Poétique de la prostitution: l'antiérotisme de Nelly Arcan et Chester Brown

Poétique de la prostitution: l'antiérotisme de Nelly Arcan et Chester Brown

Soumis par Valérie Lavoie le 13/01/2015

 

En études littéraires, les catégories génériques font souvent l’objet d’analyses et leur étude constitue une approche fort pertinente pour situer une œuvre par rapport à d’autres œuvres similaires l’ayant précédée. L’analyse des genres permet également de cerner les différentes tendances qui prédominent à chaque période, faisant ainsi ressortir des courants importants qui déterminent le canon d’une littérature donnée. Cette propriété de légitimation et de codification, inhérente aux genres littéraires, rend en outre possible l’analyse des tensions qui existent parfois entre des œuvres associées au genre et le canon qui, théoriquement, démontre le plus grand respect de la convention générique. Cette méthode s’avère d’autant plus appropriée lorsqu’elle s’applique à des genres très codés telle la littérature érotique. En effet, les préceptes génériques sont si opérants dans cette littérature qu’ils ont multiplié les scripts associés aux textes –les rendant même un peu kitchs– et qu’ils ont généré un contrat de lecture des plus rigides. Cette codification ainsi intégrée, au point de s’inscrire dans les lieux communs littéraires, augmente l’intérêt d’une analyse des écarts entre des œuvres contemporaines dites érotiques et le canon. Ainsi, dans cette analyse comparative entre Putain de Nelly Arcan et 23 prostituées de Chester Brown, le rapport au genre constituera un angle d’approche privilégié. Pour ce faire, nous étudierons d’abord le style autofictionnel et autobiographique de ces œuvres, nous poursuivrons ensuite sur le traitement clinique de l’action, s’apparentant à l’étude de cas, et conclurons sur l’inatteignable jouissance comme symptôme d’un dépassement de l’érotisme littéraire et d’une inscription dans la littérature stricto sensu.

Avant de s’intéresser plus spécifiquement aux œuvres retenues, il apparaît nécessaire de souligner certains des procédés textuels qui permettent l’avènement de l’érotisme en littérature. En effet, pour que le contrat de lecture soit respecté et que le texte suscite l’excitation du lecteur, on use d’une panoplie de moyens relevant aussi bien du fond que de la forme. Or, comme chacun des récits choisis travaille des thèmes potentiellement excitants et dépeint des scènes sexuellement explicites, leur caractère antiérotique doit davantage relever du travail formel que du volet proprement thématique. Dans Mosaïque de la pornographie: Marie-Thérèse et les autres, Nancy Huston souligne d’ailleurs l’importance de la poétique en matière d’érotisme. Elle commente ainsi cette anecdote selon laquelle Marie-Thérèse, auteure d’Histoire d’une prostituée, aurait décidé de relater son expérience personnelle suite à la lecture des romans d’Henry Miller, qui se résumeraient, apparemment, au con, au cul et à la merde:

C’est donc drôle qu’une femme prostituée pense pouvoir écrire aussi bien qu’Henry Miller. Ce qui est drôle, évidemment, c’est la confusion que fait Marie-Thérèse entre deux choses que nous, nous continuons de distinguer (…): la forme et le contenu. Elle s’étonne de ce que le con, le cul et la merde puissent être de la littérature, alors que nous, nous savons que la littérature n’est justement pas cela. Le con, le cul et la merde, ce n’est que le contenu; et ce qu’Henry Miller y ajoute pour en faire de la littérature, c’est la forme. (Huston: 71)

Est-ce à dire que la forme prime systématiquement sur le contenu et qu’elle permet, ou non, à l’érotisme de prendre place? Pas tout à fait, mais, comme le présente l’extrait, l’érotisme nécessite un traitement particulier. Pour que l’excitation du lecteur soit rendue possible, il ne suffit pas, comme le montre Huston, d’interpeller le con, le cul et la merde; au contraire, ce n’est seulement qu’en traitant adéquatement ces trois aspects que peut surgir l’érotisme. Dans une volonté de dialogue avec Barthes, pour qui l’effet de réel s’avère un adjuvant érotique en littérature, Huston montre comment une trop grande similitude entre l’auteur et son personnage peut parfois aller à l’encontre du but visé. Elle dit:

Mais si l’on dit que la position de l’auteur est masculine, et que le texte est assimilé au féminin, que se passe-t-il quand l’auteur est en fait une femme? Il se passe quelque chose: un glissement grammatical. Nous avons vu que dans les récits du genre "chute d’une jeune fille innocente", les auteurs hommes emploient souvent la première personne du féminin et parviennent quand même à constituer leur héroïne en objet (du discours, du désir des personnages masculins et du désir des lecteurs). En revanche, les textes de ce genre écrits par des femmes sont presque toujours à la troisième personne. C’est vrai notamment de tous les romans à l’eau de rose; c’est vrai aussi des quelques classiques de la littérature érotique féminine (les Vénus erotica d’Anaïs Nin, Histoire d’OEmmanuelle, les passages obscènes dans les Écrits de Laure): comme si, sans cette scission linguistique entre l’héroïne et la narratrice, il risquait d’y avoir convergence inconfortable entre le lecteur, l’auteur et la victime de l’histoire. (60-61)

Pour respecter le contrat de lecture, il faut donc, d’une part, que l’héroïne s’érige en objet du désir, ce qui implique que le lecteur adhère minimalement au faux-semblant, et, d’autre part, que la distance entre elle et la narratrice qui est assimilée à l’auteur soit suffisante pour que les scènes conservent leur caractère fantasmatique, s’éloignent du biographique. Sans cette tension subtile entre l’imitation et le reflet, on risque de basculer soit dans la biographie pure qui implique une trop grande psychologie des personnages et brime ainsi l’érotisme, soit dans une féérie érotique qui ne s’avère pas excitante, puisque trop éloignée de la réalité humaine. Pour exposer les effets d’une identification du lecteur à «la victime de l’histoire», Huston s’appuie sur deux personnages féminins des écrits de Sade, Rose Keller et Justine. Elle montre comment la narration est déterminante puisque grâce à elle certaines émotions sont générées chez le lecteur. Elle dit:

Cette inversion de la littérature et du réel produit un effet très singulier: elle nous incite à plaindre Justine; elle nous interdit de plaindre Rose Keller. Et ce n’est que naturel, puisque Justine dit "je" pendant quelque deux cent cinquante pages, alors que Rose Keller ne dit rien du tout et ne dira jamais rien. La mort de Justine reste gravée dans l’esprit des lecteurs de Sade, alors que la mort de Rose Keller les laisse totalement indifférents. (128)

Cette assertion s’avèrera déterminante pour l’analyse de Putain, un récit qui s’articule autour d’une narratrice autodiégétique. Quant au cas de 23 prostituées, nous verrons dans celui-ci certaines modulations de ce concept puisque le protagoniste, en tant que client, ne peut être considéré comme «victime de l’histoire».

Putain de Nelly Arcan est un récit qui, comme le laisse entendre son titre, interpelle des thématiques qui pourraient normalement être associées à l’imaginaire érotique. Cependant, pour des raisons qui seront exposées subséquemment et qui reprennent les positions de Huston, il semble plus approprié de le considérer d’abord comme une autofiction. Pour commencer, il s’agit d’un roman écrit par une femme où la narration est assumée au «je» par un personnage féminin. Dès lors, cela crée «la convergence inconfortable» évoquée précédemment. De plus, ce texte partage plusieurs caractéristiques propres au témoignage et à la confession, et peut rappeler à certains égards l’Histoire d’une prostituée, un récit autobiographique à tendance plutôt morale que littéraire. En effet, Huston dénote le caractère moralisateur que les éditeurs ont voulu conférer à ce texte et l’aspect positif du modèle de Marie-Thérèse, qui finit par se réhabiliter socialement, laissant de côté la prostitution pour reprendre la charge de ses enfants. À l’époque où paraît le texte, l’ajout d’une dimension morale est la seule façon d’éviter la censure.

Histoire d’une prostituée se veut donc un avertissement pour les jeunes filles qui risqueraient d’être tentées par cette vie de débauche. Dans le cas de Putain, on n’observe pas cette réhabilitation édifiante. Malgré cela, le type de narration permet tout de même de véhiculer certaines critiques sur la prostitution et de mettre au jour les rapports de dominations qui sous-tendent cette pratique. La mise en garde est donc bien présente. Bien que Cynthia, le narrateur-personnage, signale quelques avantages de son métier, principalement sa rentabilité, ceux-ci ne font pas le poids face à l’ensemble des points négatifs qui sont présentés. Parmi ceux-ci, certains s’établissent comme thèmes telles la folie –intimement liée à la psychanalyse– la mort, l’obsession du corps ainsi que la misogynie. En effet, la haine de Cynthia envers toutes les femmes, qui, selon elle, se résument à trois figures (la larve, la schtroumpfette et la putain), semble symptomatique d’une transposition des rapports de domination inhérents à son métier sur l’ensemble des représentantes de son sexe. Or, il est possible de relever l’antiérotisme de Putain sans avoir recours à ces considérations d’ordre thématique, car la narration au «je» engendre d’emblée le phénomène qui était dépeint par Huston au sujet des récits sadiens. De même, le texte d’Arcan, en adhérant à l’autofiction, tend à ce que le lecteur s’identifie au personnage et la présence d’une narratrice autodiégétique détermine la focalisation, le point de vue adopté sur l’expérience de la prostitution. Il est donc impossible de se libérer des verbigérations de Cynthia, qui, dans ce cas-ci, est vraiment «la victime de l’histoire».

Si le texte d’Arcan se présente comme autofictionnel, 23 prostituées de Chester Brown, quant à lui, revendique nettement son caractère autobiographique. Dès la préface, Brown qualifie son texte de «mémoires» et déplore avoir dû faire certaines modifications sur les planches pour éviter que les femmes qui y sont dépeintes soient reconnues. Il explique ainsi les réflexions qui l’ont amené à pratiquer ces corrections:

J’aurais aimé avoir la liberté d’inclure [certaines] informations dans les pages qui suivent… cela aurait donné une dimension plus humaine à ces femmes et ce livre en eut été meilleur. Je pars du principe qu’elles veulent toutes garder secret cet aspect de leur vie qu’est la prostitution, si bien que j’ai mis de côté les détails personnels qui pourraient potentiellement révéler leur identité. (Brown: VII-VIII)

Ici, il est clair que si le projet de Brown n’avait pas impliqué de dilemmes éthiques, il aurait relaté ses rencontres avec le plus grand souci du détail. Cependant, en ayant méticuleusement consigné ses rencontres avec les prostituées, il arrive à s’approcher de cet idéal de transparence en ce qui a trait à la chronologie des évènements, ce qui n’est pas le cas d’Arcan. Dans un cadre érotique, cette volonté de transmettre le plus fidèlement possible l’expérience vécue vient entraver le contrat de lecture. Le texte n’arrive pas à transposer l’envie chez le lecteur, et ce, bien que la convergence inconfortable entre auteur, narrateur et personnage ne soit que partielle, puisque Chet ne peut être considéré comme «victime de l’histoire» dès l’instant où il s’érige en sujet désirant et non en objet du désir. Cette tension entre sujet et objet nous pousse à des remarques d’ordre thématique. En effet, il semblerait que les rencontres avec les prostituées ne servent qu’à exemplifier une réflexion plus large sur la prostitution. Le livre s’articule donc  plutôt autour du débat sur la décriminalisation de la prostitution qu’autour d’une exposition des pratiques sexuelles liées au sexe tarifé, d’où l’absence d’érotisme. Ainsi, 23 prostituées témoigne d’une allégeance au style de la confession puisque l’expérience personnelle de Chester Brown sert à exposer une thèse qui s’éloigne du particulier pour entrer dans le collectif. Cette visée argumentative confère un aspect très rationnel à la vision du personnage sur son expérience.

Si Putain est le lieu privilégié de l’expression d’une subjectivité en crise, 23 prostituées s’inscrit, quant à lui, dans une expérimentation à tendance positiviste. Or, pour situer cette argumentation, l’auteur se doit d’insister sur le caractère autobiographique de l’œuvre et, pour se faire, user du paratexte. Nous avons déjà souligné l’exposition de l’idéal autobiographique du reflet qui est mis en scène dans la préface. En outre, les appendices, les notes et une photo de l’auteur à la toute fin du livre travaillent à créer un pacte autobiographique tout en conférant une forme similaire au genre de l’essai à cette bande-dessinée. Tandis que la postface est le lieu des remerciements, les appendices permettent de poursuivre la réflexion sur les deux solutions qui étaient proposées par le politique en matière de prostitution lorsque le livre était en ébauche: la légalisation ou la décriminalisation. Cette section permet également de démonter certains sophismes qui circulent lors des débats entourant ce sujet. Les appendices renforcent donc l’allégeance de l’œuvre aux genres de la confession et de l’essai puisqu’ils l’inscrivent dans un débat social d’actualité. Les notes démontrent également une volonté de rigueur analytique et rendent compte de l’usage de documents servant à étayer le propos. Quant au pacte autobiographique, il est renforcé par l’intervention de Seth, un ami de Chester Brown, qui commente certaines des scènes dans lesquelles il apparaît, attestant ainsi de la véracité des propos retransmis. La photo de l’auteur située à la toute fin de l’œuvre abonde dans le même sens en nous permettant de voir la précision de Brown en ce qui a trait à la représentation des personnages, puisqu’il ne semble pas avoir voulu magnifier son image, mais plutôt se montrer tel qu’il est.

Une autre façon de saisir le rapport trouble de ces textes avec l’érotisme est de les considérer comme des études de cas, c’est-à-dire comme une expérimentation clinique des enjeux prostitutionnels. Certains des procédés participant de cette esthétique ont d’ores et déjà été mis en lumière, mais il apparaît nécessaire de travailler ici plus spécifiquement les intertextes présents dans Putain et 23 prostituées et de relever d’autres procédés formels liés à la transgression des préceptes pornographiques.

Nous avons évoqué auparavant l’importance du thème de la folie chez Arcan, qui s’avère certes structurant dans Putain, mais qui, plus largement, traverse toute l’œuvre de cette auteure. Dans le récit, ce thème est déployé de multiples façons, mais se manifeste particulièrement dans un cadre psychanalytique. Le premier aspect qui témoigne de cette esthétique est la verbigération. En effet, la phrase chez Arcan est longue et ne trouve bien souvent son terme qu’à la fin du paragraphe, voire du chapitre. La voix de Cynthia tend à témoigner de ses schèmes de pensée en continu, ce qui n’est pas sans rappeler l’association libre, qui, doit-on le rappeler, est un des piliers de la psychanalyse freudienne. Cette verbigération parait découler de la claustration du personnage. D’une part, Cynthia n’est presque jamais représentée à l’extérieur de la chambre et vie donc une claustration au sens strict, d’autre part, elle semble prisonnière de son corps et de sa tête, tous deux inadéquats selon ses dires. En ce qui a trait au corps, il est rarement présenté en entier, il se dévoile par morceaux et est souvent associé à la chirurgie esthétique, comme dans l’extrait qui suit:

[M]aman, papa, dites-moi qui est la plus belle, ce n’est pas moi, certainement pas, mon nez, mes seins, mes fesses, que puis-je en faire sinon les répandre par le monde, les offrir à la science, les déporter dans le cabinet d’un chirurgien[.] (Arcan: 35)

Ici, nous avons mis la ponctuation entre crochets puisque le segment dans lequel s’inscrit cette citation s’étend sur deux pages sans point ni majuscule, ce qui montre bien le monologue ininterrompu dont il a été question plus tôt. Parallèlement, dans l’extrait, le corps est morcelé et doit être transformé pour satisfaire aux critères de beauté qui, dans ce cas-ci, constituent un poids social. En effet, ces codes surgissent à travers l’intertexte des contes de fées par la formule «maman, papa, dites-moi qui est la plus belle» qui n’est pas sans rappeler le «miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle» de Blanche Neige. Cet impératif de beauté, retransmis ici de façon dialogique, est ainsi érigé en topos. Quant à l’autre claustration, sa claustration psychique, elle est présente dans tellement de contextes et se module tant pour chacun d’entre eux qu’il serait difficile de trouver un extrait qui en rende compte intégralement. Cependant, cette claustration se présente en filigrane dans l’ensemble des motifs de la folie contenus dans le texte. Parmi les autres traits rendant compte d’une démarche thérapeutique, on retrouve la posture autoréflexive du personnage. Dans sa quête de sens, Cynthia ébauche plusieurs hypothèses sur ce qui l’a amené à se prostituer et sur ses mécanismes de défense face au sentiment d’horreur que peut susciter sa condition. Parmi ces mesures, elle présente l’oubli comme la plus efficace. Elle dit:

[L]orsque je rentre chez moi le soir, je ne me souviens bien que de l’argent (…) je compte les billets un par un, plusieurs fois de suite (…) il faut calculer encore et encore jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un chiffre unique que je décompose ensuite en une multitude de choses à acheter (…) j’en ai pour deux jours à ne plus me souvenir de Pierre, Jean et Jacques, deux jours où je me viderai la tête de Jack, John et Peter, où il n’y aura plus rien à penser que l’argent et ce qu’il y a à acheter, comme si j’en mourais d’envie, comme si la robe, le fard et les fleurs allaient se mettre à la place de tout ce que j’ai à oublier. (60-61)

On sent bien ici que l’oubli n’est toutefois que passager et que «la robe, le fard et les fleurs» ne sont que de vaines tentatives pour cacher l’éléphant dans la chambre. Malgré tout, cette volonté de compréhension des procédés psychiques rappelle le travail inhérent à la démarche psychanalytique. On tente en effet de s’approprier les éléments traumatiques passés dans l’inconscient et auxquels l’accès est bloqué, l’oubli n’étant qu’un simulacre de protection. Quant à l’entrée dans la prostitution, ses causes sont contradictoires. La narratrice prétend d’abord être devenue mauvaise après s’être fait surprendre, à dix ans, le jour de la fête des Mères, en train d’exposer son corps à un jeune garçon. Or, dans le dernier chapitre, elle fait référence à un autre événement traumatique impliquant ses parents qui prenaient un bain ensemble et n’avaient pas voulu qu’elle dorme dans leur lit cette nuit-là. Cette séquence peut référer soit au souvenir-écran, soit à la scène primitive. Cependant, cette tension entre des évènements de l’enfance pouvant tous expliquer sa dépravation ultérieure travaille une ambiguïté caractéristique de cette œuvre. En incohérant de la sorte, la narratrice se place sous l’égide de la folie et dresse ainsi un portrait sombre de la prostitution qui se présente comme l’aboutissement d’une déviance. Il est alors impossible que le contrat de lecture de l’œuvre érotique soit respecté.

Chez Brown, l’étude de cas ne passe pas par cette immersion dans la subjectivité. Au contraire, dans son œuvre, le pragmatisme et l’appréhension objective des faits priment sur l’expérience subjective. Comme Arcan qui use de références appropriées à son angle d’approche plus intimiste, Brown privilégie des sources qui réfléchissent à la prostitution à l’aune d’enjeux sociaux objectifs. En tant que client, il ne semble pas soumis aux mêmes questionnements que la prostituée. Alors qu’il arrive à Cynthia de s’interroger sur ce qui l’a amenée à pratiquer «le plus vieux métier du monde», Chet est plutôt porté aux débats éthiques entourant l’achat de services sexuels, il est un consommateur. De plus, comme cette bande-dessinée s’inscrit dans un débat opposant la légalisation et la décriminalisation de la prostitution, les intertextes sont contemporains de l’œuvre et s’intéressent spécifiquement aux enjeux liés au sexe tarifé. Quant aux champs d’études dont sont issues ces sources, ils sont très variés. En effet, Brown se réfère autant à des ouvrages dédiés aux clients (comme terb.ca et le guide de Dan Savage) qu’à des revues publiées par des organismes de défense des droits des prostituées. Il tient également compte du discours féministe sur la question en se permettant tout de même de souligner les arguments trop radicaux. Le politique vient également nourrir sa réflexion et il dédie d’ailleurs une partie de sa préface à la mise en contexte de son œuvre dans le cadre législatif de l’époque. Par ailleurs, l’auteur se réfère aux positions de Pierre Elliott Trudeau sur le divorce, l’avortement et l’homosexualité pour illustrer les avantages de la décriminalisation qui permettrait une plus grande liberté dans des pratiques qui, selon Brown, ne concernent en rien l’État. À ce propos, voici sa position sur la fiscalité et la prostitution:

Je partage entièrement la célèbre formule de Trudeau qui dit que «l’État n’a pas sa place dans les chambres à coucher de la nation» (du moment que les personnes présentes dans ces chambres sont des adultes consentants). Ce n’est pas uniquement le ministère de la Justice et les Forces de l’ordre qui n’y ont pas leur place, AUCUN ministère ne devrait se trouver dans ces chambres à coucher… y compris le ministère des Finances. Le revenu perçu lors de relations sexuelles ne devrait pas être imposé. La sexualité est quelque chose de trop intime, de trop sacré… personne ne devrait exposer sa vie sexuelle aux regards indiscrets des fonctionnaires des impôts. Les organisations religieuses ne sont pas soumises à l’imposition alors qu’elles génèrent des revenus. Nous considérons que leur identité commerciale est moins importante que leur identité sacrée. La prostitution devrait être considérée comme une activité principalement sacrée et, seulement de manière subsidiaire, comme une activité commerciale. (Brown: 252)

Cette vision travaille des réflexions qui avaient déjà été soulevées par Bataille dans L’érotisme. Dans ce texte, l’auteur oppose à la prostitution moderne (basse prostitution) la prostitution antique qu’il décrit ainsi:

La prostitution n’est d’abord qu’une consécration. Certaines femmes devenaient des objets dans le mariage, elles étaient les instruments d’un travail domestique, en particulier de l’agriculture. La prostitution faisait d’elles les objets du désir masculin (…) Le primat de l’intérêt dans la prostitution tardive, ou moderne, laissa dans l’ombre cet aspect. Mais si d’abord la prostituée reçut des sommes d’argent ou des choses précieuses, ce fut en don: elle employait les dons qu’elle recevait aux dépenses somptuaires et aux parures qui la rendaient plus désirable. (…) La loi de cet échange de dons n’était pas la transaction mercantile. (Bataille: 141)

Il semblerait donc que Brown considère au final comme haute prostitution ce qui est défini par Bataille comme basse prostitution. Or, la vision de Brown paraît être l’aboutissement d’une évolution qui se fit au fil des vingt-trois rencontres avec les prostituées et est surtout influencée par la vingt-quatrième femme, Denise. En effet, quelque temps après avoir commencé à fréquenter les prostituées, Chet se questionne sur le rythme qu’il peut adopter pour respecter son budget et n’est donc pas exempt de considérations mercantiles. Ce n’est qu’à la fin du récit, lors d’une réflexion sur la nature de sa relation avec Denise, qu’il présente les sommes d’argent versées comme des dons rejoignant ainsi partiellement l’idée de haute prostitution:

Deux personnes entretiennent une relation monogame depuis des années. Ils tiennent l’un à l’autre (même s’ils ne se considèrent pas "amoureux"). L’un des deux aide l’autre financièrement. Comment appelez-vous une telle relation? (Brown: 229)

Cette question ne trouvera jamais vraiment de réponse dans 23 prostituées. En ce sens, bien que ce texte s’inscrive dans un débat d’actualité et emprunte au genre de l’essai, ébauchant des pistes de solution au problème de la prostitution, le volet proprement subjectif n’est jamais élucidé tout à fait. Si Brown arrive à rendre compte efficacement de cette réalité en usant de son expérience personnelle, il est cependant impossible d’affirmer que sa méthode conserve son efficacité en ce qui a trait au domaine de l’intime.

En conclusion, il apparaît que l’érotisme dans ces œuvres tient un rôle accessoire une fois comparé aux autres thématiques qu’elles mettent en scène. Dans chaque cas, bien que la jouissance physique soit présente, elle ne semble pas s’allier à une plénitude psychique. Chez Arcan, ceci se manifeste par la volonté d’oubli qui surgit même si Cynthia prétend trouver parfois plaisant de «putasser», pour reprendre ses termes. Brown, quant à lui, travaille à obtenir, par une démarche argumentative, l’assentiment de ses pairs et, plus largement, l’assentiment social. En décortiquant le discours ambiant sur la prostitution, un peu à la façon du monologue platonicien, il tente d’annihiler les arguments de la partie adverse, et ainsi de réhabiliter sa conduite dans la moralité. En ce sens, en présentant la rémunération du sexe comme un don et la prostitution comme une chose sacrée, il donne à voir ces pratiques dans une perspective qui dépasse le puritanisme chrétien dont fait état Bataille. Or, bien que les thématiques se distancient du contrat de lecture érotique, il s’agissait ici de montrer les écarts proprement formels de chacune de ces œuvres face au canon. De ce fait, le jeu entre imitation et reflet engendré par l’autofiction et l’autobiographie ainsi que le choix des intertextes constituèrent les deux angles d’approche par lesquels furent exposés ces écarts. Il s’avère donc que Putain et 23 prostituées, en se jouant des codes génériques, s’éloignent du canon de la littérature érotique pour s’inscrire dans la littérature stricto sensu. En ce sens, ces œuvres sont représentatives de leur époque puisque l’heure, en matière d’érotisme littéraire, est maintenant à la quête d’une compréhension personnelle de cette notion plutôt qu’à la création de fantasme, ce terrain étant désormais bien occupé par la pornographie.

 

Bibliographie

ARCAN, Nelly. 2001. Putain. Paris: Éditions du seuil, 187 p.

BATAILLE, Georges. 2011. L’érotisme. Paris: Les éditions de minuit, 284 p.

BROWN, Chester. 2012. Vingt-trois prostituées. Paris: Éditions Cornelius, 280 p.

HUSTON, Nancy. 1982. Mosaïque de la pornographie: Marie-Thérèse et les autres. Paris: Éditions Denoël/Gonthier, 221 p.

Marie-Thérèse. 1964. Histoire d’une prostituée. Paris: Éditions Gonthier, 149 p.