Un mythe de l'Éros triomphant

Un mythe de l'Éros triomphant

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 09/11/2012
Catégories: Erotisme, Espionnage

 

Constellation de signes à la plus haute gloire de la société de consommation, James Bond est avant tout un mythe de l’érotisme triomphant. Si la presse française vacille pendant un temps autour de la question «007: de l’érotisme ou pas?» (V. Morin), c’est parce qu’on s’interroge si «l'amant parfait, l'homme capable, après une journée de chasse à l'espion, de passer une nuit d'amour digne de Casanova...» n’est pas, au fond, un Surmâle machinique. D’aucuns signalent qu’il « il tue sans plaisir, comme il doit faire l'amour... c'est un robot conquérant», ou se demandent même s'il le fait tout court. «Ce Casanova est-il capable d'amour? Ce Don Juan est-il viril?»

Le triomphe du mythe va dissiper ces hésitations initiales, au point que Bond marquera une date dans la construction de la virilité occidentale. Marquant le retour dans la culture de masse de l’«Homme fatal» -l’archétype libertin qui avait, selon la célèbre analyse de Mario Praz, précédé la féminisation de la fatalité- JB est dès sa création voué à une «beauté cruelle» qui allie indissolublement virilité et violence. Mr Kiss Kiss Bang Bang, sobriquet japonais donné au personnage à partir d’un article de Flemin, est un Don Juan de l’âge nucléaire qui éclipse la figure, devenue falote, de son ancêtre en y intégrant, triomphante, la pulsion de mort. Car la licence pour séduire de Bond est le corollaire de sa licence pour tuer, et inversement, ce qui en fait une créature idéale affranchie du régime de la répression civilisationnelle, libre de se livrer tour à tour, voire simultanément, aux deux pulsions qui articulent notre psychisme selon le schéma freudien bien connu.

Cette virilité «à la fois absente et sadique, excitante comme un pigment et cathartique comme un drame» (V. Morin), version magnifiée de l’algolagnie avouée de son auteur, transforme les stéréotypes du héros d’aventures classique.

Dans la finesse des armes, l'harmonie des gestes, l'élégance du style, la virilité bondienne se double d'une sorte de féminité idéale. Elle relève d'un équilibre spectaculaire de l'anatomie plutôt que de son déséquilibre souterrain; d'une maîtrise esthétique de soi plutôt que du débordement musculaire sur l'autre. «La panoplie de charme» de James Bond Connery, a une percussion virilement foudroyante, mais fémininement séduisante». Néanmoins, il «est loin d'être un banal efféminé: aucune mièvrerie affective, aucune perversité reptile, aucune lâcheté physique et finalement aucun échec. Il a seulement pris aux femmes quelques attributs de leur substance: «élégance» et «séduction», tact de fée, accessoires de conquête, pendant que les femmes récupéraient sur lui quelques-uns de la sienne propre: poignards, muscles, uniforme. (V. Morin, 99)

Car que serait JB sans «ses» JB girls? Bien peu de chose, hélas, malgré toute sa composante mythique déjà évoquée. Ces plantureuses créatures ont tout fait pour la promotion de leur maître patriarcal et de la série elle-même, lui assurant un succès sans précédent. Ce faisant elles ont aussi incarné le fantasme d’une «Nouvelle Permissivité» (qui était aussi une «Nouvelle Frontière» inavouée, pour reprendre la célèbre expression du président qui marqua au mieux cette apothéose de la libido hédoniste), coïncidant à merveille avec celle avancée dans le discours social par des magazines iconiques de cet «âge d’or de l’hétéronormativité» tel que Playboy, dont l’univers bondien est de facto l’exact prolongement.

Dès l’origine la riche iconographie qui a toujours accompagné le paratexte des romans et la sortie des films (couvertures, affiches, encarts publicitaires, etc.) est très explicitement marquée par l’érotisme, au point de constituer une archive des fantasmes qui ont accompagné la révolution sexuelle et ses lendemains paradoxaux. «Filles en bikini contorsionnées dans des attitudes lascives, voire abandonnées et soumises; point de vue recherché donnant à voir la silhouette de JB à travers les sculpturales jambes d’une femme… le regard auquel ils sont adressés est masculin, sans détour, pour une satisfaction voyeuriste» (Hache-Bissette, 2008, 87). C’est toute une promesse de jouissance qui est vendue avec le mythe, promesse par ailleurs devenue centrale dans le capitalisme de consommation hédoniste à l’ère de la Media Sexploitation que dénoncera, en 1977, Wilson Bryan Key.

Chevalier Au Service Secret de la «Révolution Sexuelle», le play-boy meurtrier qu’est JB est avant tout défini par la cohorte de ses conquêtes que les hommes lui envient et avec lesquelles les femmes visent à rivaliser. Le vertige de la varietas érotique que les JB Girls matérialisent relève du catalogue donjuanesque, qui est un tableau de chasse (d’ailleurs ce burlador un peu frustre de l’âge nucléaire n’affirme-t-il pas péremptoirement dans Casino Royale pour la plus grande joie de ses lecteurs frustrés que «toutes les femmes aiment être semi-violées»?). Mais, comme le disait Horace de la Grèce antique, ses victimes sont à la fois «vaincues et victorieuses de leur fier vainqueur». En effet c’est, ironiquement, une femme qui aura valu, au cinéma, le triomphe planétaire à ce mythe ultra-macho.

Ursula Andress, sortant de l’eau comme Vénus venant à la vie, était l’incarnation sur pellicule d’une beauté archétypale, synthèse vivante des deux grands modèles esthétiques dégagés par Kenneth Clark dans sa célèbre étude sur Le Nu (1951): la Venus Coelestis botticellienne à laquelle Bond fait explicitement référence dans le roman1 et la Venus Naturalis qu’incarnaient ses formes plantureuses. Mais elle signalait aussi, de façon immédiate et incontestable, l’affirmation sociologique d’une nouvelle féminité appuyée sur ce rêve de la Nature domestiquée qu’est le bikini, devenu «mythologie» au sens barthésien (et dont elle allait, par cette scène seule, faire un impératif catégorique dans la mode et les mœurs planétaires). L’apothéose d’Ursula Andress, qui reste un des moments les plus marquants de l’histoire de l’érotisme cinématographique, n’était pas seulement le triomphe d’une nouvelle sexe-symbole dans le firmament du star-system, mais la synthèse baudelairienne ultime, à la fois archétype éternel et pure modernité, entendue, selon la célèbre définition du Peintre de la vie moderne, comme "le transitoirele fugitifle contingent, la moitie de l'artdont l'autre moitie est l'éternel et l'immuable" (OC 2: 695).

Plus ironique encore est le fait que la dernière résurrection de Bond, marquée par une agressive remasculinisation, inverse littéralement la scène puisque Daniel Craig ne saura s’imposer définitivement au grand écran qu’en reprenant la naissance vénusienne d’Ursula, sortant à son tour de l’eau en un maillot de bain serré sous les yeux de Dimitrios et de sa femme. Plus qu’à une célébration homosexuelle du héros nouvelle mouture on a ici affaire à une réaffirmation symbolique du hard body héroïque, devenu fétiche à son tour pour un regard voyeuriste mixte.

Réduites, comme les Méchants qui souvent les «possèdent», au statut de faire-valoir d’un Mâle Alpha est surtout une panoplie, les JB Girls incarnent des purs stéréotypes érotiques dans leur profusion luxuriante qui fait l’effet d’un catalogue prostibulaire. Le patronyme même, proche de l’onomastique des stars du burlesque et des strip-clubs, les réduit à des archétypes sexuels assez «osés» pour leur époque encore prude: Pussy Galore (plein de chattes), Kissy Suzuki, Abondance Delaqueue, Solitaire, Mary Goodnight, Holly Goodhead, Elektra King… Réduisant leur caractère à un trait sexuel dominant, ces noms transparents élèvent les femmes à un degré mythologique, qualité qui les rapproche, encore une fois, des Méchants (Oddjob, Jaws, etc).

Comme le signale Furio Colombo il  est nécessaire que ces femmes «ressemblent au plus haut point, du moins physiquement, aux modèles exposés dans l’immense vitrine du «voir sans toucher» (journaux, Playboy clubs, strips), prédisposées au temps libre des quadras du succès collectif, en compensation à leur fidélité aux finances, à la famille, aux horaires et aux devoirs». De fait, plus d’un tiers des JB Girls à l’écran auront posé nues dans des magazines avant de faire le grand saut dans le lit du héros. Elles vont dès lors, dans leur pluralité même (car «elles sont Légion»), incarner «l’intense et désormais habituel sex appeal du changement continu, de l’extravagance à la simplicité sportive, de la sophistication compliquée à la provocation du visage bronzé, salutaire et démaquillé. Le créateur Fleming a eu, donc, a placer son Ève, sa femelle aventurière dans un espace bien défini (…) centrer la demande (qui est une question de proportions, d’équilibre et de sensibilité précise et exacte) et empocher trois bons milliards de droits d’auteur» (ICB).

Par un phénomène de circularité qui les rapproche de l’univers des marques (mais après tout ne sont-elles pas les joujoux les plus fascinants dont se pare le héros?), elles vont être recyclées dans le discours social de la féminité, notamment à travers les magazines de mode. C’est ainsi que la revue Elle décrira minutieusement les caractéristiques essentielles des «JB Girls» comme modèles pour ses lectrices2. Des cheveux aux yeux, l’anatomie de la JB Girl y est décortiquée avec le fétichisme d’un(e) véritable bondologue. Le regard est déterminant, «de l’appel à l’aide à la complicité ou la déclaration amoureuse», car la JB Girl «lance des regards plus qu’elle ne parle» et que les «yeux, en accord avec l’innocence fondamentale du personnage et au contraire de la vamp pécheresse et enchanteresse qui compte essentiellement sur sa bouche, sont la partie déterminante du visage des JB Girls» (conclusion qui coïncide superbement avec l’analyse mythocritique de Furio Columbo!). D’où l’importance de l’effet démaquillé «pour accentuer l’impression de simplicité enfantine qui doit être évidente malgré le ton et les allures sophistiquées». Enfin la bouche de la JB Girl, plus qu’un instrument de séduction vamp, doit sert à «exprimer le mépris, l’amertume, le soupçon et la détermination puis l’anxiété, l’attente, la satisfaction, la sérénité, la joie au rythme de la réalisation de la victoire libératrice»… C’est, on le voit, toute la dynamique érotique bondienne qui est ici exhibée, prête à être consommée (et consummée), avec pour effet, suprême artifice, de s’approprier une naturalité savamment pastichée.

Par ailleurs les jambes doivent être un peu trop longues, «naturellement belles, mais renforcées par l’exercice physique», les hanches plus étroites qu’à la normale (la JB Girl n’est pas une icône de la fécondité, mais du plaisir) avec «une minceur sportive au charme légèrement ambigu» (annonçant donc l’empire de l’androgynie –et de l’anorexie qui en est le corollaire pathologique), «la ligne des muscles affleurant à peine sous la peau nécessairement bronzée» (héliomanie rousseauiste des sixties oblige). Enfin c’est à la «forme franchement évidente, douce et pondérée des seins» que sont confiées «les notes anxieuses et tendres de l’appel», concession à la mazophilie qui pourtant s’éloigne des rondeurs pneumatiques des fifties boulimiques.

Outre ce physique en patchwork, la JB Girl est, comme l’esthétique tout entière de la série, un véritable composite –à la lisière du pur collage- de fétiches érotiques. Le type qui s’est fixé dans la conscience sensuelle et esthétique du Bond romanesque dérive selon Colombo du modèle de «la fille libre, obstinée, combative et douce, qui a eu une enfance difficile et une sexualité répriméee (mais le trésor est là, disponible pour celui qui aura le don de savoir le trouver) tel qu’il a été décrit par une tradition américaine qui va du western à la comédie de Brooklyn. C’est le modèle de l’innocence sans virginité, paru dans ces années incertaines et nostalgiques qui suivirent le Krach de Wall Street et la Deuxième Guerre» (ICB). C’est aussi ce que Vogue ou  Esquire désignaient dans les fifties sous le terme de la “Pal-Girl”, fille qui «devait avoir un passé, ce qui rendait son visage si intense et expressif et son sourire si riche en significations, mais devait aussi être innocente pour garantir ma pleine et complète jouissance de ses prestations (dans lesquelles, selon expliquait Esquire, on gagne tout et on ne perd rien). La «pal-girl» était sportive et Chanel, saine et peu maquillée, aux cheveux déliés» (id). C’est de la «pal-girl», bien plus que de la séductrice menaçante, que dérivent les play-mates avec leurs éternels sourires (dont hériteront notamment les pornstars californiennes), promesse d’une sexualité décomplexée, ludique et complice.

Mais Fleming n’a pas oublié d’autres fantasmes populaires tel que la femme fêlée et fatale du roman noir, toute aussi centrale dans la saga par le biais du spillanisme, bien que sa polarité soit renversée (de damnatrice elle devient le plus souvent victime ou alliée). Enfin, il récupère, savamment dosé, le stéréotype de la fatalité Fin-de-Siècle à travers notamment l’exotisme et l’extravagance: «les femmes de Bond viennent de loin et s’en vont loin portant sur elles, visibles, les signes du mystère. Les deux modèles limite sont la femme pêcheuse du Dr No, dénuée de vêtements, et Solitaire, dans Live and Let Die, qui voilée et recouverte de noir, peut lire la pensée des hommes et «sentir» le passé et le futur au moyen des pratiques magiques du vaudou» (id). Or, pour exotiques ou mystérieux que soient ces dehors, ces femmes sont promises à être domestiquées par notre héros, des pal-girls (ou plus encore leur variante fétichisée qu’est la play-mate) qui s’ignorent. Une fois dénudée de ses oripeaux, elle est très similaire à la Girl Next Door, mais en «plus libre, plus aventurière, plus désespérée, plus déracinée».

Ce fantasme composite (l’innocence sans la virginité, le mystère sans l’altérité, la complexité sans les complications) fonctionne donc comme résolution idéale de toutes les contradictions érotiques du temps, d’où son succès durable en tant que mythe de séduction. Pour se réaliser, il doit donc passer par un script narratif récurrent où Bond transforme, par son sexe salvateur, la femme fêlée et fatale en «pal girl» émancipée (mais tragique), geste magique qui reprend explicitement, à l’instar des bodice-rippers à l’eau de rose, l’archétype du Prince Charmant. Fleming ne s’en cachait d’ailleurs pas, qui affirmait que ses romans étaient des «contes de fées pour adultes». Et l’on sait que «les adultes ont besoin de littérature obscène, tout comme les enfants ont besoin de contes de fées, comme soulagement à la force oppressive des conventions »3.

C’est là le sens profond du schéma résumé par U. Eco: «1° la jeune fille est belle et bonne; 2° elle a été rendue frigide et malheureuse par de dures épreuves subies pendant l'adolescence; 3° cela l'a préparée à servir le Méchant; 4° par sa rencontre avec Bond elle réalise sa propre plénitude humaine 5° Bond la possède, mais finit par la perdre» (96).

Tel est le Destin commun à Vesper, à Solitaire, à Tiffany, Tatiana, Honeychile, Domino, partiellement à Gala ou encore aux Trois Grâces de Goldfinger (Jill, Tilly et Pussy, dont seule la dernière sera rachetée par Bond). Porte-étendard de l’hétéronormativité, le triomphe érotique bondien passe par la soustraction de «ses» femmes à l’ennemi (elles sont toujours plurielles, harem fantasmatique qui fait du Méchant un despote), selon un vieux schéma chevaleresque qui, in fine, remonte à l’imaginaire patriarcal du rapt. La femme reste avant tout une monnaie d’échange entre des hommes, enjeu déterminant de la partie mortelle qui oppose Bond aux Méchants. «Elle ne peut être qu’ennemie ou de notre côté, c’est à dire dans notre lit» écrit Colombo; dès que Bond croise son regard, il sait où elle se tient, et le jeu ne peut avoir que deux modalités, souvent entrecroisées: «comment approcher, connaître, désorienter, dévoiler et liquider l’ennemi» et «comment défendre et obtenir par la même occasion la fille qui est aussi le symbole du Jeu et de la défaillance morale et sexuelle du Méchant». La force du lien avec la fille vient d’ailleurs toute entière marquée par la férocité du conflit avec le Méchant, une fois celui-ci résolu, «on comprend très bien que la délicieuse créature ne puisse obstruire le futur dynamique de Bond» (Colombo, ICB).

Il ne faut jamais oublier que le sexe de JB est une arme, tout entière dévolue à «M» et à la Reine. Contrairement au mythique séducteur de Séville et aux antipodes de la pure dépense ostentatoire libertine, sa sexualité est inséparable du cadre des missions et il s’agit avant tout, derrière chaque sexe de femme, de puiser des informations vitales et non une jouissance quelconque. La scène revient inlassablement: JB profite de la fatigue de sa partenaire pour, toujours alerte (donc toujours tendu –du sexe comme du reste-), continuer son Œuvre secrète. Cette impossibilité à jouir –du fait de l’instrumentalisation de son sexe- le rapproche à la fois de la frigidité et de l’inassouvissement (éternel sed non satiatum), les deux tropismes qui ont tant pesé sur la jouissance féminine et que par ailleurs il conjure, tout entier Phallus (au smoking impeccable), tout entier Totem. Par ailleurs son triomphe n’est jamais aussi éclatant que lorsqu’il apporte, en même temps que la jouissance sexuelle, le salut moral à une créature délicieuse arrachée à l’orbite néfaste de la déviance. Ce sexe vivifiant éveille ainsi les sens des femmes les plus glaciales, telle Miranda Frost (!) dans Meurs un autre jour, ou remet les femmes dans le «droit chemin», telle la volage Pussy Galore dont le nom seul exprime ses tendances lesbiennes.

Congénitalement misogyne, Bond ne peut concevoir de résistance à son sexe que pathologique, affirmant et naturalisant le discours patriarcal devenu pur mythe éthologique:

Bond came to the conclusion that Tilly Masterson was one of those girls whose hormones had got mixed-up. He knew the type well and thought they and their male counterparts were a direct consequence of giving votes to women and “sex equality.” As a result of fifty years of emancipation, feminine qualities were dying out or being transferred to the males. Pansies of both sexes were everywhere, not yet completely homosexual, but confused, not knowing what they were. The result was a herd of unhappy sexual misfits – barren and full of frustrations, the women wanting to dominate and the men to be nannied. He was sorry for them, but he had no time for them. (I. Fleming, Goldfinger)

La «névrose de séduction» du héros se présente, pour se rendre légitime, comme l’envers d’une quête frustrée de la femme idéale, la Vierge qui ferait s’éclipser toutes les putains, tout en s’accaparant de leurs attraits («la femme idéale doit savoir faire la sauce béarnaise aussi bien que l’amour (...) Des cheveux d’or. Des yeux gris. Une bouche à damner un saint. Un corps parfait. Et naturellement un grand sens de l’humour, de l’élégance et une dextérité convenable aux cartes. Rien que de très normal», Les diamants sont éternels). Il y aura dès lors une opposition structurante entre l’incarnation de cet idéal dans des femmes exceptionnelles auxquelles le héros ne peut succomber sans qu’elles soient vouées à la mort tragique (Jill et Tilly Masterson, Teresa di Vicenzo ou Vesper Lynd) et des véritables femmes-objets dans un univers d’objets tout aussi fétichisisés, des sortes de super-gadgets au paradis des gadgets et dont le sexe même est le suprême gadget, dangereux comme tout l’univers bondien lui-même, puisqu’il peut déceler la mort, suprême vagina dentata entre les cuisses de Xenia Onatopp, au nom par ailleurs prédestiné.

Ainsi, lorsque JB croira retrouver la femme idéale dans Teresa di Vicenzo («elle est magnifique, au lit et hors du lit. Elle est intrépide, courageuse, pleine de ressources, toujours excitante», nous confesse-t-il), qu’il ira jusqu’à marier, elle sera ipso facto vouée à la mort, car le héros ne peut, sans s’évanouir, choir dans l’ordre de l’existence profane. Du décès de Teresa «Tracy» Bond naîtra la certitude, par ailleurs évidente d’un point de vue mythocritique, que le mariage est antinomique avec l’état de chevalier moderne, voué à la solitude. Écrit au moment même où Fleming est en crise dans son mariage tardif, Au Service Secret de Sa Majesté serait-il alors de l’ordre de la compensation fantasmatique,  laissant percer un désir de mort inavoué envers sa chère et tendre? L’on sait que le type de la femme idéale bondienne relève, encore une fois, de la mythologie personnelle, renvoyant à un des plus grands amours de Fleming, Muriel Wright, jeune modèle «exceptionnellement belle», milliardaire, athlétique (notamment skieuse)… et morte tragiquement lors d’un raid nazi en 1944. «Trop bonne pour être vraie» selon Fleming, qui fut dévasté par son trépas, elle fut, selon Ben Macintyre, Ben «la fons et origo» de la Bond Girl»: «pliant and undemanding, beautiful but innocent, outdoorsy, physically tough, implicitly vulnerable and uncomplaining, and then tragically dead, before or soon after marriage» ("Was Ian Fleming the real 007?"The Times, 5 avril 2008).

Cette mort inaugurale rejoue la perte initiale de ses parents pour faire de Bond un être de la disponibilité maximale, qui saura rester éternellement distant des femmes qu’il domine, substituant l’extase technologie et la soumission au Devoir à tout attachement romantique, perçu comme une menace à sa virilité4. D’où la nécessité de réaffirmer celle-là face à la tentation du bonheur: «the bitch is dead» proclamera-t-il pour toute épitaphe après le suicide de l’agent double Vesper Lynd, son premier amour dans le roman séminal Casino Royale.

«Et in Arcadia, Ego…” La Mort trône donc sur l’Éros bondien, le condamnant au tragique. Il y a dès lors deux types de sacrifices des femmes dans cette épopée gynécide, reprenant la double postulation érotique du héros. Celui des femmes idéales (Tracy, Vesper, etc.) qui est imposé par le Destin du héros, condamné à poursuivre inlassablement sa Quête. Et celui des femmes-gadget. Car si Bond est un nouveau Dyonisos, répandant de façon panique le règne de l’Éros, il est aussi un dieu thanatophore, essaimant la Mort. Exceptées les «Final Girls» qui restent sages jusqu’au baiser final, qui ne les voue qu’à l’oubli lors de l’aventure suivante, éternel recommencement où elles ne peuvent avoir de place, toutes les filles qui cèdent au héros sont irrémédiablement promises au trépas. Ainsi,

au moment où la Femme résout l'opposition avec le Méchant pour entrer avec Bond dans un rapport purificateur-purifiée, sauveur-sauvée, elle retourne sous l'empire du négatif. Le couple Perversion- Candeur a longtemps combattu en elle (combat extérieur dans le rapport Rosa Klebb-Tatiana). Ce combat en fait la proche parente de la vierge persécutée richardsonienne, porteuse de pureté à travers, malgré et contre la fange. Elle apparaîtrait également comme celle qui résout le contraste entre race élue et sang mêlé non anglo-saxon, car elle appartient fréquemment à une race inférieure. Mais, le rapport érotique se terminant toujours par une mort réelle ou symbolique, Bond recouvre, qu'il le veuille ou non, sa pureté de célibataire anglo-saxon. La race demeure à l'abri de la contamination. (Eco, 86).

Ces femelles de rêve sont condamnées, dès qu’elles se sont livrées au sexe mortifère de Bond (représenté comme tel dans les armes éjaculatrices de mort des génériques), à la disparition brutale, fantasme ultime du mâle. Ce schéma sadomasochiste constitue un des noyaux durs du mythe, où la «féminité est d’autant plus excitante, énigmatique et attirante qu’elle est maltraitée, façonnée par les malheurs et la torture, lesquelles l’ont rendue douce, languide et sensuellement tendre; enfin, presque à contre-cœur, éternellement disponible» (Antonini ICB). Cette féminité torturée (et «semi-violée» par le héros salvateur) n’a d’autre issue que la mort, tragique dans le cas des Vierges, expiatoire dans le cas des putains.

Le modèle initial, encore ancré dans la misogynie du roman noir tendance spillanienne et la fantasmatique gynécidaire des Men’s Adventure Magazines, va être progressivement domestiqué. Rappelons qu’un an après Casino Royale a lieu le retentissant procès contre les sexy thrillers sadomasochistes de «Hank Janson» qui coulera l’industrie des paperbacks osés britanniques; naufrage dont la saga Bond sortira triomphante, proposant une version soft de ces thématiques. Mais c’est surtout dans les films qui visent une audience mixte, voire de plus en plus familiale que la misogynie est tempérée. Synthèse instable de la «pal girl» et de la femme fatale, «les femmes de James Bond Connery ont une énergie assez redoutable pour qu'en effet il ne soit pas fou de supposer qu'elles puissent infliger au Héros quelques échecs cuisants. Mais la vérité des histoires filmées jusqu'ici est que James Bond Connery s'en relève toujours et que ses femmes doivent s'incliner. Car elles ne perdent jamais sous l'agressive panoplie, leur inoubliable féminité: la cuisse nue sous le poignard d'Ursula Andress, la chair spiraloïde des femmes catcheuses, les courbes en or de la femme rigide, les collants noirs des pilotesses de bombardiers» (V. Morin, 98).

Le féminisme aidant (M féminisé reprochera ouvertement à Bond son machisme congénital), la série fera progressivement place à l’émergence des Amazones aussi dangereuses et solitaires que 007 sur le terrain, sur le modèle des hard bodies des Action Girls reaganiennes, mais gardant leur dose inaliénable d’érotisme. Il reste que ce type de femme conquérante, guerrière, intelligente et affranchie relève encore de la fantasmatique masculine (c’est le plaisir de la dominatrice qui, la séance finie, reprend son statut subalterne) dans un mythe qui ne peut être, sans se désavouer, que consubstantiellement réactionnaire.

 

Bibliographie citée

E. P. Comentale, Ian Fleming and James BondThe Cultural Politics of 007, Indiana University Press, 2005

U. Eco,  'James Bond: une combinatoire narrative', L'analyse stucturale du recit,  Communication 8, Paris: Seuil, 1966

U. Eco et al, Il Caso Bond, Bompiani, Milan, 1965, édition électronique Proceso a James Bond

F. Hache-Bissette  et al, James Bond, Figure mythique, Paris, Autrement, 2008

F. Hache-Bissette  et al, James Bond, (2)007, Anatomie d’un mythe populaire, Paris, Belin, 2007

V. Morin, "James Bond Connery: un mobile" Communication 6, Paris: Seuil, 1965

 

  • 1. "Toute la scène, la plage déserte, la mer turquoise et la jeune fille nue avec ses longs cheveux mouillés, rappelait à Bond quelque chose... La Vénus de Botticelli, vue de dos. C’était cela!" (James Bond 007, Bouquins, 2003, 1: 814). Fidèle à la tradition néoclassique de la Vénus callipyge, Fleming signale que «son derrière était presque aussi ferme et arrondi qu’un enfant», témoignage tardif du fétichisme androgyne caractéristique des public schools que les fesses d’Ursula Andress éclipsent, pour le plus grand succès du mythe, dans leur insolente féminité.
  • 2. «Los cabellos deben llevarse sueltos, recién lavados, cepillados, sin lazos y sin raya, muy pulidos pero aparentemente no tratados con un cuidado excesivo. Ninguna raíz descuidada, nada de mechas o de estriaciones de colores diversos. El tono de la tinta es rubio oscuro, esto es, rubio natural más sol, más aire, alguna vez tirando al rojo (cobre) o al castaño. Son cabellos lisos levemente ondulados que pueden soportar el agua y la intemperie sin daño y volver al orden con el calor del sol y un simple golpe de cepillo. No están cortados demasiado cortos ni alcanzan la espalda, debe ser evitada cualquier exageración del tono deportivo y cualquier estorbo de los movimientos. Los ojos de las muchachas de Bond son la parte determinante del rostro. La muchacha de Bond lanza miradas y ojeadas (desde la súplica de ayuda a la mirada de complicidad y a la declaración amorosa) mucho más que no habla. Los ojos, por esto -de acuerdo con la inocencia fundamental del personaje y al contrario de la vamp pecaminosa y hechizadora que cuenta especialmente con la boca-, tienen una parte determinante en el rostro de las mujeres de 007. El maquillaje es del tipo que subraya la mirada, basado más en el diseño del ojo (preciso, largo, dulce, no demasiado marcado) y sin fuera de la forma naturalmente grande y bella del ojo, más que en el cuidado de las pestañas. Para el resto, la cara debe tener un tipo de carnación "Iluminada" y aparentemente exenta de cuidados particulares. Del mismo modo, que la boca sea o parezca sin maquillar, para acentuar la impresión de simplicidad infantil que debe aparecer evidente no obstante el tono y los modales sofisticados. Y también porque la boca de la muchacha de Bond, más que constituir, como se ha dicho, un instrumento de seducción sirve para expresar desdén, amargura, sospecha y terquedad al principio, y después ansia, espera, satisfacción, serenidad, alegría, al paso que la victoria liberatoria se realiza.» (cit in Tornabuoni, ICB)
  • 3. Havelock Ellis (More Essays on Love and Virtue, 1931) cit. in Henry Miller, L’Obscénité et la loi de réflexion, tiré de Souvenirs, souvenirs, Paris, La Musardine, 2001, pp. 13-14. La phrase sera par la suite citée par Boris Vian («Utilité d’une littérature érotique», 1948) et reprise par Robbe-Grillet qui définit Un Roman sentimental comme «un conte de fées pour adultes» en quatrième de couverture.
  • 4.Naturalmente 007, como todo héroe, no puede tener esposa (el marido, como afirmaba Kierkegaard, es la imagen arquetípica de lo general, de lo universal lógico-moral indiferenciado, antitética a la del caballero de la fe que, vive en la singular e irrepetible relación absoluta con lo absoluto); si se casa, una hora después es ya viudo.” (Antonini, ICB). C’est aussi la vision de Colombo: “La apoteosis final -que impide también el truncamiento de la identificación del sueño- consiste en el «no» intrépido de Bond. No, porque tengo mi trabajo, porque mi deber me llama, no la haré feliz y no tengo tiempo. De tal manera puede continuar trabajando y soñando con óptimo rendimiento” (Colombo, ICB)