Mémétiques du coronavirus (3): Les origines monstrueuses

Mémétiques du coronavirus (3): Les origines monstrueuses

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 06/05/2020

L'énigme de l'origine de la pandémie (le célèbre «Patient zéro» du récit épidémique tel qu'analysé par Priscilla Wald) n'est dévoilé que dans la dernière scène de Contagion, invoquant de façon inattendue le principe structural du récit policier et brisant la linéarité chronologique jusque-là scrupuleusement respectée («Day 1»):

First, a bulldozer for Beth Emhoff’s company razes a tree for an unexplained demolition project, sending displaced bats flying over a pig farm, where a bat drops a piece of fruit. This fruit is then eaten by a pig that is shipped to a restaurant to be cooked, where a Chinese chef with poor hygiene habits spreads it to Beth Emhoff by shaking her hand. The last moments of the film emphasize its critique of global corporate capitalism and environmental destruction with strong racial and gender inflections. Interestingly, pinning the blame on these two figures, the dirty Chinese and the cheating blonde, feels heavy-handed and ideologically suspect, especially for a film otherwise devoted to accuracy and realism.” (D. Schweitzer, 2016, p. 82)

Orientalisation et « altérisation » (« othering ») se donnent littéralement la main pour incarner la menace du virus, selon les codes les plus ethnocentriques du « récit épidémique ». Mais, au-delà de cela, l´hybris du capitalisme globalisé détruit l´écosystème obligeant des animaux sauvages à entrer en contact avec des populations entassées dans des conditions insalubres, entraînant une catastrophe planétaire. La force de ce mythème situe in extremis le film dans le contexte idéologique des éco-fictions catastrophiques :

There is a strong emphasis in many outbreak narratives on the role humankind plays either in causing the virus or spreading it, stressing the repercussions of our abuse and disrespect of the natural order of things. In Contagion, for instance, the virus is a direct result of excessive development, corporate greed stripping animals of their natural habitat.(…) Globalization and modern living may have led to medical and technological advances, but they have also stripped away traditional food sources, both from people and animals, forcing both to eat what they would not normally eat as their traditional habitats are destroyed in the interest of capitalistic advancement. Environmental trespass breeds disease” (D. Schweitzer, 2016, p.85)

 

De la souillure

Le récit des origines du coronavirus se pare lui aussi de contours mythiques : le fait qu´on n´ait pu établir le « Patient Zéro » (motif essentiel du « récit épidémique » illustré, entre autres, par Contagion) n´a fait qu´auréoler son éclosion de mystère. Malgré le manque de preuves avérées, le mythème de la pollution qui renvoie aux théories anthropologiques de Mary Douglas sur la souillure a très vite focalisé l´attention sur le marché d´animaux sauvages de Wuhan (ironiquement, les images supposées de celui-ci qui sont devenues virales étaient celles d´un marché indonésien). Celui-ci a déclenché tout un imaginaire exotique où plane le spectre de la sauvagerie de l´Autre « orientalisé ».

C´est ainsi que la « soupe de chauve-souris » devint vite un mythème étiologique :

As news of the novel coronavirus spread online, one video became emblematic of its claimed origin: It showed a young Chinese woman, supposedly in Wuhan, biting into a virtually whole bat as she held the creature up with chopsticks. Media outlets from the Daily Mail to RT promoted the video, as did a number of prominent extremist bloggers such as Paul Joseph Watson. Thousands of Twitter users blamed supposedly “dirty” Chinese eating habits—in particular the consumption of wildlife—for the outbreak, said to have begun at a so-called wet market that sold animals in Wuhan, China”[1].

Là aussi il s´agissait d´une fausse attribution: “The video wasn’t set in Wuhan at all, where bat isn’t a delicacy. It wasn’t even from China. Instead it showed Wang Mengyun, the host of an online travel show, eating a dish in Palau, a Pacific island nation. Sampling the bat was simply an addition to the well-trodden cannon of adventurism and enthusiasm for unusual foods that numerous American chefs and travel hosts have shown in the past[2].

La viralité de l´image provient de ce qu´elle semble valider un imaginaire orientaliste parfaitement exploité dans la scène culte de Indiana Jones and the Temple of Doom 1984. « The feeling of disgust in The Temple of Doom appears to be aimed at a Western audience, providing an interpretative look at culinary differences as abnormal and repulsive”, écrit Lorna Piatti-Farnell dans Consuming Gothic: Food and Horror in Film (2017). “Manifestations of disgust, emerging from encountering foods that lack the recognition criteria of our cultural allowances, is a well-defined marker of what William Ian Miller terms the ‘us vs them’ structure of aversion. (…).When disgust pivots on the identification of foods that are, culturally speaking, portrayed as different and unusual, its evocation and manifestation confirms the perception of Otherness in those who view it – both within and outside of the cinematic diegesis – and designates those who consume it as the topical Other[3].

Le caractère tératogonique du banquet contre-nature (ou, selon Piatti-Farnell, « ethnocentric table of horrors ») est renforcé par le choix d´un bestiaire traditionnellement associé en Occident avec les puissances des ténèbres comme la chauve-souris, aux antipodes de la symbolique bénéfique que l´Empire Céleste lui confère (de par l´homophonie entre son nom -fu- et la « bonne fortune »). Oiseau sans plumes, elle constitue une des « abominations » du Lévitique (11:13–19) en tant qu´animal anormal dont l’existence remet en question la pureté des classifications, selon les analyses de Mary Douglas. La symbolique chrétienne va renforcer cette image négative, en en faisant l´image de ceux qui refusent de voir les vérités lumineuses de la foi, au point que Dante, au XXXIVe chant de l´Enfer, affuble le Diable lui-même de ses ailes (« non avean penne, ma di vispistrello era lor modo »). Cette diabolisation en fera une des coqueluches du Romantisme noir (dont on trouve notamment écho dans l´ornementation funéraire du Père Lachaise) et l´on sait comment Bram Stoker finira par l´associer à sa mythologie syncrétique du vampire, propulsant sa popularité dans la culture populaire de masses (qu´il suffise de penser aux décorations d´Halloween).

L´impureté de la chauve-souris rivalise, dans le récit des origines du virus, avec celle, plus exotique, du pangolin, dont la cuirasse d´écailles, unique parmi les mammifères, lui confère un aspect tératologique (alors qu´elle est extrêmement prisée par la médecine traditionnelle chinoise). Symptomatiquement, le pangolin est évoqué par Mary Douglas dans son étude canonique :

When a human couple produce twins or triplets they have been able to break through the normal human limitations. In a way they are anomalous, but in the most auspicious possible way. They have a counterpart in the animal world, and this is the benign monster to which Lele pay formal cult, the pangolin or scaly ant-eater. Its being contradicts all the most obvious animal categories. It is scaly like a fish, but it climbs trees. It is more like an egg-laying lizard than a mammal, yet it suckles its young. And most significant of all, unlike other small mammals its young are born singly. Instead of running away or attacking, it curls in a modest ball and waits for the hunter to pass. The human twin parents and the forest pangolin, both are ritualised as sources of fertility. Instead of being abhorred and utterly anomalous, the pangolin is eaten in solemn ceremony by its initiates who are thereby enabled to minister fertility to their kind. (…) In their descriptions of the pangolin’s behaviour and in their attitude to its cult, Lele say things which uncannily recall passages of the Old Testament, interpreted in the Christian tradition[4].

L´on ne saurait, bien évidemment, projeter telles quelles les croyances de cette ethnie congolaise sur celles qui animent la médecine traditionnelle chinoise, bien qu´une logique analogue semble être à l´œuvre (les écailles de l´animal sont censées, entre autres, guérir l´infertilité). Toutefois, cette hésitation entre les catégories renforce sa symbolique « polluante » dans la réception occidentale, alimentant la stéréotypie xénophobe qui englobe dans un même mouvement de rejet médecines traditionnelles et habitudes alimentaires venues d´ailleurs. Ces dernières sont notamment la cible d´une série de mèmes où les chinois menancent de manger des extraterrestres, ou les mangent effectivement, poussant l´impureté jusqu´à l´extrême.

 

 

Théories du complot

Or, à ce mythe des origines qui place le virus du côté de l´impureté tératogonique, la webosphère conspiranoïaque oppose un autre plus inquiétant qui démultiplie son potentiel mythopoétique. Dans nos sociétés de contrôle l´aspect archaïque de la pandémie devient une anomalie intolérable, voire irreprésentable. D´aucuns lui préfèrent le visage du virus fabriqué, réconciliant le mythe de la « causalité diabolique » chère à toute conspiranoïa (Léon Poliakov) et celui, prométhéen, de la Nature soumise à l´humain, fut-ce dans un but tératologique. A. G. Fettner, étudiant les théories du complot sur les origines du Sida, expliquait leur popularité du fait qu´une grande partie de la population trouvait « inconcevable qu´un événement aussi mortifère ait pu avoir lieu sans l´intervention de l´humanité »[5].  De même, Heather Schell signale « the drive in virus narratives to maintain a fiction of human control by positing humans as the ultimate cause of epidemics »[6], citant le best-seller scientifique d´Andrew Nikiforuk (The Fourth Horseman, 1991) qui affirme que ce sont les humains qui ont toujours « invoqué aveuglement le [quatrième cavalier de l´Apocalypse] » (xvi).

L´idée d´une responsabilité humaine sert à maintenir la fiction du contrôle sur la Nature, fut-ce un contrôle relatif (la thèse « accidentaliste ») ou maléfique (la thèse « intentionnelle »). C´est d´ailleurs le propre du complotisme, qui postule un causalisme strict qui tient lieu de nouveau providentialisme : tout est connecté, tout a une cause et une finalité, il existe un « master plan »[7].

L´on peut y voir une certaine nostalgie du modèle expiatoire traditionnel, hérité des dix plaies bibliques qui informait l´imaginaire occidental des chroniqueurs florentins de la Peste Noire Gabriele de Musi et Giovanni et Matteo Villani jusqu´aux abords du XXe siècle : on peut y voir encore un écho, quoique archaïsant de par son inscription dans le genre de la reconstitution historique, dans Die Pest in Florenz de Fritz Lang (1918) qui est par ailleurs une des premières pandémies filmiques.

« Beaucoup de civilisations ont spontanément établi ce lien entre calamité terrestre et colère divine. Le judéo-christianisme ne l'a pas inventé », écrit Jean Delumeau. « Mais il est vrai que les hommes d'Église et l'élite qu'ils entraînaient le renforcèrent de toutes les façons. (…) De façon constante l'Église, se référant aux épisodes de l'Ancien Testament et notamment à l'histoire de Ninive, présentait les calamités comme des punitions voulues par le Très-Haut courroucé » (op. cit). Ainsi pour Luther une peste est « un décret de Dieu, un châtiment envoyé par lui »; tandis qu´elle est pour Ambroise Paré « un des fléaux de l'ire de Dieu, [et] nous ne pouvons sinon tomber en toute extrémité de maux, quand l'énormité de nos péchés a provoqué sa bonté à retirer sa main favorable de nous et nous envoyer une telle plaie ». Elle est encore « le jugement de Dieu » et la « punition » pour D. Defoe qui rappelle le texte de Jérémie V, 9 (« Est-ce que je ne visiterai pas ceux-ci, dit le Seigneur, et d'une pareille nation mon âme ne se vengera-t-elle pas ? »). L´on retrouvera le même raisonnement lors de l'épidémie de choléra en 1832 et ses échos resurgiront encore jusqu´aux premières années du Sida.

Toutefois, il semble cette fois-ci entièrement marginal. Mis à part les djihadistes (dont on pouvait prévoir la réaction) et quelques excentriques de diverses confessions (tel ce rabbi israélien), très peu de discours associent le coronavirus à une quelconque punition divine, sans qu´aucun même ne s´en soit fait écho. Le pape François s´est d´ailleurs clairement prononcé contre cette idée. Sous des dehors anodins, le coronavirus fonctionne là aussi comme un puissant révélateur de transformations sociétales profondes. Est-ce là le signe d´une sécularisation définitive de l´Histoire non seulement à l´échelle occidentale mais, cette fois-ci planétaire? Ou bien l´idée d´un Dieu vengeur est-elle devenue peu compatible avec une société de plus en plus « religieusement correcte »? Ou enfin est-ce plutôt la prévalence mythique d´autres modèles qui déplacent le modèle de la Faute? C´est là où intervient le complotisme, que l´on peut envisager comme une sorte de substitut du Providentialisme et dont la plasticité permet l´incorporation dans différentes traditions religieuses et culturelles.

Tel qu´analysé par Frederic Jameson dans The Geopolitical Aesthetic, le complotisme est devenu une sorte de paradigme hégémonique, étendu désormais à l´échelle planétaire, un “unconscious, collective effort at trying to figure out where we are and what landscapes and forces confront us in a late twentieth century whose abominations are heightened by their concealment and their bureaucratic impersonality.”[8] L´on ne peut donc être surpris par la floraisons de théories du complot qui entourent l´éclosion du coronavirus.

La présence du désormais célèbre Wuhan Institute of Virology (WIV) sert d´embrayeur (au sens jakobsonien) de tout un imaginaire nourri de décennies de fictions pandémiques. “Outbreak narratives frequently integrate conspiracy with the issue of responsibility: government conspiracy, as in Outbreak or The Hades Factor, or corporate and government conspiracy for economic gain, as in Toxic Skies or in the X-Files episode “F. Emasculata”, écrit Dahlia Schweitzer (op. cit, p. 75), Ainsi dans Outbreak, “the fault of the virus may not initially have been with the government, which tried to destroy the virus when it was first discovered in 1967, but it is a government conspiracy that allows the virus to spread”, tandis que dans The Hades Factoran American government–engineered virus spreads on domestic soil, having fallen into terrorist hands” et que Toxic Skies présente (comble de la perversité néolibérale) “a pharmaceutical company that deliberately weakens American’s immune systems so as to make higher profits” (id).

Symptomatiquement, ces intrigues étaient elles-mêmes recyclées de fictions antérieures: le plan militaire de l´Operation Clean Sweep dans Outbreak, visant à bombarder Cedar Creek et, sous prétexte de contenir la pandémie, oblitérer les traces du virus que l´on compte utiliser en tant qu´arme biologique, rappelle la stratégie du Col. Mackenzie dans Cassandra Crossing (1976) qui entend profiter de l´écroulement du pont éponyme pour détruire, avec les passagers du train, toute trace de l´arme chimique que le gouvernement américain avait développée. The Hades Factor ne va pas sans rappeler le roman de Clive Cussler Vixen 03 (1978), où un Boeing de l’armée américaine transportant des barils contenant une culture de bacilles de la peste disparaît avant d´être récupéré par des terroristes qui s’emparent de son cargo et en menacent Washington. Enfin, La Nuit tous les chats sont gris de Gaston Martin (1950), où un laboratoire crée un virus capable de contaminer toute la France en moins afin de vendre l’antidote, annonce les actions criminelles de la compagnie pharmaceutique de Toxic Skies.

De même, les théories qui entourent notre pandémie actuelle se situent dans un perpétuel recyclage : que ce soit le modèle « accidentaliste » de la fuite du laboratoire  ou celui de la fabrication d´un Bioengineered virus, voire d´une arme biologique, chinoise ou américaine, le virus conspirationnel s´intègre dans une longue lignée de représentations qui agissent, comme on l´a vu, à la manière de simulations.

Ainsi, la thèse de la fuite, attestée par BBC News China dès le 5 février 2020 et rendue virale par un long (pseudo)documentaire financé par le culte Falun Gong, persécuté par le Parti communiste chinois (qu´il accuse d´être à l´origine du « CCP virus ») était déjà présente dans une des premières fictions pandémiques, « Le Microbe du professeur Bakermann. Récit des temps futurs », publiée en 1890 par Epheyre Charles dans la Revue politique et littéraire. Malgré des nombreux démentis, la rumeur a continué de plus belle, alimentée notamment par le président des États-Unis, qui se réfère continuellement, de manière délibérée au « China virus », dans une claire tentative de mobiliser l´aspect le plus xénophobe du « récit épidémique » : « “Othering” is the second key thematic trope of the outbreak narrative, both as a way to reflect on how a disease would (and could) spread and as a way of placing blame and indulging implicit racism and stigma », rappelle Dahlia Schweitzer (op cit, p.57).

Que ce soit dans les discours épidémologiques ou les fictions pandémiques, “fear of the spread of disease is developed in only one direction, from marginalized, deviant, or underdeveloped groups to native, mainstream, or developed society”, écrivent Qijun Han et Daniel R. Curtis. “Globalization and the fear that exotic diseases can be transported into modern urban environments, together with increased access to air travel, has to some extent heightened these kinds of concerns about scapegoating. Viruses know no borders and thus become easily entangled with contemporary anxieties over migration and refugees”. Comme conséquence, “Asian populations in Chinatowns of various Western cities were victimized in the wake of severe acute respiratory syndrome (SARS)”[9], ce qui s´est répété lors de la présente pandémie.

Dans l´analyse détaillée qu´ils font de l´utilisation de l´expression trumpienne, Dana Lindaman et Jérôme Viala-Gaudefroy signalent comment elle s´inscrit dans une machinerie rhétorique bien huilée :

« The expression “foreign virus” implies that the nation is a body facing an external threat identified as foreign. The nation-as-a-body is a common metaphor in the English language (think of expressions such as “head of state,” “head of government,” “long arm of the law”, etc.), but it also a metaphor used in anti-immigrant rhetoric as professor O'Brien has shown in his book, Contagion and the National Body. Donald Trump himself has associated immigrants with “disease coming into our country,” (June 11, 2019), “communicable disease” and “tremendous medical problem coming into a country” (Dec. 11, 2018), including during the 2015 primary campaign. Such language implies that borders will protect an uncontaminated, homogeneous and somewhat “pure” population from the filthy, malignant foreigner”[10].

Une variante romanesque de la théorie de la fuite suppose que le virus fut en fait volé… dans un laboratoire Canadien! Nous retrouvons là le versant « techno-thriller » cher aux fictions d´espionnage (rappelons aussi que Virus commence par une scène similaire où un scientifique vient de voler dans un laboratoire sous haute surveillance d´Allemagne de l´Est le virus éponyme… qui avait lui-même été subtilisé aux Américains). Peut-être est-ce le relatif prosaïsme attribué au Canada qui a enrayé le triomphe de cette variante ou bien sa faible capacité d´expansion phobique.

L´idée de la fuite est solidaire avec celle du virus génétiquement modifié: un tiers des personnes interviewées par The Atlantic (30/04/2020) affirme croire que le virus à été manipulé à dessein. Héritière des expérimentés microbiens des savants fous de la Fin de siècle (envers diaboliques des pionniers de la bactériologie), la manipulation des virus est devenue hégémonique dans les fictions pandémiques depuis les années soixante (le techno-thriller paranoïaque d´Alistair MacLean The Satan Bug, publié en 1962 et adapté au grand écran trois ans plus tard par John Sturges faisant figure de déclencheur). Indissolublement liée à la guerre biologique, les deux motifs sont difficilement séparables dans la fiction et, symptomatiquement, vont aussi de pair dans les théories du complot.

Pierre Versins ironisait déjà en 1972 dans sa Somme colossale : « avant d´entrer dans la réalité (ou tout au moins les projets de réalité), la guerre bactériologique, qui est en science-fiction la manière la plus intéressante d´utiliser les microbes, a fait l´objet d´ouvrages saisissants »[11]. Gavés de décennies de fictions où les pandémies sont inéluctablement liées à la guerre biologique et à des sombres conspirations gouvernementales ou terroristes, il n´est pas surprenant qu´une partie importante des citoyens du Village global souscrive aux théories complotistes qui entourent le coronavirus. Que cela puisse nourrir à la fois les fantasmes sinophobes et la hantise de la toute-puissance sournoise de l´impérialisme états-unien (le virus chinois serait américain, voire… canadien!) montre la malléabilité, et donc le caractère étalable (ou « spreadibility») du modèle (des variantes islamophobes et antisémites sont très vite apparues).

Ainsi, alors que Trump accuse la Chine et semble chercher un simulacre de « casus belli » (qui ne va pas sans évoquer la fabrication des célébres –et inexistantes- armes irakiennes de destruction massive), en République populaire le coronavirus accusé d´être une arme biologique américaine :

According to London-based The Economist, plenty of conspiracy theories exist on China's internet about COVID-19 being the CIA's creation to keep China down.[153] NBC News however has noted that there have also been debunking efforts of U.S.-related conspiracy theories posted online, with a WeChat search of "Coronavirus is from the U.S." reported to mostly yield articles explaining why such claims are unreasonable.[154] According to an investigation by ProPublica, such conspiracy theories and disinformation have been propagated under the direction of China News Service, the country's second largest government-owned media outlet controlled by the United Front Work Department.[155] Global Times and Xinhua News Agency have similarly been implicated in propagating disinformation related to COVID-19's origins.[156] »[12]

Une variante romanesque accuse même les athlètes américains ayant participé aux Military World Games de 2019  à Wuhan d'y avoir introduit le virus. Ces agents secrets semant, sous couvert de compétition amicale, la destruction bactériologique nous ramènent aux fictions para-bondiennes (le modèle ayant été établi dans On Her Majesty's Secret Service, 1969[13]), voire à l´âge d´or des pulps avec leurs cohortes de métèques armés de maladies en phioles et inlassablement combattus par Secret Agent X (City of the Living Dead, 1934, Plague of the Golden Death, 1937, etc.) et autres garants du « corps politique » sans cesse menacé. Mais ce qui est le plus étonnant c´est qu´une telle théorie ait été endossée par Zhao Lijian, porte-parole du ministère des Affaires étrangères de la République populaire de Chine.

Loin d´être l´apanage de la « lunatic fringe » particulièrement désœuvrée en période de confinement, on a là une véritable machinerie de propagande, extension des nouvelles guerres cybernétiques, qui font du « softpower » et du « storytelling » des enjeux stratégiques majeurs.  L´embrigadement des théories du complot dans ces guerres d´un genre nouveau (et que l´on pourrait nommer « baudrillardiennes ») contribue à transformer le web en un labyrinthe d´intoxications

Dans ce contexte les théories les plus délirantes peuvent trouver un écho. Ainsi Snopes signale un post qui établit un parallélisme entre le logo du laboratoire de Wuhan (WIV) et l'« Umbrella Corporation », l'agence responsable de la fabrication du virus qui déclenche l'apocalypse zombie dans la franchise transmédiatique Resident Evil. Le fait que cette fumisterie typiquement geek ait pu retenir quelque peu l´attention (dont celle de Wikipédia!) en dit long sur l´imbrication entre les fictions pandémiques les plus fantastiques et la « surinterprétation » complotiste dans laquelle nous baignons[14].

À cette malléabilité des accusations complotistes correspond celle des objectifs supposés, qu´ils soient la déstabilisation géopolitique globale sur le vieux principe des super-méchants (hérité, nous l´avions vu ailleurs, des libertins sadiens monstrifiés par la culture pop[15]) ou, à l´inverse, le contrôle total de l´humanité (bivalence déjà présente dans le canon superhéroïque, hésitant entre destruction et domination), voire, plus modestement, le racket mondial des vaccins. Selon une logique déjà établie, tout ceci peut se combiner dans des figures de plus en plus complexes (le contrôle de l´humanité par l´implantation de biochips avec les vaccins, sous l´égide du corporate villain ultime, Bill Gates, etc.).

Refont ainsi surface d´autres mythèmes des fictions pandémiques, telle que celle du contrôle malthusien de la population, déjà présente dans « La peste rouge » de Jean Bruyère (1898), où le bacille éponyme est mis au point par un savant qui vise à lutter contre la pauvreté en éliminant une partie du « problème » (et dont le sérum pour contrôler ce projet d´eugénisme radical s´avère ironiquement inefficace). Le thème fut notamment repris par Marcel Aymé qui en fit une version encore plus sinistre (puisque provenant d´une initiative gouvernementale) dans sa nouvelle sarcastiquement intitulée « Pastorale » (1931).

La menace biologique se double de technophobie dans la théorie qui fait du coronavirus un écran de fumée pour couvrir le véritable danger : les maladies induites par les champs électromagnétiques dégagés par les nouvelles antennes 5G (aussi accusé de produire directement le coronavirus). L´on peut ici songer, outre les diabolisations des ordinateurs et autres appareils électriques dans le sous-genre du « techno-horreur » qui accompagna les mutations technologiques de « l´âge électronique » (McLuhan), au Napus, Fléau de l’an 2227, de Léon Daudet (1927) où une épidémie de disparitions (d´où le titre, qui imite l´expression enfantine « N’a pu ») est liée à l’excès de vibrations électriques du confort moderne. 

Cette malléabilité des menaces qui peuvent ainsi se superposer ou s´interconnecter contribue à la viralité des théories du complot, toujours prêtes à accueillir des nouvelles variations en leur sein, puisque dégagées des lois habituelles de l´argumentation. Bizarrement les théories habituelles sur les Reptiliens et autres Anunnaki brillent par leur absence dans la cacophonie complotiste autour du coronavirus; ce n´est peut-être qu´une question de temps, ou encore la concurrence des autres mèmes est-elle trop forte dans cette lutte darwinienne pour la captation de l´attention.

Fait significatif, la simulation devient elle-même, littéralement, source d´une herméneutique du soupçon, dans un ultime vertige néobaroque :

At a hotel near New York City’s Central Park, the Johns Hopkins Center for Health Security hosted a pandemic exercise dubbed Event 201. It enlisted 15 public health experts and leaders from governments and industries to try to figure out the best course of action if a horrific pandemic were to tear its way across the globe. The simulation came stocked with expert briefings and news updates from the fictional GNN, complete with talking head segments. The pandemic was modeled after real-life close calls. The fictional plague was a coronavirus, related to the germs that cause SARS and MERS, that first spread from pigs in South America to farm workers. But unlike its cousins, the pretend virus, coined CAPS or coronavirus acute pulmonary syndrome, was better at transmitting itself from person to person…”[16]

Le mystérieux “Event 201” se retrouvera inévitablement évoqué dans les théories de la conspiration qui supposent une manipulation de la pandémie par les géants du « Big Pharma » (et l´inévitable Bill Gates).

Ce vertige est justement le propre, selon Baudrillard, de la « précession des simulacres » : « cette confusion du fait avec son modèle (plus d’écart de sens, plus de polarité dialectique, plus d’électricité négative, implosion des pôles antagonistes), c'est elle qui laisse place à chaque fois à toutes les interprétations possibles, même les plus contradictoires — toutes vraies, au sens où leur vérité est de s’échanger, à l’image des modèles dont elles procèdent, dans un cycle généralisé » (1981, p.32). Nous sommes désormais immergés dans l´« Enfer de la simulation, qui n'est plus celui de la torture, mais de la torsion subtile, maléfique, insaisissable, du sens. Ceci ne résulte pas forcément en un désespoir du sens, mais aussi bien en une improvisation de sens, de non-sens, de plusieurs sens simultanés qui se détruisent » (id, ibid).

 

Que ce soit dans sa variante du banquet impur ou dans celle de la modification génétique, l´on reconnaît des « scripts » préalables abondamment illustrés par le discours social et la culture populaire de ces dernières décennies. Cela connecte avec le caractère de simulacre de ce mythe hypermoderne en devenir.

 

 

 

Bibliographique principale citée

Baudrillard, Jean, Simulacres et simulation, Galilée, 1981

Schweitzer, Dahlia, “Going Viral: Outbreak Narratives in Contemporary American Film and Television”, UCLA, Thèse, 2018,

Wald, Priscilla, Contagious: Cultures, Carriers, and the Outbreak Narrative, Duke University Press, 2008

 

 




[2] Id, ibid

[3] L. Piatti-Farnell, Consuming Gothic: Food and Horror in Film, Palgrave Gothic, 2017, p. 225

[4] M. Douglas, Purity and Danger. An analysis of concepts of pollution and taboo, Routledge, 2001 [1966], p. 169-170

[5] A. G. Fettner, Viruses: Agents of Change, New York: McGraw-Hill, 1990, p. 3

[6] Heather Schell, “The Sexist Gene: Science Fiction and the Germ Theory of History,” American Literary History 4.4, Winter 2002, p. 823

[7] Peter Knight, Conspiracy Culture: From Kennedy to “The X-Files”, London: Routledge, 2000, 208.

[8] F. Jameson, The Geopolitical Aesthetic: Cinema and Space in the World System, Bloomington: Indiana University Press, 1992, p. 3

[9] Qijun Han et Daniel R. Curtis, "Social Responses to Epidemics Depicted by Cinema", Emerging Infectious Diseases, Fev. 2020, 26 (2)

[11] P. Versins, ’Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction de Pierre Versins, Paris, L’Age d’homme, 1972, p. 89

[13]Des athlètes olympiques profitent de la compétition pour empoisonner les réservoirs d´eau d´Amérique  dans Go-Go Sadisto (1969) de Clyde Allison (pseudonyme de William Henley Knoles), quatrième volet de la très délirante série The Man from Sadisto, qui constitue une des  meilleures parodies « soft-core » de la création d´Ian Fleming. Peut-on en conclure que les autorités chinoises s´intéressent, tels des hipsters bibliophiles, aux sleaze paperbacks vintage?

[14] Je me permets de renvoyer ici à l´étude de la « sur-interprétation » virale dans Schtroumpfologies par A. Domínguez Leiva et Sébastien Hubier (Dijon, Murmure, 2016)