gore), la performance sportive (nouvelle grammaire de la retransmission des sports) ou le désordre affectif (premiers plans des sujets larmoyants dans les talkshows).

Poussé par sa logique d’archivage et de catalogue, YouTube a créé ainsi des nouvelles sous-catégories du fragmentaire, telles que ces étonnants bodycounts qui résument les films d’action et de gore à un montage épileptique d’agonies soigneusement décomptées. C’est en général le triomphe des compilations, des “best of” (“drunk pranks”, “stupid bets”, etc.) et des “top 10” (“My top 10 Disney Saddest Moments”, “Top 10 Bizarre Anime Deaths”, etc.) jusqu’à arriver au pur vertige de ces “500 movie moments” en 10 minutes. 

C’est aussi la figure youtubéenne du décompte, proche des listes rabelaisiennes où se disait la crise inquiète de la Renaissance avant le tournant baroque (reprises comme l’on sait par Pérec et la postmodernité oulipienne). Ainsi le décompte des fois où les acteurs emploient le “f-word” dans un film ou toute autre récursivité telle que la phrase “you can’t park here”les femmes gifléesles nains abusés sur scène ou encore leur juste vengeance. 

Le culte du détail devenu fétichisme dans quantité de sphères de notre culture d’hyperconsommation (et jadis très présent dans l’art de l'ère baroque tel que l’a superbement montré Daniel Arasse), renvoie sans doute à une crise de l'idée de totalité, contemporaine du déclin des «grands récits». Il n’est d’ailleurs d’illustration plus éclatante de cette idée exposée par J. F. Lyotard il y a déjà un demi-siècle que la prolifération de micro-récits sans transcendance possible qu’étale YouTube, purs fragments de fragments égarés dans les ruines de la Représentation.

 

Un univers instable

L'instabilité et la métamorphose constituent le noyau dur de l'iconosphère néobaroque. L'excès pousse ainsi le polycentrisme vers une «turbulence des formes» (1989: 197). C’est là où YouTube (et, partant, la Toile dans son ensemble) montre de façon éclatante tout ce qui le distingue du projet encyclopédique tel que pouvaient le concevoir l’âge classique et les Lumières. L’on sait la cohérence de l’épistémè encyclopédique à l’âge de la représentation, de l'ordre, de l'identité et de la différence si finement analysée par Michel Foucault dans Les Mots et les Choses1.

Cette cohérence trouva précisément dans L’Encyclopédie avec majuscule son symbole majeur. Le but en était ainsi établi par Diderot dans un texte célèbre:

Le but d'une encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la Terre; d'en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de le transmettre aux hommes qui viendront après nous; afin que les travaux des siècles passés n'aient pas été inutiles pour les siècles qui succèderont; que nos neveux devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux; et que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain".

Mais ce rêve utopique n’allait pas sans une certaine dose d’angoisse épistémologique, patente dans le Prospectus:

Cet arbre de la connaissance humaine pouvait être formé de plusieurs manières, soit en rapportant aux diverses facultés de notre âme nos différentes connaissances, soit en les rapportant aux êtres qu’elles ont pour objet. Mais l’embarras était d’autant plus grand, qu’il y avait plus d’arbitraire. Et combien ne devait-il pas y en avoir? La nature ne nous offre que des choses particulières, infinies en nombre, et sans aucune division fixe et déterminée. Tout s’y succède par des nuances insensibles. Et sur cette mer d’objets qui nous environnent, s’il en paraît quelques-uns, comme des pointes de rochers qui semblent percer la surface et dominer les autres, ils ne doivent cet avantage qu’à des systèmes particuliers, qu’à des conventions vagues, et qu’à certains événements étrangers à l’arrangement physique des êtres, et aux vraies institutions de la philosophie.

C’est que cette épistémè était encore menacée (dirait-on traumatisée?) par son envers (voire, en termes hégéliens, son négatif) «baroque», qui avait momentanément brisé l’harmonie de l’humanisme de la Renaissance dont hériteront les classiques en un véritable âge de la perte de la ressemblance où l'univers s’est vu troublé, sans repère, sans mimésis et sans vérité. L'univers baroque marque non pas l’inversion du projet classique, mais comme sa perte de contrôle, entraîné par une réversibilité des apparences où la réalité devient la fiction, le moi devient autre, l’écriture pur jeu d’oxymores et le rêve se confond indissolublement avec la veille.

Dans YouTube (comme, encore une fois, sur Google et autres systèmes d’arpentage de la World Wide Web) le projet encyclopédique devient fou, c’est-à-dire néobaroque. Ici nul «arbre des connaissances» qui permette de hiérarchiser et ordonner les choses et leur représentation, «de réfléchir, entre les choses, des rapports de similarité ou d'équivalence qui fondent et justifient les mots, les classifications, les échanges (…) [et] définir le grand damier des identités distinctes qui s'établit sur le fond brouillé, indéfini, sans visage et comme indifférent, des différences» (Foucault, ibid). L’on est beaucoup plus proche de l’Autre de la raison encyclopédique classique, ces «hétérotopies» chères à Borges par lesquelles Foucault ouvrait précisément Les Mots et les Choses:

Ce texte de Borges m'a fait rire longtemps, non sans un malaise certain et difficile à vaincre. Peut‑être parce que dans son sillage naissait le soupçon qu'il y a pire désordre que celui de l'incongru et du rapprochement de ce qui ne convient pas; ce serait le désordre qui fait scintiller les fragments d'un grand nombre d'ordres possibles dans la dimension, sans loi ni géométrie, de l'hétéroclite; et il faut entendre ce mot au plus près de son étymologie, les choses y sont «couchées», «posées», «disposées» dans des sites à ce point différents qu'il est impossible de trouver pour eux un espace d'accueil, de définir au‑dessous des uns et des autres un lieu commun…

YouTube fonctionne comme une véritable hétérotopie en acte2, qui nous invite à une circulation sans cesse déstabilisée et déstabilisante, passant, dans ses recommandations (en ce jour du Seigneur du 17 février 2012), du nouveau film de Denzel Washington au Weekend on Mars de The Cramps, le film d’horreur The Kindred, un extrait d’un documentaire sur l’héroïne ou encore How to Pick Up Girls with Magic lipstick on… Le tout, comme dans une autre célèbre nouvelle de Borges, serait censé tracer une sorte d’autoportrait du consommateur (en l’occurrence moi) basé sur les paramètres de ses recherches dans le passé plus récent. Outre l’hétérogénéité totale de ce mini-catalogue (et j’aurai du mal à retrouver, dans toutes mes expéditions YouTube –qui m’ont pourtant mené, comme tout un chacun, vers des territoires bien plus aberrants- qu’est-ce qui a pu me rapprocher du Magic lipstick ou de Denzel, acteur auquel, malgré son talent, je ne voue aucun culte), c’est la logique même d’une perpétuelle «différance» qui s’affirme (encore une fois l’on trouve incarnées en YouTube plusieurs notions qui définirent jadis, abstraitement, la crise de la modernité philosophique). Perpétuelle invitation au voyage, les suggestions de YouTube viennent brouiller le fil prétendument linéaire de nos recherches par entrées de sujets encyclopédiques («gialli + cinéma italien + critique», etc.), elles-mêmes brouillées par la pure prolifération rizhomatique des contenus et des liens souvent ineffables qui les unissent.

Ainsi, une recherche par mot-clé «YouTube» nous donne, dans l’ordre: Neocube (the next Rubix cube), YouTube Symphony Orchestra, la Famille Ouf, une compilation de Women Drivers (autre grand sous-genre devenu classique) en italien, Filles de France… beurettes; Logobi Gt Elle danse sexy; Very Bad Blagues, South Park YouTube episode; Drifting motorbike; One of the funniest kids in YouTube; la chanson «T’es bonne» de Max Boublil, et ainsi de suite (et parmi les suggestions «J’aime les moches» de ce malin Max Boublil et une programmation de Noël en turc). Si ce n’est pas aussi drôle que l’encyclopédie chinoise imaginée par Borges, c’en est tout aussi déroutant.

Prolifération doublement instable, car les contenus ne cessent de se modifier «en temps réel» et nulle recherche ne donne les mêmes résultats; toujours enflé par une accumulation désordonnée qui semble ne pouvoir connaître aucune limite (en mai 2010, YouTube annonça avoir franchi le cap des deux milliards de vidéos vues quotidiennement et comme l’affirme le site «chaque minute, 48 heures de vidéo sont mises en ligne, soit presque huit ans de contenu ajouté chaque jour”), cet univers est néanmoins guetté aussi par ses propres formes d’entropie, notamment la disparition sans préavis des contenus, soit pour des raisons de copyright (et un futur incertain pend sur YouTube au moment même où j’écris ces lignes, à l’ombre de la SOPA) soit par clôture du compte qui les hébergeait. D’où l’impression d’une sorte d’organisme vivant (bien qu’on puisse tout aussi invoquer l’image inverse de la métastase), animé par l’instabilité des contenus et des formes qui rythme le plus immense fourre-tout jamais imaginé par l’homme (un homme, ne l’oublions, pas, largement absent du processus mécanisé d’alimentation du site, puisqu’il ne peut y avoir de véritable contrôle et de gestion unitaire des contenus supervisée par des humains dans un tel dégoulis constant de flux audiovisuels).

«YouTube is a mess: videos are hard to find, easy to misname, and quick to lose” écrit A. Juhasz, “The very paucity of its functions feeds its primary purpose: moving users’ eyeballs aimlessly and without direction, scheme, or map, across its unparalleled archive of moving images. The site signals to us in its conscientious failings that it is not a place to hunker down or hang out with others, not a place within which to seriously research or study, not a place for anything but solo digital-play» (A. Juhasz, VV, 137). Reflet de cette “société incertaine” théorisée par M. Miranda un an avant la parution de l’œuvre de Calabrese (M. Miranda, La société incertaine: pour un imaginaire social contemporain, 1986), l’instabilité constitutive de YouTube renvoie directement à celle qui régit notre représentation du monde, notre rapport au savoir, les manifestations de nos pouvoirs et l’économie de nos fictions. Emblème d’une «société inachevée» qui «découvre peu à peu son impossible transparence et accepte sa propre étrangeté», elle correspond à une «perte de la centralité» qui va de pair avec l’attraction pour l’anomie dégagée par G. Imbert dans notre iconosphère:

la atracción hacia lo anómico, lo irracional, lo atípico como si el universo de valores también se desplazara hacia manifestaciones periféricas (…), con esto la representación de la realidad se hace heterogénea, se recrea en lo híbrido, lo ambivalente, el desorden, el caos, la contradicción, todo cuanto genera incertidumbre. (Imbert, p. 566)

L’instabilité confine ici, comme dans la sphère néobaroque, à la métamorphose, mais aussi à ses formes connexes que sont le désordre et le chaos, le noeud et le labyrinthe.

 

L’univers de tous les désordres

Ce n’est pas un hasard si YouTube est tellement fasciné par toutes les formes d'instabilité morphologique de l'image, complémentaires de notre régime de «métamorphose généralisée». De fait, dans cette immense hétérotopie, le terme «metamorphosis» nous donne de suite 27 770 résultats sur le site. Paroxysme de l'esthétique ovidienne (véritable «folie du voir» dans les termes de J. P. Néraudeau) puis baroque (d’Arcimboldo à Rubens) de la métamorphose, la technique infographique du morphing, née dans le cadre des effets spéciaux, combine le goût de l'informe, l'instable, le viral et le mimétique. Elle est, par là même, un des micro-genres de choix des clips YouTube (31 400 résultats). 

C’est que le morphing est devenu l'emblème d'un univers protéiforme, vision extrême du flux contemporain des consommations, des informations, des discours et des corps. C'est ainsi que la publicité ou les vidéo-clips systématisent son emploi, privilégiant certaines figures qui forment déjà ce que l'on pourrait appeler une topique; ainsi le morphing animal, transformations fantasmatiques qui semblent nous plonger dans un étrange règne para-darwinien, à la croisée du transformisme biologique et des délires de la magia naturalis de l’âge baroque ou la mutation d'un personnage en un autre (mettant au jour, incidemment, la compulsion pour la standardisation de la visagéité des stars) 

Instabilité et métamorphose renvoient à une esthétique du désordre, consubstantielle au régime d’hétérotopie déjà signalé. Celui-ci est d’autant plus paradoxal que l’entreprise d’archivage se dit vouée à une mise en ordre rationnelle, notamment à travers le système des «tags» qui permet de naviguer thématiquement entre les vidéos. Mais la perversion du système du «tagging» (dont la cohérence est sans cesse menacée à la fois par les stratégies promotionnelles, la prolifération désordonnée, l’ineptie, la paresse, etc.) introduit une véritable entropie dans ce projet et nous renvoie beaucoup plus à l’image néobaroque du vertige. Ainsi lorsque l’on tape «magia naturalis» on est de suite dirigé vers des albums de black metal (Melek-Tha de magia naturali daemoniaca; The Soil Bleeds Black album Alchemie, Antedeum, the Majesty) mais aussi la pop mélancolique de Nick Drake («I Was Made To Love Magic») sur fond d’Arcimboldo ou encore la promotion des circuits touristiques (Toscana: la magia dell’acqua, La magia di Taormina) avant de tomber sur un documentaire conspiranoïaque de Ancient Mysteries sur l’alchimie.

C’est d’ailleurs là que se situe à la fois la force colossale de cette vaste machinerie (nul effort humain ne permettrait de gérer de façon véritablement encyclopédique une telle quantité de contenu en perpétuelle expansion) et son talon d’Achille (viendront sans doute des métachercheurs qui permettront d’introduire plus d’ordre et d’efficacité dans la navigation entre les contenus). L’on pourra rétorquer que l’on peut affiner la recherche, mais cela ne peut se faire que selon des critères pour le moins singuliers: par durée du clip, date de mise en ligne, nombre de vues, ou catégories –il y en a 4: éducation, divertissement, musique, voyages et événements, rétrécissement pour le moins abusif de l’«arbre de la connaissance» évoqué par Diderot et les siens. L’on pourra, enfin, objecter que les contenus traditionnels sont beaucoup moins représentés, de toute façon, dans l’univers YouTube que tout ce qui relève de la culture pop des 30 dernières années, ce qui est déjà en soi un symptôme intéressant du déplacement collectif vers la «sortie» de la modernité, éclipsant de facto la tradition classique qui articula la culture occidentale pendant plus de deux millénaires.

Mais la question n’est pas là. Il y a des moyens de trouver ce que l’on cherche sur YouTube, certes, mais la véritable expérience youtubéenne relève beaucoup plus des plaisirs de l’égarement, le célèbre facteur WWILF (What Was I Looking For?) qui définit la nouvelle herméneutique du sujet hypermoderne perpétuellement étourdi. C’est le constant appel des sirènes (pour enfler le volume de trafic de la page, régie comme la Toile par des principes quantitatifs stakhanovistes) qui transforme le YouTubeur en “linkwhore” ou “pute à hyperliens” selon l’expression consacrée par le Urban Dictionary.

De fait YouTube est une expérience qui, sous des dehors rationnels, on serait tenté de nommer chaotique. Elle est en cela effet parfait de la nouvelle épistémé, contemporaine des théories scientifiques du chaos, telles qu’exposées notamment dans The Elegant Universedocumentaire néobaroque sur les nouvelles sciences qu’on peut dire tout autant néobaroques. Le chaos qui se dégage de ce nouvel imaginaire scientifique constitue le véritable horizon final de YouTube ainsi que de notre iconosphère, à la fois comme forme et comme signification, un chaos «scientifique» (relativement ordonné par des probabilités) dans la lignée du polycentrisme baroque. Du «baroque» étymologique (du portugais "barocco", perle à la forme irrégulière) on serait passés selon Calabrese au néobaroque des «fractales», forme déterminante de la nouvelle mathématique et de l'informatique (1989: 138). Ces modélisations complexes permettent l’émergence d'une esthétique à la croisée de l'hyper-formalisme et de l'aléatoire, illustrée par le célèbre Mandelbrot Set (1980), esthétique fractale qui est passée des T-shirts hippies aux vidéoclips YouTube qu’ils soient ambient ou trance (31 200 résultats pour le terme «fractal»). 

Mais outre ces tentatives de produire une nouvelle esthétique musicale et visuelle du chaos, c’est tout l’ensemble de l’univers YouTube qui, comme l’univers élégant défini par Brian Greene, est régi par une forme de chaos, à savoir le flux ininterrompu et imprévisible d’ajouts des contenus et des liens qui se créent entre ceux-ci par des systèmes fantaisistes de «tagging». Véritable Livre du Monde dans la tradition topique de l’Occident jadis étudiée par E. Curtius, YouTube est le miroir déformé du chaos qui nous fonde, à commencer bien entendu par cette «géopolitique du chaos» dénoncée par Ignacio Ramonet. Car bien entendu le chaos est aussi une idéologie, et le discours scientifique est à nouveau, comme le montrait si bien la théorie foucaultienne, à comprendre à l’intérieur d’une série d’effets de discours qui sont avant tout des effets de pouvoir.

En cela YouTube répond parfaitement, dans sa pratique, son infrastructure et l’effet idéologique qu’il génère, à l’idéal de globalisation néolibérale, régi selon Ramonet par le système PPII (Planétaire, Permanent, Immédiat, Immatériel) qui assure l'hégémonie aux détenteurs du nouveau pouvoir au moment où marché et communication s'imposent comme modèles généraux ayant vocation à transformer toutes les activités humaines. Magnifique duplicateur des industries culturelles hégémoniques ainsi que support publicitaire et régulateur de flux et de données des milliards d’utilisateurs, YouTube devient l’illustration de l’harmonie néolibérale de la “main invisible” en donnant précisément l’effet d’un chaos orchestré à l’image de la nouvelle imago mundi.

De fait la notion normative de l'ordre, propre au classicisme en esthétique (et bâtie historiquement, ne l’oublions pas, envers et contre le baroque), ne correspond nullement à la pratique du désordre néobaroque. Celui-ci peut bien constituer cette «seconde implosion» évoquée par Tom Sherman à la lumière (ou l’obscurité) du «vidéo vernaculaire» YouTube et qui constitue l’effondrement de la postmodernité elle-même:

We have now undergone a second, even more violent and gargantuan implosion. The second postmodern implosion took place early in the millennial decade: 2002-2005. The cultural debris of the expanding postmodern cultural mix, the delightfully insane levels of diversity, hybridity and horizontality characterising late twentieth century culture and its fragmented, disintegrated pockets of contemporary art, had reached a density and weight so disproportionate to the vacuum at the centre of ‘art’ that a second complete collapse was unavoidable. In other words, after five decades of relative chaos, postmodernity itself has collapsed and imploded with such intensity that we now occupy a vast cloud of cultural disorientation. (VV, 166)

Le projet (si jamais il y en eut un) encyclopédique débouche ainsi sur une prolifération rhizomique proche des vertiges cosmologiques baroques (le pli leibnizien analysé par G. Deleuze) et des théories de la déconstruction qui se voient enfin incarnées technologiquement (par où YouTube ne saurait être conçu sans les uns ni les autres). Nous assistons ainsi à la création d’un nouveau paradigme qui émerge, encore confus, de la crise du précédent, avec cet effet doublement paradoxal d’un paradigme du chaos qui est aussi le chaos de tout paradigme.

 

Bibliographie citée

Omar Calabrese, La era neobarroca, Madrid, Cátedra, 1989

Michel Foucault, Les mots et les choses une archéologie des sciences humaines Paris, Gallimard, 1966

Gerard Imbert, Cine e imaginarios sociales, Madrid, Cátedra, 2011

Geert Lovink et Sabine Niederer (éd), Video Vortex (Amsterdam, INC, 2008)

Pelle Snickars et Patrick Vonderau (éd), The YouTube Reader, Stockholm: KB, 2009

 

  • 1. L’œuvre de Foucault s’interrogeait, comme l’on sait, à cerner «de quelle manière, en remontant, comme à contre‑courant, le langage tel qu'il était parlé, les êtres naturels tels qu'ils étaient perçus et rassemblés, les échanges tels qu'ils étaient pratiqués, notre culture a manifesté qu'il y avait de l'ordre, et qu'aux modalités de cet ordre les échanges devaient leurs lois, les êtres vivants leur régularité, les mots leur enchaînement et leur valeur représentative; quelles modalités de l'ordre ont été reconnues, posées, nouées avec l'espace et le temps, pour former le socle positif des connaissances telles qu'elles se déploient dans la grammaire et dans la philologie, dans l'histoire naturelle et dans la biologie, dans l'étude des richesses et dans l'économie politique»  (1966: 13)
  • 2. W. Uricchio fait aussi référence à Borges pour comprendre la dynamique youtubéenne: «A look at YouTube’s channels recalls Borges’ description in his short essay “The Analytical Language of John Wilkins” about the Chinese emperor’s encyclopedia. Functions, topics and media forms are jumbled together with “comedy, education, entertainment, film and animation, gaming, music, people and blogs, and sports,” vying with one another for attention» (YTR, 28).