Temporalité, métafiction et dédoublements du Joker (2)

Temporalité, métafiction et dédoublements du Joker (2)

Soumis par Megan Bédard le 13/05/2014

 

Dédoublements narratifs et visuels du couple héros/vilain

Au fil des productions, tout concourt à rendre de plus en plus ambiguë la relation entre Batman et Joker. Si l'on a beaucoup associé l'homoérotisme au couple Batman/Robin, le lien d'amour-haine qui relie le héros au vilain a été explicité par exemple dans The Dark Knight Returns lorsque le Joker appelle son rival «Darling» à nombreuses reprises. Le fait qu'il s'agisse des premiers mots prononcés par le fameux clown alors qu'il s'éveille de son état catatonique, au moment où il apprend le retour de Batman, est révélateur1The Dark Knight Returns et The Killing Joke sont marqués visuellement par les dédoublements des personnages: d'abord, le dédoublement au sein du héros Bruce Wayne et Batman, puis, la présence de son doppelgänger, son double inversé, le Joker. Les auteurs soulignent ce dédoublement par l'utilisation de la figure du miroir, par la fragmentation des personnages en jouant avec les caractéristiques visuelles propres à la bande dessinée et, enfin, en problématisant un thème intrinsèquement lié au genre super-héroïque: le masque.

The Killing Joke est une bande dessinée construite en miroir: les deux dernières cases sont le reflet des deux premières. La première et la dernière cases de la bande dessinée montrant un sol extérieur sous la pluie, durant la nuit; la deuxième et l'avant-dernière cases sont une reprise de leur voisine auxquelles s'ajoute un reflet jaune dans la pluie, un faisceau de lumière vertical provenant, on le devine, de la batmobile2. À cela s'ajoutent les transitions entre les temps «passé» et «présent»: on y accole des cases qui se répondent formellement. Par exemple, sur la planche 8, où le Joker se reflète dans une vitrine dans l'avant-dernière case, dans le «passé» de l'histoire, puis sur la dernière, dans le «présent». Ou encore, lorsque la dernière case de la planche 28, le reflet du Joker dans une flaque d'eau (il y dit notamment: «… to reflect upon life, and all its random injustice3.») répond à la première case de la planche 29 dans laquelle on peut voir la silhouette du personnage se refléter dans les produits chimiques du caniveau dans lequel il fera sont baptême un peu plus tard. Dans The Killing Joke, qui est une suggestion de l'origine du Joker, le miroir sert notamment à dédoubler le personnage afin de démontrer toute l'ambiguïté de son identité. Cette dernière se fixe à travers sa relation avec Batman: avant le Joker, il est un personnage anonyme qui acquiert son importance comme vilain en tant que doppelgänger du héros.

The Dark Knight Returns met davantage en évidence le dédoublement qui s'opère entre Bruce Wayne et son double super-héroïque qu'est Batman. Dès le début du récit, le mythe des origines est vécu encore une fois: le jeune Bruce tombe, comme Alice l'a fait pour accéder au Pays des Merveilles, dans un trou qui le mène dans une grotte peuplée de chauve-souris4. Puis, comme le deuxième volet du conte de Lewis Carroll, nous assistons à une traversée du miroir lorsque, voyant le film Zorro à la télévision, tel un retour du réprimé, Bruce Wayne se positionne, dans un champ/contre-champ, en alternance avec une chauve-souris qui traverse et brise le verre de sa fenêtre5. L'ombre des barreaux en croix se reflète sur son visage alors que le motif est repris sur la chauve-souris: l'une étant le reflet de l'autre. Enfin, autant dans The Killing Joke que dans The Dark Knight Returns nous assistons à une rencontre entre Batman et le Joker dans une salle de miroirs (déformants). Dans les deux cas, le héros traverse un miroir pour s'attaquer au vilain, et dans la bande dessinée d'Alan Moore et Brian Bolland, Batman lance le Joker à travers un de ces miroirs. La symbolique de cette figure révèle les dédoublements psychotiques des personnages qui non seulement se complètent l'un et l'autre, mais se dédoublent en eux-mêmes. Nous avons donc affaire à un héros et des vilains à la personnalité fragmentée.

Le vilain représentant le mieux cette fragmentation est Two-Face, dont le physique est divisé en deux moitiés explicitement «bonne» et «mauvaise». Présent autant dans The Dark Knight Returns et The Killing Joke, il est fragmenté graphiquement. Chez Frank Miller, il est fragmenté par l'espace inter-iconique qui sépare constamment son visage au centre6. Le motif est repris un peu plus loin7 sur le jeune Bruce Wayne dans la caverne peuplée de chauve-souris: son visage est divisé sur quatre cases. Chez Moore et Bolland, le visage de Two-Face est encore divisé, non pas par l'espace inter-iconique, mais par le barreau de sa cellule d'Arkham8. Si Two-Face présente visuellement, par son physique caractéristique, une division simultanée au sein de sa psychè, Batman le fait d'une manière plus subtile, en revêtant à tour de rôle les deux personnalités qui l'habitent. Si «d'un point de vue narratif, la double identité de Superman a une raison d'être, puisqu'elle permet d'articuler de façon extrêmement variée le récit de ses aventures9», celle de Batman, notamment dans les exemples que nous avons mentionnés, sert à problématiser «the myth of a unified savior but further suggests that such a savior is an impossibility for the contemporary psyche10.» En ce sens, Batman serait la manifestation divisée d'une unité potentielle: sa condition représente la schizophrénie nécessaire au héros dont le rôle est la préservation de la psychè fracturée de sa ville, Gotham11. C'est la ville qui crée le héros dont elle a besoin (rappelant la phrase prononcée par Jim Gordon à la fin de The Dark Knight (2008) de Christopher Nolan: «Because he's the hero Gotham deserves»). Conséquemment, et c'est l'objet du débat télévisé qui fait rage dans The Dark Knight Returns, c'est le héros qui produit ses vilains12.

           

«Les masques ne recouvrent rien, sauf d’autres masques.13»

Si le Joker fait office de double maléfique pour Batman, lui même étant un héros à la personnalité double changeant s'il porte ou non le masque, il n'a pas de double personnalité en lui-même. Il reste malgré tout un personnage schizophrène: Jung définit la forme la plus simple de schizophrénie comme une «simple doubling of the personality14». Le schizophrène est celui qui peut sembler normal, «présenter une persona socialement acceptable» à un moment puis tomber dans un état de folie le moment d'après:

The patient strikes us at first as completely normall he may hold office, be in a lucrative position, we suspect nothing. We converse normally with him, and at some point we let fall the word ''Freemason.'' Suddenly the jovial face before us changes, a piercing look full os abysmal mistrust and inhuman fanaticism meets us from his eye11. (Jung, 1983, p. 41)

Dans The Dark Knight Returns, comme nous l'avons mentionné précédemment, c'est au moment où le Joker apprend que Batman est revenu qu'il s'éveille et redevient le Joker. En ce sens, le Joker est le double archétypal de Batman: sans lui, le clown reste anonyme, il n'a pas d'identité. Toutes ses actions n'ont de sens que parce qu'elles sont orientées vers le héros. Inversement, le «masque» du Joker, sa persona, («which Jung describes as the identity or mask that is constructed and presented to the world. The persona is ''designed on the one hand to make a definite impression upon others, and, on the other, to conceal the true nature of the indicidual'' (Jung, 1983, p. 94)15.») devient son identité. Le Joker est entier contrairement à Batman. Dans The Killing Joke, Batman devine que le Joker est sorti d'Arkham parce que du maquillage blanc qui tache ses gants noirs16. Il découvre l'artifice, le simulacre de la substitution parce que la persona, donc le maquillage (qui est une sorte de masque) est enlevé.

Une autre figure qui renforce l'anonymat du «Joker avant qu'il devienne le Joker» est le Red Hood: ce «vilain», l'ayant déjà accompagné auparavant, fait son apparition dans The Killing Joke et revient de nombreuses années plus tard dans Death of the Family. Il s'agit d'un masque utilisé par un groupe de gangsters afin d'instrumentaliser un personnage, d'attirer l'attention sur lui. Dans ce passé alternatif, c'est sous «l'identité» (qui en réalité est une «anti-identité» puisque «There ain't no ''Red Hood''. There's just a buncha guys, anna mask17.») du Red Hood qu'il fera son baptême. Le personnage enfilera le casque rouge, anonyme, et l'enlèvera une fois devenu le Joker. Sa peau est devenue blanche et ses cheveux, verts. Il fait désormais un avec sa nouvelle persona18: «Masqués, déguisés, grimés, les ''superhéros'' incarnent une crise de l’identité. Héros du travestissement, ils érigent le simulacre au rang de principe. Il n’y a plus de hors champ, le clown blanc ne se démaquille plus19.»  De plus, le poison utilisé par le Joker, autant dans The Dark Knight Returns que dans The Killing Joke, le Smylex, agit comme un agent viral, donnant aux victimes le faciès caractéristique du fameux vilain20: «His Smylex poison not only kills but also transforms its victims, replacing their persona with a copy of the Joker's own grin21». Conséquemment, les victimes du Joker tombent dans l'anonymat, faisant écho au nombre incalculable de morts qu'il a causées depuis:  «So many smiles, so many faces, all the same22...»

Enfin, le cas de Death of the Family amène une nouvelle dimension à cette thématique. Au début de ce troisième volet de l'édition intégrale des 23 fascicules publiés en 2012, le Joker retourne au commissariat afin de récupérer son visage, qui avait précédemment été découpé et retiré. Par la suite, il le porte comme un masque. Enfin, il réunit tous les membres proches du Batman et leur bande le visage, faisant croire qu'il leur a découpé de la même façon: «sous ces babyfaces-là, il n'y a que du tendron, de la confiotte, moelleuse comme du beurre, on peut y enfoncer le doigt. Tandis que moi, sous mon sourire, qu'y a-t-il? Un autre sourire! Et toi, sous le cuir, tu dois être magnifique, avec ton groin et tes canines! Tout ça pour te rappeler l'amour qui nous unit, toi et moi23!» Le Joker met en évidence la psychose qui les unit, en tant que héros et vilain; une conclusion qui nous renvoie à la fin de The Killing Joke, alors que, bien qu'il ait échoué à faire tomber Jim Gordon dans la folie, Joker et Batman rient ensemble d'une blague24. Dans Death of the Family, il tente d'abolir la double identité de Batman, en affirmant que sous le masque du héros il a un visage de chauve-souris. Le Joker assimile le héros à une unité, comme lui, véritable miroir inversé. En ce sens, il mêle l'homme et la chauve-souris, faisant du héros un homme-chauve-souris, au sens littéral: «Impossible de raisonner avec elle. C'était pareil quand elle s'est jetée sur moi. Enfin, c'était toi, en fait! Impossible de t'arrêter! […] ''Assez!'', oui, c'est ce que tu as dû crier dans la pénombre! Pourtant, tu savais que c'était là ton véritable visage, celui qui se cachait derrière ton masque de chair25

Dans The Dark Knight de Christopher Nolan, «ce que veut le Joker, c’est enlever le masque de Batman. Enlever son masque, ce n’est pas révéler une identité qui serait cachée sous le déguisement, c’est plus profondément en finir avec l’identité elle-même ou, comme chez Bacon, défaire le visage26.» Or, dans Death of the Family, Bruce Wayne découvre enfin que le Joker «se moquait éperdument de savoir qui se cache sous le masque, et qu'il ne s'en soucierait jamais. J'ai su qu'il était même incapable d'évoquer le sujet de Bruce Wayne. Ça lui gâcherait le plaisir27

Ainsi, en tant que personnage essentiellement métatextuel, le Joker est en mesure de comprendre et d'accepter l'univers de fiction dans lequel il évolue, peu importe le médium. Il se sert notamment de la temporalité déformée et aplatie propre au comic book américain pour brouiller son «passé» de personnage fictif, ce qui lui permet de rester une entité psychotique, chaotique et imprévisible tout en réitérant éternellement les schémas répétitifs du genre. En ce sens, le Joker est le personnage qui s'accorde le mieux avec cet univers de fiction et c'est sa «conscience du comics» qui le rend «fou» pour les autres personnages des bandes dessinées, tout comme pour les lecteurs qui acceptent le pacte de lecture du genre. Or, étant essentiellement métafictionnel, il est le révélateur des mécanismes de ce pacte et sa présence est un jeu de pistes. Dans un éternel combat avec Batman, son objectif n'est pas de le tuer, mais plutôt de le pousser à enfreindre sa seule règle. D'une manière ou d'une autre, le Joker finira toujours par triompher: si Batman le tue, le Joker gagne alors que s'il le garde en vie, le Joker continuera à tuer et, conséquemment, répéter les mêmes schémas propres au genre super-héroïque.

 

Bibliographie

Corpus primaire

Miller, Frank, Klaus Janson et Lynn Varley, Batman: The Dark Knight Returns, New York, DC Comics, 2002 [1986].

Moore, Alan et Brian Bolland, Batman: The Killing Joke: the Deluxe Edition, New York, DC comics, 2008 [1988].

Snyder, Scott, Greg Capullo et Jock, Batman vol. 3: Le Deuil de la famille, Paris, Urban Comics, 2014 [2012].

 

Corpus secondaire

Canvat, Karl, Pragmatique de la lecture: le cadrage générique, [En ligne] URL: http://www.fabula.org/atelier.php?Genres_et_pragmatique_de_la_lecture (page consultée le 13 avril 2014).

Eco, Umberto, «Le Mythe de Superman», De Superman au Surhomme, Paris, Le Livre de Poche, 2012 [1976], pp. 113-145.

Maynard, Amy, Bourdieu vs. Batman: Examining the Cultural Capital of the Dark Knight via Graphic Novels, [En ligne] URL: http://www.inter-disciplinary.net/at-the-interface/wp-content/uploads/2013/09/amaynard-dpaper-gn2.pdf (page consultée le 13 avril 2014).

Ouellet, Francis, «Défense et illustration du Joker», [En ligne] URL: http://popenstock.ca/dossier/article/defense-et-illustration-du-joker (page consultée le 13 avril 2013).

Quinzel, Harleen, «Métaphysique du Joker», Multitudes, no. 51, 2012/4, pp. 137-141.

Terrill, Robert E., «Put on a happy face: Batman as a schizophrenic savior», Quartely Journal of Speech, vol. 79, 1993, pp. 319-335.

 

  • 1. Miller, Frank, op. cit., planche 41, case 7.
  • 2. Cette manière de débuter et clore la bande dessinée suggère aussi qu'il s'agit d'un monde refermé sur lui-même qui contient une histoire autonome, parallèle aux aventures précédentes de Batman, renforçant du coup la thèse avancée précédemment qui suggère que cette version de l'origine du Joker n'est qu'un simulacre.
  • 3. Moore, Alan, op. cit., planche 28, case 6.
  • 4. Miller, Frank, op. cit., planche 17.
  • 5. Ibid., planche 26.
  • 6. Ibid., planche 15.
  • 7. Ibid., planche 18.
  • 8. Moore, Alan, op. cit., planche 2.
  • 9. Eco, Umberto, op. cit., p. 144.
  • 10. Terrill, Robert E., «Put on a happy face: Batman as a schizophrenic savior», Quartely Journal of Speech, vol. 79, 1993, p. 321.
  • 11. a. b. Idem.
  • 12. Nous remarquons que les vilains qui s'opposent à Batman sont tous la manifestation d'un aspect de sa personnalité: Two-Face est le reflet de sa schizophrénie; le Riddler, de son intelligence hors du commun; le Pingouin, de ses besoins financiers où se logent l'essentiel de ses «pouvoirs», les gadgets; et enfin le Joker sert à tester la seule règle que le Batman suit qui est de ne par tuer.
  • 13. Deleuze, Gilles cité par Harleen Quinzel, «Métaphysique du Joker», Multitudes, no. 51, 2012/4, p. 139.
  • 14. Jung, Carl Gustav cité par Terrill, Robert E., op. cit. , p. 331.
  • 15. Terrill, Robert E., op. cit., p. 321.
  • 16. Ibid., planche 16, case 2.
  • 17. Ibid., planche 16, case 2.
  • 18. Contrairement au Red Hood, qui est davantage une figure vide à investir, le masque de Batman est intrinsèquement lié à sa personnalité schizophrène.
  • 19. Quinzel, Harleen, op. cit., p. 139.
  • 20. Nous en avons des exemples dans: Moore, Alan, op. cit., planche 9. et Miller, Frank, op. cit., planches 125-126.
  • 21. Terrill, Robert E., op. cit., p. 327.
  • 22. Miller, Frank, op. cit., planche 129.
  • 23. Snyder, Scott, op. cit., planche 142.
  • 24. Moore, Alan, op. cit., planches 45-46.
  • 25. Snyder, Scott, op. cit., planche 135.
  • 26. Quinzel, Harleen, op. cit., p. 139.
  • 27. Snyder, Scott, op. cit., planche 161.