Mécaniques citriques (1): de la teensploitation à la carnavalisation

Mécaniques citriques (1): de la teensploitation à la carnavalisation

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 19/02/2013
Catégories: Dystopie, Dystopies

 

À l’origine, un double traumatisme. Sa femme enceinte Lynne est tabassée et violée dans sa maison par quatre déserteurs GI pendant un blackout de Londres, en pleine Deuxième Guerre, tandis que Anthony Burgess est destiné à Gibraltar. Elle perd son enfant et subira des multiples complications suite au passage à tabac. Plusieurs années plus tard, Burgess est diagnostiqué d’une tumeur au cerveau que l’on dit incurable. On lui donne un an à vivre où il se met frénétiquement à écrire contre la montre. Une œuvre placée donc sous le sceau d’une triple finitude: le passé actualisé du deuil et le futur condamné qui fait du présent conscience heideggérienne de l’Être-pour-la-Mort.

Orange Mécanique (1962) est une fable construite symphoniquement en trois mouvements symétriques. Le premier est une hyperbolisation de la panique morale qui entourait l’émergence des sous-cultures juvéniles telles que les Teddy Boys, les Mods et les Rockers en Angleterre perçue sous le paradigme de la simple délinquance juvénile1. En octobre 1960 le rapport du Home Office Committee on Children and Young Persons, montre une grande augmentation de la criminalité dans la population entre 14 et 21 ans mais aussi, ce qui est beaucoup plus choquant, parmi les 8-14 ans (Alex aura 14 ans dans le roman).

Burgess lui-même nous explique cette dimension sociologique de son ouvrage dans le deuxième volume de ses mémoires You've Had Your Time (1990):

Lynne (Burgess' first wife) and I had come home to a new British phenomenon -the violence of teenage gangs. We had on our leaves of 1957 and 1958, seen teddy boys in coffee bars. These were youths dressed very smartly in neo-Edwardian suits with heavily soled boots and distinctive coiffures. They seemed too elegant to be greatly given to violence, but they were widely feared by the faint hearted. They were a personification of the Zeitgeist in that they seemed to express a brutal disappointment with Britain's post war decline as a world power and evoked the age of Edwardian expansion in the clothes if nothing else. They had originally been called Edwardian Strutters. Now in 1960 they were being superseded by hooligans more casually dressed. (…) Lynne and I saw Mods and Rockers knocking hell out of each other when we made a trip to Hastings. These young people seemed to love aggression for its own sake. They were expressing the Manichean principle of the universe, opposition as and end in itself, yin versus yang, X against Y. I foresaw that the Queen's Peace was going to be greatly disrupted by the aimless energy of these new young, well-fed with money in their pockets. (1990, 26)

Un cartoon du Daily Express du 16 novembre 1960 emblématise cette vision délinquante de la jeunesse: 3 jeunes avec des coupes italiennes et des bottes pointues tabassent un gentleman de classe moyenne à l’aide de bâtons, chaînes et rasoirs. Alex et ses drougs étaient déjà en route vers «la vieille ultraviolence». Celle-ci est au centre de la sous-culture juvénile du futur que Burgess imagine avec une étonnante  inventivité à partir de l’extrapolation des sous-cultures de ce que l’on ne nomme pas encore le Swinging London. Au premier abord il s’agit d’une simple caricature hyperbolique de la panique exemplifiée par le Daily Express. En cela, l’oeuvre radicalise les clichés des films de teensploitation consacrés à une délinquance juvénile présentée, dans le sillage du mythe états-unien du gangster, comme pure négativité hégélienne du «Grand Oui Américain» 2. Des films tels que The Damned (Joseph Losey) ou The Young Savages (John Frankenheimer), parus tous deux lors de l’écriture du roman de Burgess (1961), durcissaient le topos de la révolte de la jeunesse chiffrée en pur appétit de destruction; le traitement des Teddy Boys dans le film de Losey préfigure, comme le signale G. Erickson, l’univers d’Alex et ses drougs3. L’adaptation de Kubrick sera, de fait, considérée par David Denby comme une «grotesque extension des films de jeunes délinquants» alors que R. P. Kolker y verra, quant à lui, une inversion totale de leur topique4.

À la tête d’une banda de délinquants (maltchickicaïds), souvent dissimulés derrière des masques, Alex tabasse (tolchoque), viole (le vieux dedans-dehors des familles) et pille (craste), semant la terreur sur son passage juste pour assouvir son appétit hédoniste pour «la vieille ultra-violence». Ils règnent sur le monde de la nuit urbaine («la grande guerre de nuit»), lieu de l’errance criminelle faite d’agressions à des bandes rivales, à des marginaux d’un autre âge et aux repaires solipsistes d’une classe moyenne entièrement emmurée dans son confort domestique. Quelques points de repère tels que leur quartier général le Korova Milkbar (parodie des drugstores propres à la consommation teen) contribuent au sentiment d’appartenance au clan, uni surtout par le plaisir dionysiaque de la destruction dont tous les autres agréments de l’existence, tels que le sexe ou les drogues (notamment les amphétamines «velocet» diluées au «Moloko» ou lait, image caricaturale des enfants toxicomanes que l’on pouvait trouver dans la panique anti-drogue des fifties5) ne sont que les ornements.

L’obsession du style propre aux sous-cultures du temps, dont Burgess avait saisi la semiosis avant les analyses fondationnelles de T. Jefferson (1976) et D. Hebdige (1979) fait de Alex un absolu dandy, exaspération de l’ironie Teddy et Mod envers la récupération des codes vestimentaires des classes supérieures, passées ou présentes, brouillés avec des notes discordantes.

Comme l’écrit T. Jefferson: “This, then, was the Teds’ one contribution to culture: their adoption and personal modification of Savile Row Edwardian suits. But more important than being a contribution to culture, since culture only has meaning when transposed into social terms, their dress represented a symbolic way of expressing and negotiating with their social reality; of giving cultural meaning to their social plight. (…) Its symbolic cultural meaning for the Teds becomes explicable as both expression of their social reality (basically outsiders and forced to live by their wits) and their social ‘aspirations’ (basically an attempt to gain high, albeit grudging, status for an ability to live smartly, hedonistically and by their wits in an urban setting)” (1976, 70).

Ce dandysme à rebours ou confrontationnel est poussé jusqu’au bout dans la figure de «Votre Humble Narrateur» qui renoue avec les grands libertins picaresques de la littérature anglaise (dont Barry Lyndon qui allait aussi, symptomatiquement, nourrir un grand film de Kubrick). Cela le rend en réalité très différent de la plupart des maltchicks («jeunes») que l’on croise, spécialement des très jeunes «ptitsas» aliénées par la mode, le niqueuniqueuniquant (sexe) et les musiques fades de la bubblegum pop (que Burgess, mélomane comme son anti-héros ridiculise par des titres tels que “You Blister My Paint” ou “Honey Nose”) auxquelles Alex oppose son fanatique amour pour «ce bon vieux Ludwig van». Ce culte à la figure héroïque de la vieille culture romantique allemande montre toute l’ambivalence du rapport au personnage qu’établit Burgess, fait de distanciation et d’une étrange empathie (il donne la parole, ne l’oublions pas, aux fantômes qui ont violé et tué sa première femme).

Ainsi l’amour de la musique classique qu’ils partagent –et dont Kubrick tirera le superbe parti que l’on sait, faisant de son film une sorte d’opéra polyphonique- devient ici l’écho du paradoxe central du nazisme, où, comme le rappelait V. Jankélévitch en 1965, «les orchestres jouaient du Schubert tandis qu'on pendait les détenus». D’où le sentiment profond du tragique burgessien qui annonce les thèses de G. Steiner, le constat amer de l’inefficacité d’une culture qui n’a pas su empêcher l’abominable, voire qui l’a accompagné et «enjolivé». Poussant jusqu’au bout ce contraste Kubrick en fera la base de son traitement chorégraphique et esthétisé de la violence6. C’est d’ailleurs par là que Alex se rapproche le plus de la Bête Brune des Jeunesses hitlériennes, en une sorte d’après-fascisme où il ne subsisterait plus que le culte de la violence pour la violence; ironiquement il préfigure en cela l’évolution des «hard mods» vers les skinheads, dont plusieurs opteront pour le National Front et qui alimenteront le look plus agressif de la version cinématographique (dominé notamment par les bretelles qui faisaient partie de l’uniforme  skin dans sa réappropriation des codes archaïques de la working class britannique).

Cet esthétisme raffiné d’Alex, proche du dandysme aristocratique inauguré par Beau Brummel, l’oppose aussi à ses propres «drougs», ce qui lui sera fatal. Mais c’est aussi ce qui fait de lui un héros problématique au sens luckacsien, destiné à un Bildungsroman cynique et pessimiste. De fait c’est dans le ton décalé de sa voix narrative, une des plus fascinantes de la littérature anglo-saxonne du XXe siècle (et que McDowell a su rendre inoubliable) que repose tout le charme de ce personnage dangereusement enchanteur. Incarnant une barbarie esthétisée faite de bribes de l’ancienne culture, à la façon dont les Teddys rafistolaient ironiquement les vestes de l’ère edwardienne, la voix de Alex repose à son tour sur une des grandes trouvailles du roman, à mi-chemin de la «novlangue» orwellienne et du rabelaisianisme joycéen: le «nadsat» (l’argot adolescent).

Burgess présente lui-même les conditions de sa gestation: «My problem in writing the novel was wholly stylistic. The story had to be told by a young thug of the future, and it had to be told in his own version of English. This would be partly the slang of his group, partly his personal dialect. It was pointless to write the book in the slang of the early sixties: it was ephemeral like all slang and might have a lavender smell by the time the manuscript got to the printers» (1990, 27). C’est là qu’intervient son apprentissage du Russe. «I started to re-learn Russian. (…) I slogged away at my word lists and frequentive verbs, and soon it flashed upon me that I had found a solution to the stylistic problem of A Clockwork Orange. The Vocabulary of my space-age hooligans could be a mixture of Russian and demotic English, seasoned with rhyming slang and the gypsy's bolo. The Russian suffix for teen was nadsat, and that would be the name of the teenage dialect, spoken by drugi or droogs or friends in violence» (1990, 37-38). En narrateur du Haut Modernisme conscient de ses moyens, Burgess saisit de suite le potentiel distantiateur et défamiliarisant (au sens de l’ «ostrananie» formaliste russe) de ce dispositif qui permet un nouveau traitement de la violence: «As there was much violence in the draft smouldering in my drawer, and there would be even more in the finished work, this strange new logo would act like a kind of mist half-hiding the mayhem and protecting the reader from his own baser instincts” (1990, 38).

L’horreur est ainsi transfigurée dans une violence faite au langage lui-même, tout en contrastes stylistiques et ruptures de ton au sein d’un rythme captivant qui dégage une étrange beauté. De la violence burlesque (“il m’a balancé une blochoïe toltchoke raide sur le kliouv, si bien que le krovvi pifeux rouge rouge s’est mis à dégouli dégouli dégouliner», 261) on passe à la parodie des vieilles épopées homériques et anglo-saxonnes («nous voilà donc dratsant à tout va dans le noir, pendant que la vieille Luna avec les mecs qui se baladaient dessus, se levait tout juste et que les étoiles dardaient tant et plus comme des couteaux brûlant de se joindre à la dratsarre», 33). Il ne s’agit pas là d’une simple parodie joycéenne mais aussi de la satire d’un aspect essentiel de la sous-culture des gangs juvéniles évoquée par T. Jefferson, la «sensibilité extrême aux insultes ou imaginés»…

If we look at their extreme touchiness to insults, real or imagined, we find that most of these incidents revolved around insults to themselves personally, to their appearance generally, and their dress in particular. To illustrate this point, using one of the more dramatic examples available; the first ‘Teddy boy’ killing, the Clapham Common murder of 1953, was a result of a fight between three youths and a group of Teds which had been started when one of the Teds had been called ‘a flash cunt’ by one of the youths. My contention is that to lads traditionally lacking in status, and being further deprived of what little they possessed there remained only the self, the cultural extension of the self (dress, personal appearance) and the social extension of the self (the group). Once threats were perceived in these areas, the only ‘reality’ or ‘space’ on which they had any hold, then the fights, in defence of this space become explicable and meaningful phenomena. (1976, 67-68)

Le combat avec le gang du Gars Willie s’inscrit pleinement dans cette logique, inauguré par l’insulte initiale qui constitue un des morceaux de bravoure de l’oratoire alexienne: «comment vas-tu, O toi, espèce de fiole puante d’huile de glaviot au rabais? Amène-toi que je t’en colle un dans les yarbilles, pour peu que tén aies, O toi, espèce de gelée d’eunuque», 32). Toute la «grande guerre de nuit» (31) s’articule autour de ces conflits tandis que les adultes («viokchos») sont terrés dans leurs tanières, hypnotisés par leurs «mondovisions» selon les critiques habituelles à la société de masses illustrées à l’époque par la célèbre anthologie de  B. Rosenberg et D. M. White (Mass Culture, 1957).

Au-delà de la pure transfiguration de la violence, le «nadsat» constitue aussi la reprise ironique du motif orwellien de la «novlangue» par l’infiltration dans le Monde Libre du langage du totalitarisme soviétique, hyperbolisation d’une autre panique morale: l’équation alors fréquente entre la menace de la délinquance juvénile et celle du Russe au couteau entre les dents… «And there was fine irony in the notion of a teenage race untouchable by politics, using totalitarian brutality as and end in itself, equipped with a dialect which drew on the two chief political languages of the age» (1990, 38). “Propagande. Infiltration subliminale”, résumera le technocrate skinnerien Brandon dans le roman (202).

Fourmillant de trouvailles musicalement fascinantes (derrière le polyglotte se cache encore le mélomane) la voix d’Alex devient un patchwork étonnant qui brouille les frontières des sociolectes, emblème au Royaume-Uni d’une sévère division des classes sociales. L’on passe ainsi des formules alambiquées de la politeness la plus posh au goût très pop art pour les onomatopées de toute sorte, indice d’une infantilisation profonde induite par les comic-books alors honnis par les «pessimistes culturels» dont Burgess à la fois se revendique et se distancie. Cette polyphonie carnavalesque (le thème du carnaval est par ailleurs présent dans le penchant grotesque du roman et de son adaptation, notamment dans la reprise improvisée du «Singing in the Rain» de Gene Kelly) devient le signe d’un effondrement culturel terminal tout en intensifiant le ludisme évident de cette épopée langagière («It turned out to be a considerable pleasure to devise new rhythms and resurrect old ones, chiefly from the King James Bible, to accommodate the weird patois»), contemporaine de Zazie dans le Métro (1959).

 

À SUIVRE: Mécaniques citriques (2): de la déhumanisation à la déréliction métaphysique.

 

Bibliographie citée

Anthony Burgess, L’Orange mécanique, Paris, Laffont, 1972

The Clockwork Testament, Hart-Davis, MacGibbon Publishers, 1974

You’ve Had Your Time, Heinemann, 1990

S. Cohen, Folk Devils and Moral Panics, Routledge, 2011 [1972]

S. Hall et T. Jefferson, Resistance through RitualsYouth Subcultures in Post-War Britain., New York: Holmes & Meier, 1976

D. Hebdige, Subculture, The Meaning of Style, Routledge, New Accents, 1979

S. Y. McDougal, Stanley Kubrick’s A Clockwork Orange, Cambridge Film Handbooks, 2003

 

  • 1. Le terme même de “panique morale” entre dans la méthodologie sociologique avec l’analyse que fait Stanley Cohen du traitement des conflits entre Mods et Rockers dans la presse britannique des sixties dans son célèbre Folk Devils and Moral Panics (1972). Comme le souligne l’auteur, "The criteria by which certain media driven narratives are easily recognized as moral panics need more careful explanation: drama, emergency and crisis; exaggeration; cherished values threatened; an object of concern, anxiety and hostility; evil forces or people to be identifi ed and stopped; the eventual sense of the episodic and transitory, etc." (2011, xxxiv). Néanmoins, "Calling something a ‘moral panic’ does not imply that this something does not exist or happened at all and that reaction is based on fantasy, hysteria, delusion and illusion or being duped by the powerful. Two related assumptions, though, require attention – that the attribution of the moral panic label means that the ‘thing’s’ extent and signifi cance has been exaggerated (a) in itself (compared with other more reliable, valid and objective sources) and/or (b) compared with other, more serious problems" (2011, vii).
  • 2. Voir Gangster Paradise: le Grand Non Américain.
  • 3.Screenwriter Evan Jones is quick to choose sides; as in Anthony Burgess' A Clockwork Orange the hooligan motorcycle gang is simply a mirror image of the institutionalized brutality of society at large. The Teddy Boys' outlaw disenchantment is a direct reaction to the warped values of the adult generation. As Bernard puts it, "The age of senseless violence has caught up with us too." James Bernard's Teddy Boy theme Black Leather Rock is an anthem for a new era of anarchy” (G. Erickson, These Are The Damned). Symptomatiquement le premier band punk anglais qui sortira un single s’appellera, en hommage au film de Losey, The Damned.
  • 4. David Denby, "Pop Nihilism at the Movies," Atlantic 229, no. 3, mars 1972, 102. R. P. Kolker, “A Clockwork orange... ticking” in S. Y. McDougal, 2003, 28
  • 5. «Il n’existait pas encore de loi interdisant d’injecter de ces nouvelles vesches qu’on mettait à l’époque dans le moloko des familles, ce qui faisait qu’on pouvait le drinker avec de la vélocette, du synthémesc ou du methcath, ou une ou deux autres vesches, et s’offrir quinze gentilles minutes pépère tzarrible à mirer Gogre et Tous Ses Anges et Ses Sants dans son soulier gauche, le mozg plein à péter de lumières» (9-10)
  • 6. C’est ce que comprendra notamment le critique d’art R. Hughes , analysant le rôle de la culture (Pop Art, musique, etc.) dans la dystopie de Kubrick: «The impression, a very deliberate one, is of culture objects cut loose from any power to communicate, or even to be noticed. There is no reality to which they connect.(…) At issue is the popular 19th century idea, still held today, that Art is Good for You, that the purpose of the fine arts is to provide moral uplift. Kubrick’s message, amplified from Burgess’s novel, is the opposite: art has no ethical purpose. There is no religion of beauty. Art serves, instead, to promote ecstatic consciousness. The kind of ecstasy depends on the person who is having it. Without the slightest contradiction, Nazis could weep over Wagner before stoking the crematoriums” (“The Décor of Tomorrow’s Hell”, Time, 27 décembre 1971