Peur et technologies, les effets d’un monde en crise dans les nouveaux Batman

Christopher NOLAN, Batman: The Dark Knight, 2008 [Film DVD], Warner Bros

Peur et technologies, les effets d’un monde en crise dans les nouveaux Batman

Soumis par Clément Pelissier le 13/04/2015

 

Pour évoquer le personnage de Batman, qui pourrait constituer une image d’Epinal du vigilante et du justicier masqué dans l’imaginaire collectif, il faut rappeler que sa carrière est longue et s’exprime sur des supports variés. Héros de comics books avant tout, il fut depuis sa création par Bob Kane et Bill Finger en 1939 décliné sur tous les supports: télévision, cinéma, romans, jeux vidéo et de multiples produits dérivés. Ainsi, lorsque le premier long-métrage éponyme de Tim Burton voit le jour en 1989, c’est un personnage déjà connu depuis de nombreuses années qui prend vie pour le grand public, reprenant un personnage porté à l’écran à de nombreuses reprises auparavant. Néanmoins, la fiction de Batman, qui part du postulat d’un justicier équipé d’un fantastique arsenal technologique, semble permettre aux cinéastes de faire sans cesse évoluer les attributs technologiques de «la  chauve -souris», à mesure que les questionnements contemporains de l’Histoire vénèrent et craignent tout à la fois les implications massives de la technologie dans toutes structures de la civilisation. Il en résulte que les divers usages de la technologie par Batman sur deux décennies de sa cinématographie amènent souvent la découverte ou la redécouverte d’un justicier évoluant en même temps que ses convictions et que l’arsenal qu’il déploie à leur service. Il ne s’agira pas de commenter ici l’évolution technologique des films eux-mêmes, mais plutôt celle de l’imaginaire lié au personnage de Batman. Suivant l’exemple de ses propres comics, il nourrit tout autant les croyances apposées à la chauve-souris que les fantasmes liés à sa représentation et à la perception très particulière des chiroptères, qu’il confie à la technologie de façon toujours plus prononcée film après film; au fur et à mesure que les angoisses contemporaines s’exacerbent devant un justicier souvent désemparé et confronté aux travers de l’Histoire. Cette étude entend montrer que les longs métrages que Tim Burton et Christopher Nolan consacrent à Batman attestent d’une évolution significative de l’imaginaire d’une chauve-souris contre-intuitive. Comment la technologie du personnage, aussi fantaisiste qu’elle soit, lui permet-elle d’actualiser sans cesse la force évocatrice de son symbole?

 

Le Batman de Tim Burton: la peur et l’arsenal au service d’une image

Il est nécessaire de rappeler le travail de Tim Burton à propos de Batman, dans la mesure où notre contemporaine trilogie de Christopher Nolan s’en détache absolument, tout en n’abolissant jamais tout à fait la trame archétypale des origines du justicier1. La première scène du film est un classique narratif que les bandes dessinées du justicier masqué ont su exploiter dans ses aventures les plus anciennes. Le spectateur est plongé directement dans une ville à la merci des malfrats prêts à soutirer leurs biens aux bonnes gens. Une petite famille nouvellement arrivée à Gotham se perd dans les ruelles sombres et malfamées de la cité inconnue. Deux voyous surgissent de l’ombre et dérobent le portefeuille de l’homme, terrifiant femme et enfant. Tandis que les deux malfaiteurs se partagent le butin à l’écart, l’un d’eux confie ses craintes de voir surgir «la chauve-souris», qui nourrit les angoisses des voyous des rues, la faisant tour à tour vampire sanguinaire et psychopathe de sang-froid dans la plus belle tradition des légendes urbaines et des angoisses de la littérature. Hélène Carbolic-Roure s’est d’ailleurs consacrée à une étude comparative de Batman et du vampire, à travers l’exemple du Dracula de Bram Stoker  soulignant la symétrie entre ces deux archétypes de chauves-souris angoissantes (Carbolic-Roure, 2007)2. Et c’est une apparition très théâtrale de cet étrange «vampire» présumé qui s’ensuit.  Dans le dos des bandits surgit l’ombre inexorable des «ailes» de Batman avant que le justicier ne s’abatte sur eux. De fait, la notion de spectacle et d’image de soi accompagne bien vite l’usage des gadgets dans ce premier Batman: contrairement à la perspective proposée bien plus tard par Christopher Nolan, la technologie en œuvre dans cette première version de Tim Burton reste essentiellement symbolique.

Fidèle à ses origines dessinées, ce Batman déploie en effet à l’écran un arsenal qui rappelle son emblème de chauve-souris et la dimension fantomatique et mystérieuse de son propre totem. Cela transparaît d’ailleurs jusque dans le discours du héros, qui sait jouer de sa stature: «Je ne vais pas te tuer, tu vas me rendre un service: fais ma publicité auprès de tes amis. (…) Je suis Batman» (Burton, 1989). Ainsi, depuis le grappin en forme de chauve-souris saisissant la jambe des voleurs du début jusqu’aux bombes fumigènes utiles à la diversion et aux véhicules du justicier, toute la technologie est vouée à rappeler un aspect angoissant et furtif de son animal de prédilection.

Grappin chauve-souris dans Tim BURTON, Batman, 1989 [Film DVD, capture à 06m20s], par Warner Bros Pictures

Son avion et sa voiture (la «batmobile») représentent littéralement une chauve-souris dans leur conception et leur design. Ces mêmes véhicules déploient encore une fois leurs technologies au service de l’image: les seules fonctionnalités réellement montrées de la batmobile sont un grappin et une commande vocale permettant l’arrêt d’urgence du véhicule3. La vue et la mise en spectacle de la technologie du héros et de la symbolique de la chauve-souris importent donc moins que ses effets. On peut ajouter à cette démarche celle de présenter un Joker, ennemi juré de Batman, en clown psychopathe passionné obsessionnel du spectacle et des effets spéciaux. Son propre arsenal, une toxine déformant les visages de ses victimes, est mis en scène par une parodie de surconsommation ou encore par un pantomime de parade officielle sur un char de carnaval lors de la scène finale de la cérémonie du bicentenaire de Gotham.   

La technologie du Batman de Tim Burton participe donc au spectacle d’un film qui, bien que très sombre, reste accessible. La peur liée à la technologie est au service d’un justicier masqué et son ennemi est univoque et identifiable. L’arsenal est lié à l’image que Batman cherche à renvoyer et à sa propre promotion, elle est étudiée et reste sous son contrôle pour mener à bien sa lutte contre le mal. En outre, le film dépeint une aventure finie, qui débute par une crise initiale et s’achève sur la mort du criminel. Les trois films suivants, dont un est encore de Tim Burton (Batman Returns, 1992) ainsi que les deux longs métrages de Joel Shumacher (Batman Forever, 1995; Batman et Robin, 1997) reprennent le même principe et pourraient être regardés de façon indépendante. Chacune des crises qui forgent chaque scénario sera résolue par «la chauve-souris» et par ses gadgets, quand elle ne sera pas secondée par ses acolytes. Or, après huit d’absence sur le grand écran, Batman est alors entre les mains de Cristopher Nolan en 2005, pour une remise à zéro très significative. Si les premières versions de Batman restent chatoyantes et irréalistes, la vision de Nolan change considérablement les choses, dans un monde où la technologie est source de menaces et où les héros sont ceux qui tentent de survivre au chaos davantage qu’ils ne le combattent. 

 

Batman Begins: la chauve-souris et la peur endémique

Pour le personnage de Batman, quelles que soient ses adaptations, la peur est toujours un facteur essentiel. Dans toutes les variantes des biographies que proposent les comics ou les séries télévisuelles, Bruce Wayne est un enfant terrifié aussi bien par le sort qui lui a volé ses parents que par les chauves-souris. Il va prendre la décision une fois adulte de restituer ses propres traumatismes à ceux qui corrompent la cité de Gotham. Dans la version d’origine du comic book en 1939, qui sera remise à jour par Frank Miller dans Batman, Year One, (Miller, 1987), c’est une chauve-souris traversant la vitre de son manoir qui éveille chez Bruce Wayne le souvenir d’une chute qu’il fit étant petit dans un puits habité par ces mêmes chiroptères. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la symbolique de la chauve-souris inspiratrice de terreur n’est pas l’élément premier dans la naissance du justicier. Il faut également compter sur la préparation physique et mentale que Bruce Wayne reçoit auprès de son mentor Rhaz al Gul. C’est sur ce chapitre que le premier film de Nolan, Batman Begins (Nolan 2005) insiste particulièrement. L’essence même de la «Ligue des ombres», groupuscule dirigé par son mentor est de se battre en utilisant les peurs de ses ennemis et surtout d’abhorrer la civilisation moderne, source de tous les maux. C’est dans un monastère isolé du reste du monde et à première vue évidé de toute technologie que va se retirer Bruce Wayne après avoir échoué une première fois à rendre une justice trop égoïste dans sa ville. On lui apprend à combattre ses peurs et à les retourner contre ses ennemis avec les méthodes les plus ancestrales. Or, c’est bien une peur viscérale et, paradoxalement au monastère ancien, très contemporaine qui règne dans Batman Begins. On peut songer à l’ouvrage que Laurent Aknin consacre à l’idéologie du cinéma américain, dans lequel il se penche sur Batman Begins qu’il désigne comme «rhétorique de la phobie» (Aknin, 2012, p. 123). Cette nouvelle version du chevalier masqué est à mettre plus que jamais en lien avec son époque: «(L)’été 2005 est résolument sombre, Batman Begins est de plus un reboot, ce qui indique plus que toute autre chose un véritable changement d’époque, puisqu’il s’agit non pas de s’inscrire sur les «traces des versions précédentes, mais au contraire de tout reprendre depuis le début, selon un autre point de vue». (Aknin, 2012, p. 124).

Ce point de vue est d’abord celui de l’utopie urbaine et de la puissance technologique, représentée par les actions passées du père de Bruce Wayne, fabuleux mécène humaniste qui offrit à Gotham son métro aérien. Ce métro sera d’ailleurs un enjeu capital dans le film: il est tout à la fois le bijou technologique optimiste offert à Gotham par la famille Wayne et la terrible épée de Damoclès qui menace la cité lorsque des terroristes chargent une bombe toxique à son bord. Cet explosif, empli de gaz hallucinogène, n’est que le prolongement d’une préoccupation que partagent aussi bien le justicier que ses ennemis: inspirer la peur jusqu’à la tourner contre eux. La  batmobile  si proche de la chauve-souris dans ses premières aventures s’en éloigne désormais pour devenir la dérivation d’un projet militaire conçu dans le plus grand secret, au point que les premiers policiers qui rencontreront le véhicule la qualifieront de «tank» (Nolan, 2005).

La Batmobile à travers les âges dans Tim BURTON, Batman, 1989 [Film DVD capture à 1h37m24s], par Warner Bros Pictures

Christopher NOLAN Batman Begins, 2005 [Film DVD, capture à 1h36m20s], par Warner Bros Pictures

De plus, la batcave qui était le repaire enclavé et naturel de Batman et de ses compagnes ailées prend des allures de bunker où son arsenal technologique est commandé et déployé. En outre, Batman affronte deux adversaires célèbres dans sa bande dessinée. Rh’az Al Ghul, son mentor corrompu s’inscrit dans l’angoisse liée au terrorisme massif et invisible, en choisissant de libérer un hallucinogène puissant dans les eaux de la ville, censé porter les habitants au comble de la terreur. Dans le cas de Scarecrow, «l’Épouvantail», c’est un psychiatre fou au service de la pègre portant un masque en toile qui emploie ce même gaz pour terrifier les «patients» qui risqueraient de le compromettre. Loin de l’ennemi unique des débuts de 1989, Batman affronte en 2008 la démultiplication et l’immensité des peurs viscérales de sa civilisation, soutenues par les archétypes d’ennemis aux multiples visages, insaisissables. La chauve-souris n’a plus le monopole de la peur et doit bien au contraire puiser dans les méthodes de ses adversaires pour résoudre les crises.  

 

Mécanique de la chauve-souris: quand l’instinct devient machinal

Or, tous ces aspects s’expriment clairement dans l’une des scènes les plus significatives du film: une jeune assistante du procureur qui tentait de dénoncer les agissements de l’Épouvantail et de ses complices se retrouve elle-même empoisonnée par la toxine. Batman intervient et après une courte bataille avec son ennemi décide d’évacuer au plus vite la jeune femme pour lui administrer un antidote. Malheureusement la police arrive sur les lieux et ne fait guère de distinction entre l’inquiétant chevalier masqué et les malfrats. Pour sortir rapidement sans avoir à affronter les forces de l’ordre, Batman fait usage d’une diversion qui souligne  tout le chemin parcouru depuis ses précédents exploits au cinéma. Loin des écrans de fumée théâtrale qu’il projetait en 1989 chez Tim Burton, il utilise cette fois un dispositif d’ultrasons dissimulé dans sa chaussure, qui va attirer sur les policiers une nuée de chauves-souris désorientées. Réadaptant peut-être très librement une progressive compréhension de la perception et du déplacement des chauves-souris, l’icône masquée exploite dans cette scène la capacité des chiroptères à se repérer davantage avec les échos produits par le son plutôt qu’avec leurs yeux. Compris en ce sens, le personnage de Batman, tout particulièrement à ce moment du film, pourrait revisiter à sa façon et en quelques secondes plusieurs siècles de conjectures et d’histoire des techniques. En effet, des travaux scientifiques tels que ceux menés par Lorenzo Spallanziani sur le déplacement des chauves-souris en 1793, les apports des ultrasons de la machine de Gryffin, reprenant ses hypothèses en 19384 –assez ironiquement, presque en même temps que la naissance de Batman dans la culture populaire– ont peut-être contribué à nourrir le fantasme de cette chauve-souris hors normes et de ses chaussures à ultrasons. Du moins, la connaissance partielle des capacités de la chauve-souris semble parvenue jusqu’à Batman. De plus, ce moment est celui de la rencontre entre la représentation de la chauve-souris et la technologie qui prétend l’imiter. Le reboot de Nolan rappelle avec sa propre vision contemporaine ce que les comics tout comme les adaptations précédentes montraient avec plus ou moins d’insistance. La technologie construit le personnage de Batman tout autant que son totem de la chauve-souris. Ce qui fait souvent douter les critiques de la légitimité du personnage au sein de la catégorie des «superhéros» est l’absence de «super-pouvoirs». Batman est un être d’image et de technologie. En effet, lorsque son costume ne suffit plus à le faire ressembler à une chauve-souris, lorsque sa capacité à se confondre avec elle se heurte aux limites de caractéristiques trop humaines, Batman s’en remet à la technologie pour compléter artificiellement le pantomime. Or, le philosophe Thomas Nagel comprit bien avant Batman qu’il était impossible pour un être humain d’imiter à l’identique et même de comprendre tout à fait le mode de perception d’une chauve-souris.:

[le] sonar d’une chauve souris, bien qu’il soit de toute évidence une forme de perception, n’est pas semblable, dans sa manière d’opérer, à un sens quelconque que nous possédions, et il n’y a pas de raison de supposer qu’il ressemble subjectivement à quoi que ce soit dont nous puissions faire l’expérience et que nous puissions imaginer. (Nagel,  1987, p. 394).      

Mais les expériences de pensée d’un philosophe comme Nagel, sont naturellement à la merci de nouvelles expériences scientifiques. En 2011, Tahler, Arnott et Goodale ont réalisé à l’université de Western Ontario une étude sur les corrélats neuraux de «l’écholocalisation humaine» telle que la réalisent certains aveugles pour repérer des objets, en produisant avec leur langue des sons appelés clics dont ils écoutent l’écho. Le résultat remarquable de cette étude est que c’est bien le cortex visuel − et non auditif − des sujets aveugles qui se trouve activé à l’écoute de signaux sonores contenant un écho (ce qui n’est pas le cas chez des sujets non aveugles contrôles). 

Ainsi si notre imaginaire se révèle en partie incomplet quand il évoque les capacités d’un chiroptère et son ressenti, il lui semble cependant possible de formuler des hypothèses, au travers de la science-fiction. Batman fait donc partie de ces personnages qui capitalisent nos intuitions dans un univers de fiction, cherchant à réutiliser à sa manière les avancées techniques de la recherche. Être une chauve-souris relève pour lui d’une contre-intuition du sonar qui l’oblige, tout particulièrement dans les films de Nolan, à s’aider de technologie. En outre, puisque le personnage tire sa force de l’image de la chauve-souris qu’il renvoie, son arsenal est d’autant plus voué à inspirer la crainte. On notera que dans les comics books comme dans les films, le justicier intimide les bandits d’une façon qui reflète une fois de plus son totem: il les maintient au-dessus du vide, le plus souvent la tête en bas. Presque immanquablement, cette position bien peu familière aux humains déclenche la terreur et les aveux des adversaires les plus récalcitrants.   Rien n’est anodin puisque la culture occidentale a souvent transmis l’idée que la chauve-souris était un émissaire de peur, qu’elle soit démon, vampire ou la bête étrange au vol incertain et désorienté décrite par Gaston Bachelard dans l’air et les songes (Bachelard, 1943 pp. 96-97). Ainsi les policiers de Batman Begins aux prises avec la nuée font l’expérience de cette peur, plus encore lorsque Batman lui-même reste le seul à se diriger et à «percevoir» au travers de la masse des ailes noires qu’il a lui-même convoquées. Cependant, si dans cette scène précise les chauves-souris n’ont fait que répondre au «sonar» personnel du justicier, une autre scène reproduit l’expérience à plus grande échelle encore dans le second volet de la trilogie, The Dark Knight (Nolan, 2008).

Aux prises cette fois avec un nouveau Joker qui représente à lui seul le chaos et le tâtonnement perpétuel auquel conduit la psychose collective, Batman ne peut compter cette fois que sur sa technologie. Il s’agit dans les derniers moments du film de localiser le Joker et ses hommes de main qui projettent un attentat à la bombe dans le port de Gotham. Batman prend alors la décision de mettre en route une machine, conçue par ses entreprises, capable de capter toute émission électronique de n’importe quel individu se trouvant dans la ville (Image 4). Cette scène se révèle donc capitale pour deux raisons. Elle démontre d’une part qu’il ne suffit plus de capter l’attention des chauves-souris pour sortir d’une crise momentanée avec les forces de l’ordre, mais de déployer ses propres «ailes» sur la ville tout entière en s’infiltrant dans l’intimité que les citoyens confient à leurs technologies quotidiennes. Il s’agit plus que jamais pour le justicier d’outrepasser les lois et les limites de cette intimité, en donnant une envergure nouvelle à l’angoisse de l’espionnage. Dans cette séquence, il faut prendre des décisions que les autorités légales n’ont plus les moyens d’assumer. D’autre part, la réaction de Lucius Fox, le bras droit de Bruce Wayne qui lui fournit son équipement, montre bien que la crise traversée par Gotham est plus grave que jamais, mais que son employeur s’apprête à démarrer une technologie qui remet en cause la morale elle-même:

C’est trop de pouvoir pour une seule personne (…) Espionner 30 millions de compatriotes n’est pas dans mes attributions (…) Je veux bien vous aider encore une fois, mais considérez-moi comme démissionnaire. Tant que cette machine sera à Wayne Entreprises,  je ne veux pas y être. (Nolan, 2008)

Vision globale dans Christopher NOLAN, Batman, The Dark Knight, 2008 [Film DVD capture à 1h51min00s], par Warner Bros Pictures

La critique est à peine déguisée par la fiction et permet à la fois d’actualiser la légitimité de l’action de Batman au nom du bien commun; et d’interroger les limites de la technologie invoquée en temps de crise. C’est le joker qui détient le détonateur des bombes posées dans le port, mais Batman aurait sans doute ici la possibilité d’appuyer sur le bouton. Sa machine à trianguler les échos et les ondes fait de lui une chauve-souris qui possède une capacité monstrueuse et hors-norme, dépassant de loin tout le potentiel que la nature a donné aux chiroptères captant les échos pour se repérer. Le personnage prend alors une dimension grave et mature, confronté à des technologies aussi dangereuses que fabuleuses. Le ton coloré des premières adaptations a désormais laissé la place à une saga sombre et mélancolique dans laquelle le personnage central n’a jamais le dessus. La technologie présente dans le reboot est toujours visuelle et spectaculaire, mais elle n’est là que pour préserver la ville du chaos quand elle ne menace pas directement de le déclencher.

Or, s’il y a bien une chose que le troisième volet de la trilogie peut prétendre montrer au spectateur, c’est que la technologie la plus humaniste dans ses prétentions peut-être détournée par la mécanique de la peur. En effet, The Dark Knight Rises (Nolan, 2012) réintroduit l’idée des idylliques Wayne Enterprises, multinationale préoccupée de l’environnement. Une très grande partie du film repose sur un réacteur destiné à l’origine à produire une nouvelle source d’énergie écologique. Pourtant une fois entre les mains de terroristes, ce réacteur peut devenir une puissante bombe, qui maintient Gotham dans un état de menace permanent, renversant toutes les structures de la civilisation actuelle. The Dark Knight Rises considère très peu la symbolique de la chauve-souris, mais poursuit le questionnement à propos d’une technologie détenue par un seul individu. Une scène en particulier montre Bane le leader criminel dans un stade au comble de l’effroi alors qu’il vient de supprimer le seul homme de science capable d’arrêter le compte à rebours de la bombe. Comme le remarque Serge Tisseron,  «(…) la catastrophe ici se veut totale. Car Bane ne se contente pas de plonger la ville dans la terreur en faisant exploser des ponts et des infrastructures. Il organise aussi la mise en scène de la fin de toute civilisation» (Tisseron, 2012, p. 16). La peur ancienne et viscérale de la chauve-souris se confronte ici à la psychose contemporaine d’un monde détruit par ses propres technologies et par l’ensemble de son système. Batman investit cette fois le ciel en plus des routes, avec un avion aussi solide et représentatif que sa batmobile, seul appareil – illicite – capable de transporter assez loin la menace.

 

Conclusion

Les adaptations du personnage de Batman porté à l’écran permettent d’en constater les évolutions. Loin de l’image très colorée et stéréotypée qui a pu être la sienne dans les premières décennies de ses comics, le Batman présenté sur les grands écrans atteste d’un réel travail sur l’imaginaire qui le constitue. La chauve-souris et les croyances qu’elle transmet, parfois bien malgré elle, à notre imaginaire collectif semblent pertinentes dans une ville où la peur elle-même  nécessite l’intervention d’un justicier masqué. D’une noblesse presque improbable, ce chevalier noir  connaît suffisamment son modèle ailé pour employer sa réputation mitigée  au service de sa quête de justice. Pourtant, Batman reste un homme, rendu exceptionnel par la fiction, mais qui ne peut néanmoins imiter la chauve-souris que dans la menace qu’elle représente. Planant sur ses proies, se dissimulant aux regards depuis les plus hauts sommets des tours, menant ses interrogatoires en suspendant ses proies par les pieds, il doit néanmoins recourir à la technologie. Elle n’est pas seulement ce qui lui  permet de combler les failles de son humanité, elle est aussi ce qui fait du personnage une chauve-souris de fiction. En effet, si Tim Burton montre un arsenal fantasque et théâtral, Christopher Nolan fait état d’une technologie sombre et secrète symptomatique d’une peur qui ne peut plus dépendre uniquement de la chauve-souris. Ses ennemis ne sont plus univoques et ne sont même plus matériels. De l’Épouvantail à Rhaz al Ghul manipulant les angoisses viscérales de leurs victimes; du Joker à Bane s’attaquant aux principes et aux structures les plus inébranlables de cette Gotham inéluctablement américaine, la technologie devient l’instrument de la dernière chance. Forcé de devenir plus qu’une chauve-souris, Batman manipule un pouvoir qui dépasse de beaucoup la biologie d’un chiroptère. La science-fiction mise en place résume librement l’état de la connaissance au sujet des chauves-souris, mais le paradoxe de cette contre intuition repose sur une intuition. Une chauve-souris étrange et artificielle ne semble pouvoir exister qu’à la condition d’une connaissance préalable –même incomplète– des capacités particulières du mammifère. Thomas Nagel ignorait que certains aveugles se rapprocheraient des chauves-souris bien plus qu’il ne l’imaginait. Il n’est donc pas insensé pour l’imaginaire de mettre en doute à sa manière le potentiel fictif d’une chauve-souris tandis que les chercheurs sont eux aussi en progression. Enfin, la chauve-souris impossible qu’est Batman permet aux productions les plus actuelles de remettre en question le bien-fondé de sa technologie quand il est confronté à des crises qui ne concernent plus sa croisade solitaire contre le crime, mais bien la défense de sa propre civilisation. La Gotham de Christopher Nolan est sans doute la plus cathartique de toutes celles portées à l’écran. La ville et le sombre justicier qui la défend subissent le temps d’une trilogie les inquiétudes et les drames qui inquiètent depuis de nombreuses années la civilisation occidentale.  

 

Bibliographie

Aknin Laurent, «Mythes et idéologies du cinéma américain», Vandémiaire, Paris, 2012.

Carbolic-Roure Hélène, «De Dracula à Batman, ou deux éthiques issues de la même origine esthétique» Loxias16, [En ligne], 2007. http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1599

Bachelard Gaston, l’air et les songes: Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Librairie René Corti , 1943.

de La Souchère Marie-Christine, «Du sixième sens des chauves-souris», La Recherche, n°476, 92-94, juin 2013.

Miller Frank, Batman, Année Un, DC Comics, coll. Urban Comics pour la version française, 2012.

Moench Doug, Batman & Dracula, DC Comics, coll. Panini Comics pour la version française, 2008.

Nagel Thomas, «Quel effet cela fait d’être une chauve-souris?» dans D. Denett & D. Hofstadter (eds.), Vues de l’esprit, pp. 391-406, Paris, 1987.  

Thaler Lore, Arnott R. Stephen, Goodale A. Melvyn, «Neural Correlates of Natural Human Echolocation in Early and Late Blind Echolocation Experts.»,  PLoS ONE, 6(5), 2011.

Tisseron Serge, «The Dark Knight Rises: Pourquoi tant de violence?», Cerveau & Psycho n°54, 14-19, novembre-décembre 2012.

 

Filmographie

Burton Tim, Batman, 1989, Warner Bros.

Burton Tim, Batman Returns, 1992, Warner Bros.

Nolan Christopher, Batman Begins, 2005, Warner Bros Pictures.

Nolan Christopher, The Dark Knight, 2008,Warner Bros Pictures.

Nolan Christopher, The Dark Knight Rises, 2012, Warner Bros Pictures.

Schumacher Joel, Batman Forever, 1992, Warner Bros.

Schumacher Joel, Batman & Robin, 1997, Warner Bros. 

  • 1. Dans tous les cas, le récit est le même: Bruce Wayne décide de devenir un justicier masqué suite au traumatisme causé par le meurtre de ses parents devant lequel il fut impuissant. Si le Batman de Tim Burton ne fait que l’évoquer, le Batman Begins de Nolan le narre et démarre l’intrigue de sa trilogie sur cet événement.
  • 2. Dans un arc narratif plus tardif de sa bande dessinée, le justicier de Gotham affronte Dracula lui-même, au point de devenir le vampire de légende suite à une malencontreuse morsure du sombre comte de Braham Stocker dans le récit Batman & Dracula (Moench, 2008).
  • 3. Tout comme le personnage, la batmobile connaît de nombreuses évolutions au cours de son histoire et s’adapte à tous les fantasmes technologiques, toujours plus riche en technologies de pointe et en gadgets futuristes.
  • 4. Tout récemment, Marie-Christine de La Souchère a commenté cette évolution de pensée en s’appuyant sur les travaux de Spallanziani et de Griffin dans son article  «Du sixième sens des chauves-souris» (de La Souchère, 2013, pp 92-94).