L'ordalie perpétuelle de John McClane, Action Hero reaganien (2)

L'ordalie perpétuelle de John McClane, Action Hero reaganien (2)

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 28/02/2013
Catégories: Crime, Action

 

Moins un outsider déchu comme le vétéran de Vietnam John Rambo ou un pur underdog comme Rocky, McClane porte en lui une fêlure qui est, comme chez Leland, avant tout domestique (mais l’on sait l’analogie qu’imposa le cinéma reaganien entre la domesticité et le macrocosme impérial):

Director John McTiernan explains that the key to the Willis character is that he is a man contending with an immense sense of self-loathing and feelings of failure. As his wife has been able to take over the traditional masculine role of family provider, he has become obsolete. When the action begins with a terrorist takeover of the building, however, only the physical, violent methods of the traditionally masculine man are successful against the villains.1

Se distinguant du pur epos impérial propre aux fantasmes compensatoires de la défaite de Vietnam, McClane devient ainsi le signe de la résilience de la masculinité dans un contexte de crise à la fois domestique et sociétale. Comme le signale B. W. Donovan:

These action heroes need to prove they still have a place in this world. The best way they can do it is when a threat presents itself, when through brute power, ultrahuman stoicism, and the ability to take pain where mere mortals break down, they assert themselves and prove their worth, if only for a short while. In just as many films, the action hero tries to prove not just his worth to the world at large, but that his life, as a whole, had some meaning that is worth remembering, worth passing on to his offspring. Action heroes try to hold on to their families that are either in a crisis because of them or faring well despite them. (…) The crisis of masculinity lies in the paradoxes and contradictions between what a man needs to do, what a man is expected to do to fit in, the legacy he will try to leave for the future through family and children, and how he is regarded and treated for it in return.2

En devenant chevalier servant à la rescousse de sa femme (et non plus sa fille comme dans le cas, plus pathétique, de Leland), qui l’a quitté pour poursuivre une carrière dans la compagnie «ennemie» (car japonaise) Nakatomi, McClane réinstaure de façon éclatante la hiérarchie patriarcale. La lutte onomastique autour du nom de Holly articule ce processus de façon explicite, comme le signale S. Jeffords:

McClane’s wife, now calling herself by her maiden name, Holly Generro, and working at a top position for the Nakatomi Corporation (aligning feminist interests with Japanese takeovers of the U.S. Economy –both trying to destroy the fabric of American patriarchal capitalism) has left her husband in New York (…). But by the close of the film, after she has watched with pleasure his ability to thwart the robbers and after he has rescuer her, she doesn’t fight with him anymore (…) Throwing any remaining feminist sentiments aside, and offering a resounding victory for the New Right/Reagan definition of family, Holly [identifies herself] as “Holly McClane”. The simultaneous and two-sided attacks on the “values” of Reaganism have been put to rest by the hard body of one New York cop.3

Cette bataille symbolique continuera de hanter la série, transférée de la Mère à la Fille (qui renie le Nom du Père dans Die Hard 4.0 avant de l’endosser avec fierté à la fin du film) puis au Fils (même mouvement du déni à l’acceptation dans A Good Day to Die Hard), McClane étant sans cesse voué à réinstaller son rôle patriarcal, axe central de sa petite (car très schématique) mythographie. D’où la nécessité de son Éternel Retour, et de l’affirmation, à travers son éternelle victoire sur ses propres échecs, de sa Mission héroïque. Alors que le chef des mercenaires nationalistes post-reaganiens qui prennent d’assaut l’aéroport de Washington Dulles dans Die Hard 2 lui dit "You're the wrong guy in the wrong place at the wrong time", il répond "The story of my life", avant de retourner la situation et montrer que c’est précisément lui le «gars juste pour l’endroit juste au moment juste». Autrement dit le outsider, emblème de la masculinité déplacée, est encore une fois devenu le Sauveur.

Le processus de déplacement est plus marqué encore, domestiquement et socialement, dans Die Hard: With a Vengeance. Ainsi l’inspecteur Walter Cobb décrit sa déréliction au téléphone au mystérieux Simon Gruber qui veut se venger sur l’assassin de son frère (Alex dans le premier volet de la saga): «I can appreciate your feelings for McClane. But believe me, the jerk isn't worth it. He's stepped on so many toes in this department, by next month he's going to be a security guard. His own wife wants nothing to do with him, and he's about two steps shy of becoming a full-blown alcoholic”. Fidèle à son autodérision, McClane fait signe qu’il lui reste juste “one step”. Bien qu’il s’agisse d’une tentative de calmer le monstrueux criminel, McClane devra une nouvelle fois relever le défi de s’ériger jusqu`au statut héroïque bien que, cette fois, la réconciliation avec sa femme soit laissée en suspens lors de son coup de téléphone final, sur fond de désastre cathartique, pendant que défile le générique de fin.

Cette réconciliation aura échoué pour de bon, acculant le héros à une amertume qui est le signe de son aliénation envers les valeurs d’une société corrompue qui ne sait plus reconnaître l’héroïsme (présenté encore une fois comme consubstantiel à la masculinité): «Do you know what you get for being a hero? Nothing! You get shot at. Pat on the back, blah blah blah. That a boy! You get divorced... Your wife can't remember your last name, kids don't want to talk to you... You get to eat a lot of meals by yourself. Trust me kid, nobody wants to be that guy. [I do this] because there is nobody else to do it right now. Believe me if there was somebody else to do it, I would let them do it. There's not, so [I'm] doing it. That's what makes you that guy.» Mais à la fin du film, sa fille qui l’avait renié reprendra avec fierté le nom de «Lucy McClane» et le mauvais gendre qui voulait «aller trop loin» dans la voiture est substitué par le jeune hacker qui a montré, sous son aile tutélaire, une filiation symbolique envers le héros patriarcal. Significativement, le dernier opus, bien qu’il dilue entièrement la structure et la mythographie de la saga, maintient cette tension autour de la filiation, avec la reprise en main du fils qui, bien qu’éloigné du Père, fera preuve d’être son digne héritier. «Papa, je t’en supplie, cette fois essaie de ne pas empirer les choses» lui dit sa fille en ouverture de la bande-annonce, resituant le conflit domestique au centre du mythe. «Est-ce que ces choses t’arrivent tout le temps ou est-ce que c’est toi qui les provoques?» lui demandera son fils, à quoi McClane ne peut que répondre «c’est ce que je me demande moi aussi», ce qui montre sa profonde aliénation envers la structure qui fonde son Éternel Retour –lequel est, avant tout, celui du patriarcat américain.

McClane est d’autant plus réductible à ce mythème de la rédemption patriarcale qu’il reste, dans l’ensemble, très peu caractérisé. Comme les héros homériques et épiques, il va être défini par quelques attributs, dont son célèbre cri de guerre «Yippee-ki-yay, motherfucker». Cette expression condense la symbolique du personnage, prolongeant son identification semi-ironique avec la figure du cowboy: le cri singulier provient de la chanson comique de Bing Crosby «I'm an old cowhand from the Rio Grande» dans son western musique Rythm on the Range (1936); Sinatra lui-même, pour lequel le rôle de McClane était initialement prévu, l’avait reprise à son tour.  Mais le très brutal «motherfucker» (qui sera censuré dans Die Hard 4.0 du fait de son rating PG-13) marque à la fois la distanciation envers le mythe sacchariné du cowboy et son violent aggiornamento.

Prononcé avant l’exécution imminente de l’ennemi, l’expression devient aussi l’embrayeur de ce que J. Kendrick définit comme le «déplacement de la violence à travers la comédie» qui, selon lui, marque le traitement hygiénique du massacre dans le «Hollywood Bloodshed» reaganien.

Central to this strategy, particularly in terms of comedy acting as a “release valve” to deflate the violence of violence, was the emergence of the “quip,” the funny, unexpected pun or comment made by an action hero in response to a moment of screen violence. (…)In fact, one could argue that the film is about nothing but attitude. It has to be: Short in the narrative department, filled with caricatures, and largely lacking in any real surprises, all it has is attitude. (…) Bruce Willis mined that same attitude in Die Hard, resulting in the immortal “Yipee-kay-eh, motherfucker” line he delivers to Hans Gruber (Alan Rickman), the movie’s villain. In all of these cases, whether the comedy is about quips or attitude or both, its central effect is to reduce screen violence to a game at best, a joke at worst—ultimately and most important, nothing for audiences get upset about.4

Mais, plus que par toute autre chose, McClane est défini par son rôle dans un chronotope donné, celui de l’urgence dans le temps (signe symptomatique de ce «culte de l’urgence» qui, selon Nicole Aubert (2003), caractérise nos «sociétés malades du temps») et du huis clos dans l’espace, d’abord dans la «Tour infernale» du Nakanomi Plaza, ensuite dans l’aéroport Washington Dulles (référence cette fois-ci à un autre grand pilier du film catastrophe, Airport), puis, dans un élargissement progressif, dans la ville de New York prise en otage par Simon Gruber (Jeremy Irons), la Nation elle-même en proie à une attaque cyber-terroriste (articulée autour de la capitale dans le 4e volet) et enfin dans le locus terribilis traditionnel de l’ennemi de la Guerre froide, Moscou et ce qui est présenté comme son Double mortifère, Tchernobyl (dans Bonne journée pour crever). Ce retour aux trois unités, de temps, d’espace et d’action, est faussement classique, emporté de fait par le souffle néobaroque d’une «histoire de bruit et de fureur» marquée par un rythme frénétique qui conditionnera la grammaire des FAGS à venir. C’est notamment dans le deuxième volet que le montage vertigineux (1 plan par 1, 24 secondes) installe le «chrarotope» de la violence qui caractérisera par la suite le genre5.

Fusionnant les huis clos propres aux films de braquages («heist movies»), d’otages («hostage movies») et de sièges (de longue tradition dans les westerns et les films de guerre) avec ceux des films catastrophes, genres que le film fusionne dans une hybridation novatrice, le premier Die Hard fait de la Tour Nakanomi un personnage central du drame. Sa centralité, déjà patente dans la couverture du roman original, est confirmée par les premières publicités pour le film («Suspense, Excitement, Adventure on Every Level!»). Éminemment phallique (John y résoudra ses tensions matrimoniales en la faisant exploser et en achevant toute la horde -freudienne?- de ses assaillants) elle est aussi babélienne (d’où sa porosité aux doubles assaillants de l’Amérique, économiques –les Japonais- et militaires –les terroristes), signe d’une Hybris qui appelle sur elle la destruction purificatrice. Car ce temple capitaliste équipé de la dernière technologie et témoin de l’éclectisme clinquant de l’architecture postmoderne, symbolisant les Eighties triomphantes, est en fait un espace déshumanisé et déshumanisant, essentiellement impur (le lieu d’une double trahison, celle du take over nippon et celle de Holly qui s’y est, comme son prétendant cocaïnomane, vendue).

La purification viendra de l’intérieur de ses propres entrailles, qui sont symptomatiquement celles du passé industriel de la Nation, territoire privilégié du blue collar mythifié qu’est le Action Hero reaganien.

Industrial settings are staples of the genre, especially as settings for climactic battles”, écrit E. Lichtenfeld. “Foundries, factories, basements, chemical plants, shipyards, and the like are prominent in such films as Wanted Dead or Alive, Cobra, Commando, Robocop, Eraser, two of the Die Hards, the 3 Terminators, 4 of the Dirty Harrys, all 4 Lethal Weapons and others. According to production designer Jackson DeGovia "designers like industrial settings because they’re massive, they’re masculine and they light well (...). They’re the ultimate toys for boys. They have lots of places to hide, lots of levels (..) readily available and they’re usually isolated (…) These are the waste products of society. The industrial setting has the mystique of the lair, of abandonment. It is Orpheus-into-the-underworld, where evil comes from.6

Le passé industriel devient ainsi le lieu d’un véritable retour du refoulé dans le cadre d’un capitalisme post-industriel de plus en plus voué à la spéculation financière, dont Reagan va être le champion sous les dehors de son apologie de l’héritage traditionnel. Outsider devenu suprême insider, McClane va hanter ces espaces qui constituent, comme le Nostromo du premier Alien (1979) que parfois ils évoquent, les entrailles du Monstre. Jungle de béton, de verre et d’acier qui évoque le roman dystopique de J. G. Ballard High-Rise (1975) des dires mêmes du directeur artistique J. De Govia: «When I first read the script, I saw a jungle maze. It reminded me of the book High Rise by J. G. Ballard in which a modern building becomes a tribal battleground. (...) When the building is a jungle, people revert to utter realism, which is savagery (...) McClane moves through the building not touching the floor, like a predator in a jungle»7.

Cette image (qui par ailleurs fait allusion à l’autre grand succès de J. McTiernan, Predator, tourné l’année précédente comme une sorte de «Rambo meets Alien» avec Schwartzy) donnera le titre à la version espagnole du film («La Jungla de Cristal»), celle française lui préférant le plus abstrait «Piège de cristal». Signe de cette régression, le corps dénudé de McClane (qui ira jusqu’à évoquer la figure archétypale de Tarzan dans la poétique de ses envols aériens) fusionne de plus en plus avec son environnement, tel celui de Schwartzenegger dans l’autre jungle, primordiale, de Predator, au point de faire corps avec la Tour8. Progressant laborieusement dans les tréfonds intra-utérins de ce monstre moderne, McClane revit la renaissance mythique du héros primordial.

Tour à tour traqueur et traqué, McClane mène, à l’instar de Schwartzie et autres Action Heroes de la revanche symbolique post-Vietnam, une guérilla solitaire et désespérée qui tire parti de toutes les virtualités stratégiques, narratives et esthétiques de ce Lebensraum conflictuel. Car la guerre est ici clairement territoriale; comme le souligne F.Tréguer «l’action est littéralement étagée, et du sous-sol (perçage du coffre) au toit-terrasse (tentative d’évacuation des otages par hélicoptère) chaque niveau de la tour correspond à une phase de l’action», structurée autour d’un axe vertical (comme dans la Tour Infernale) marqué par l’ascenseur, «véritable pivot du scénario», et une horizontalité labyrinthique, «jouant habilement sur le sentiment graduel de claustrophobie»9.

Les terroristes, êtres de la Techné, assurent le contrôle informatique d’un espace de surveillance soigneusement quadrillé au moment où les progrès de la domotique suscitent, comme tout ce qui relève de l’informatisation déshumanisante, des angoisses nouvelles dans des films tels que Demon Seed 1977. McClane doit, pieds nus et armé de son seul Beretta, progresser à l’aveugle, coupé de l’extérieur, en établissant de nouvelles voies de communication (souvent défaillantes et sources de nouveau suspense) et en détournant les éléments du décor en armes meurtrières et pièges artisanaux. Toujours selon F. Tréguer, «le film tient alors de l’expérience comportementaliste où , pour apprendre et progresser, le héros fuyard doit réagir sans cesse à un environnement piégé et déroutant»10, ce qui le relie, ainsi que l’insistance sur la géostratégie des différents «niveaux» («40 storeys of sheer adventure!»), à la poétique naissante des jeux vidéos qui allaient tellement infléchir la grammaire des FAGS à venir. McClane conquiert peu à peu ce territoire dans tous ses axes (glissades horizontales, chutes et envols à la verticale), tirant le plus grand parti de la kinesis extrême propre à ce genre qui relève, en fin de compte, de la cynégétique.

L’espace définit ainsi le héros soumis à une véritable ascèse («perte d’alliés, abandon de l’arsenal technologique, échappatoires limitées, mobilité réduite, corps épuisé et blessé»11) qui accompagne le dépouillement de la structure narrative jusqu’à en faire «un film d’action quintessencié», articulé autour de la traque et la survie, le «hard-boiled» devenant le «die-hard», c’est-à-dire le survivant, celui qui régressant vers un état de nature hobbesien doit triompher d’une mort assurée et qui fonde, en même temps qu’il en est fondé, le nouveau sous-genre du «survival film» (dont les jeux vidéos feront un de leurs piliers narratifs).

Cette logique, qui articule encore telle quelle le deuxième volet (où la Tour est remplacée par l’espace liminaire cher aux films catastrophe de l’Aéroport) et informer la série dans ses différentes déclinaisons spatiales, inaugure un véritable sous-genre que M. Gallagher appelle le “location specific action subgenre» («a type of film confined to a specific area taken over by a gang of criminals, where only one man, accidentally trapped during the takeover, has a chance of defeating the enemy»)12 et que les gens de l’industrie évoquent, plus simplement comme «Die Hard on an X». Fusionnant les codes du film catastrophe (qui allait, symptomatiquement, revenir en force au tournant du millénaire) avec ceux du thriller en une hybridation novatrice, cette structure a ainsi permis une quantité de déclinaisons, que ce soit l’école de Toy Soldiers (1991) le quartier fortuné de The Taking of Beverly Hills (1991), le bateau de guerre de Under Siege (1992) et celui de plaisance dans Speed 2: Cruise Control (1997), le bus de Speed (1994), le train de Under Siege 2 (1995), la montagne de Cliffhanger (1993), la prison de The Rock (1996), le stade de hockey de Sudden Death (1995) ou la cabine téléphonique (!) de Phone Booth (2002), sans oublier les avions de Passenger 57 (1992), Executive Decision (1996), Con Air (1997, cette fois-ci transportant des prisonniers) voire Air Force One (1997, atteinte, comme titre indique, au corps même du Président) ou encore de Snakes on a Plane (2006). Vingt ans après, la veine est loin d’être tarie comme l’attestent, après le remake de The Raid: Redemption (2011) qu’était Dredd (2012), le très patriotique et paranoïaque Assaut sur la Maison-Blanche (2013).

Ironiquement c’est le succès même de cette formule qui en déviera la série originale: alors que le troisième volet allait être, comme le signalait humoristiquement Michael Levey, président de Silver Pictures, «après La Tour Infernale et AéroportL’Aventure du Poséidon»13 les producteurs virent ce troisième espace catastrophiste investi par une œuvre rivale, le premier Under Siege (1992). La symbiose initiale de McClane et les espaces de l’enfermement cédèrent la place à l’élargissement progressif déjà évoqué, à commencer par la ville de New York devenue tout entière, de façon prémonitoire, la cible d’une série d’attentats terroristes. Malheureusement cet élargissement aura été le signe d’une dissolution progressive du mythe jusqu’à l’indistinction du dernier opus où la déterritorialisation physique (et poétique) du héros le vide de toute composante mythique et en fait un pur pantin  au milieu de tous les clichés interchangeables des action movies post-reaganiens.

En effet la délocalisation rompt la structure du Piège qui avait articulé la série et nous fait entrer dans le domaine du thriller d’espionnage qui lui est foncièrement étranger (ce que le statut égaré de McClane évoque pitoyablement). Si le Méchant reste dans la lignée des capitalistes dévoyés de la saga, il abandonne son parfait contrôle sur un espace qui n’est plus le révélateur de l’héroïsme ensauvagé de notre protagoniste. La Menace qui pesait sur le Home Front qu’il fallait défendre contre ses envahisseurs, fussent-ils de l’extérieur ou a fortiori de l’intérieur, est maintenant substituée par une Menace sur le front lointain de l’ancien Empire du Mal, désarticulant les données de base de la série. Nous ne sommes plus dans le territoire du héros, devenu purement réactif, voire inefficace (c’est lui qui fait échouer initialement la mission du Fils dans une scène par ailleurs hautement ridicule) dans cette Russie toujours vouée au Mal où tout n’est que désordre, trahison et massacres -et où il n’y a, sauf l’habituel chauffeur de taxis de la série (qui a bien appris sa leçon d’américanisation, puisque c’est un fan de Sinatra –ironique renvoi au premier Leland?) que des «pourris». Plus que Moscou c’est Tchernobyl qui symbolise cette véritable Terre Gaste, encore impure (radioactive) à tous les niveaux.

«Nous ne sommes plus en 1986. Reagan est mort», proclame un des aides du nouveau Méchant, double allusion au régime politique et à la vague de hard bodies qu’il déchaîna sur les grands écrans. McLane, devenu à nouveau symbole politique, ainsi que son fils, petit soldat de la nouvelle Guerre à la Terreur et que le film lui-même, essaieront de lui donner tort. Pour cela ils devront contrer la nouvelle Menace qui n’est plus qu’un ridicule pot-pourri de craintes liées à la «géopolitique du chaos» (il faut arrêter la course au pouvoir d’un magnat corrompu afin qu’il ne puisse instaurer, je cite, «le règne des armes de destruction massive, des bombes sales, des ogives nucléaires..."). Ici encore le héros est hors de sa sphère d’activité, pour reprendre les termes mythologiques de Georges Dumézil, significativement dépassé par son fils qui, lui, est un héros militariste de l’impérialisme nouvelle mouture.

Alors que John McClane était encore, on l’a vu, une figure de cowboy solitaire (le terme revient ici comme insulte, renvoyant aux ironies de Gruber dans le premier volet), son fils est un petit soldat embrigadé dans une autre phase de l’imaginaire impérialiste états-unien. Mais il garde encore, génétique oblige, ce qui avait fait la force de son Père (filiation qui masque celle, politique, qui va de l’Action Hero reaganien à son succédané bushiste): la possibilité de colmater les inerties bureaucratiques du Big Government (qui encore une fois, comme c’est le propre de la série, échouent) par un coup génial d’improvisation qui justifie intradiégétiquement le rôle central des États-Unis dans le Nouvel Ordre Mondial (lequel en fait se réduit ici à "foncer (je cite) dans le tas et tuer tous ces cons", alternativement traités de "salauds" selon une logique archaïque de l’extermination du Mal et de purification par les armes à feu).

Le thème de la filiation, déjà central dans le quatrième volet, est ici essentiel puisque présentant maintenant le versant masculiniste (la soeur est mise à l’écart et au final réintègre la triade comme mère substitutive pour accueillir les varons du clan), défini avant tout comme le legs d’une violence fondatrice, celle-là même qui isolait le cowboy du western du monde civilisateur des settlers et, partant, de la filiation même (sauf dans les cas d’initiation symbolique, le plus souvent à la vengeance). Unis dans une même «régénération par la violence» Père et Fils s’opposent à la perverse filiation féministe des Méchants: la fille du Villain est dotée de sa même duplicité; son dévouement à elle, tout comme l’obstination de son père, ne peut être qu’au service du Mal que l’on n’analyse aucunement. Mais la refondation patriarcale de la famille dans la scène finale ne cache pas que les vertus du héros originaire se sont, pour une fois, éclipsées dans la confrontation décisive avec le Fils, plus en phase avec les exigences impériales de son temps.

La dissolution du héros s’accompagne alors de celle du récit, qui perd la vivacité narrative qui avait transformé le genre du FAGS dans les trois premiers volets et qui devient ici un pâle reflet des productions contemporaines qui s’en inspirèrent plus adroitement. L’intensification hyperbolique de certains scripts typiques (la course poursuite est poussée jusqu’à la véritable pornographie de la dépense bataillienne dans un amas élégiaque de carcasses immolées14) ne peut alors pallier aux failles narratives et à la trahison de la structure en huis clos qui avait constitué, plus que des traits individuels quasi inexistants, le mythe de ce héros de la démerde ultime, John McClane.

C’est peut-être là, dans l’éclipse d’un des plus séduisants Action Heroes de l’ère Reagan au profit d’une rhétorique banalisée de la Guerre à la Terreur, que se disent les limites de la résurrection de l’héroïsme reaganien en pleine ère Obama. Comme pour ses autres camarades de guerre, le retour de McClane reste en suspens, pour la première fois démoli par la critique et boudé par le box-office qui pourrait bien le condamner à une retraite qui risque, vu son âge vénérable, de lui être plus fatale que tous les pièges de cristal ou toute autre matière qu’il aura, obstinément, déjoué jusqu’ici.

 

Bibliographie citée

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  • 1. id, ibid
  • 2. B. W. Donovan, 2009, 140
  • 3. S. Jeffords, 1994, 61
  • 4. J. Kendrick, 2009, 103
  • 5. «Die Hard 2 also anticipates the editorial pace that will characterize action films later in the decade, while demonstrating how editing can charge violence with obsessiveness. When the terrorists ambush an airport SWAT team, Harlin and editors Stuart Baird and R. A. Ferretti fetishize the deaths by devoting multiple shots to each one, much like Cobra’s supermarket sprre-killing and by linking several deaths to the destruction of objects. From the terrorist’s first gunshot until McClane lowers his gun, 224 seconds contain nearly 180 shots: the scene averages 1 shot less than every 1.1/2 seconds anticipating the more furious editing of the Jerry Bruckheimer productions directed by Michael Bay and Simon West which will come to emblemize late-1990s action filmmaking.» E. Lichtenfeld, 2007, 168
  • 6. E. Lichtenfeld, 2007, 76
  • 7. cit in E. Lichtenfeld, 2007, 161
  • 8. F. Tréguer se livre à une analyse comparative très éclairante entre ces deux œuvres du «cinéma de l’environnement» qui vont «d’une jungle à l’autre»: «sous l’angle commun de la survie en milieu hostile, les deux films exploitent toutes les possibilités d’invention (narrative et esthétique) qu’autorisent la richesse et l’originalité d’un tel environnement-écran, dissimulant la menace mais offrant aussi simultanément au héros les moyens de sa survie», op cit, 95
  • 9. Id, 93-94
  • 10. Id, ibid
  • 11. Id, 97
  • 12. M. Gallagher, 2006, 151
  • 13. Premiere, Septembre 1990, 27
  • 14. L’obsession hyperbolique du tir à répétition résonne quant à elle étrangement après la vague de massacres aux armes automatiques dans le pays qui, visiblement, oublie vite -après avoir protesté vivement contre certaines scènes de violence dans les films d’action il y a quelques mois et en plein débat sur le Gun Control.