L'exploration de la sexualité dans l’œuvre de Gregg Araki

L'exploration de la sexualité dans l’œuvre de Gregg Araki

Soumis par Fabien Demangeot le 19/01/2016

 

Le cinéaste américain Gregg Araki est l’une des figures emblématiques du New Queer Cinema. Après quelques films confidentiels, il acquiert une certaine notoriété avec The Living End, road movie gai et brutal proche de l’esprit contestataire de Flesh/Flash et Heat, la trilogie seventies de Paul Morrissey et Andy Warhol. Comme Morrissey avec son acteur fétiche Joe Dallessandro, Araki prend plaisir à filmer la plastique de ses interprètes. Il fait d’ailleurs de James Duval, jeune acteur alors inconnu, le héros de sa trilogie de l’Apocalypse adolescente constituée de Totally Fucked Up en 1993, The Doom Generation en 1995 et Nowhere en 1997. 

Si Totally Fucked Up se présente comme une œuvre réaliste sur le quotidien de jeunes homosexuels rejetés par la société, les deux films suivants, bien qu’assez proches d’un point de vue thématique, s’en démarqueront complètement. L’univers visuel sobre de The Living End et de Totally Fucked Up a laissé place à un déferlement de couleurs criardes et agressives. Dans The Doom Generation, le rouge et le noir prédominent. Ce deuxième volet de sa trilogie de l’Apocalypse adolescente est marqué par une noirceur aussi visuelle que thématique. La symbolique des couleurs y tient une place extrêmement importante. Le héros du film s’appelle Jordan White, il est vierge et vit une histoire d’amour passionnée avec Amy Blue, sa petite amie. Ces deux personnages rencontreront Xavier Red, un jeune homme dangereux et séduisant avec lequel Amy entretiendra une liaison. Si le nom Amy Blue, du personnage interprété par Rose McGowan, est celui d’un groupe de rock anglais alternatif, les identités des personnages masculins sont beaucoup plus intéressantes d’un point de vue onomastique. Araki s’amuse avec les stéréotypes culturels les plus éculés. Ainsi le nom de famille de Jordan «White» connote son innocence, sa virginité alors que celui de Xavier «Red» renvoie au contraire au sang, au sexe et à la mort. Jordan perdra sa virginité avec Amy mais sera aussi irrésistiblement attiré par Xavier qui, à l’image de certains personnages du Nouveau Roman, perdra progressivement son identité en acceptant que l'on réduise son nom à la lettre X. Cette couleur rouge et sa symbolique, que l’on trouvait dans le nom de famille de Xavier, finira par déteindre sur les lieux fréquentés par les différents personnages. Ainsi, la chambre rouge du motel où se rendent Jordan, Amy et X se présente comme le lieu de toutes les tentations sexuelles. Amy et Jordan feront l’amour ensemble, pour la première fois, dans la salle de bain adjacente à la chambre pendant que Xavier se masturbera en les regardant. Personnage ambigu, X semble autant attiré par Amy que par Jordan même s’il ne passera jamais à l’acte avec le jeune homme. C'est néanmoins dans la chambre rouge que l'attirance homosexuelle entre les deux personnages sera la plus palpable puisque Jordan y contemplera, pour la première fois, le torse tatoué de X. Il est cependant  possible que la présence d’une tête de cheval suspendu au-dessus du lit soit responsable des motivations des personnages. Ce détail, en apparence incongru, n’est pas anodin. Araki utilise, de manière discrète, tout un imaginaire archaïque, celui des mythes et épopées grecs ou des Dieux se transformaient en cheval pour s'accoupler. Les personnages de The Doom Generation seraient donc possédés par l'esprit du cheval accroché en trophée au mur. Selon Henri Gougaud, auteur de Les Animaux magiques de notre univers, le cheval symbolise l’énergie sexuelle libérée sans contraintes (Gouqaud , 1973: 76). Or, dans l’imaginaire érotique occidental, le cheval, s’il est symbole de prouesse sexuelle, est aussi associé au Diable. Au Moyen Âge, le Diable était souvent représenté à cheval, hippomorphe ou encore doté d’un pied équin. X, même s'il n'a rien d'un centaure, apparaît rapidement comme un démon. À la fois charmeur et dangereux, il conduira le héros à sa perte. Si Amy ne peut lui résister, elle ne cessera d’affirmer, notamment en présence de Jordan, son caractère diabolique. Mais la jeune femme ne semble guère plus positive que lui. Tout au long du film, toute une série d’hommes qu’elle aurait séduits, mais qu’elle refuse de reconnaître, la persécute. On apprend aussi que la moyenne à son test d’aptitude scolaire est de 666. Amy apparaît, dès lors, elle aussi, comme un personnage démoniaque, une sorcière qui fait perdre la tête aux hommes et les transforment en assassins. L'un des amants éconduits par la jeune femme, nue et avec une croix gammée peinte sur le torse, finira d'ailleurs par arracher le sexe de Jordan avec une tenaille. On remarquera également que les scènes de sexe entre Xavier et Amy sont toujours violentes contrairement à celles, plus tendres, entre Jordan et Amy. Si, au contact de Jordan, Amy semble douée d’une certaine humanité, Xavier apparaît, au contraire, comme un satyre avide de sexe. Le jeune homme affirmera avoir eu un rapport sexuel avec un labrador lorsqu’il était enfant, mais aussi s'être fait tatouer le Christ sur le sexe afin que ses conquêtes puissent dire que Jésus était rentré en elles. 

L’imaginaire érotique de The Doom Generation est transgressif et blasphématoire. Le numéro 666, tel un leitmotiv, apparaît chaque fois que les personnages achètent quelque chose dans une supérette. Ce numéro annonce la fin d'un cycle, mais aussi le début d'une nouvelle ère. Or si un monde s’effondre dans The Doom Generation, c’est bien celui de Jordan qui finira par être mis à mort par le supposé amant homophobe et éconduit d’Amy qui rappelle, dans un registre bien plus monstrueux, les casseurs de pédés de Totally Fucked Up. Personnage christique, Jordan ne connaîtra aucune renaissance, car dans l’univers de The  Doom Generation, seuls les êtres démoniaques, en somme Xavier et Amy, ont la possibilité de s’en sortir. Sous-titré, non sans ironie, an hétérosexual movie by Gregg Araki, The Doom Generation est aussi le constat d’un échec puisque l’amour y est toujours condamné. Les sentiments amoureux  de Jordan envers Amy sont similaires à ceux de Dark  pour sa petite amie Mel dans Nowhere. Si le jeune garçon rêve d’une histoire d’amour romanesque, ce n’est pas le cas de Mel qui passe son temps à le tromper. La jeune fille vit une bisexualité décomplexée s’affichant à la fois avec Dark et sa petite amie Lucifer. Une fois de plus, l’onomastique tient une place importante dans l’œuvre du cinéaste. Dark, le héros du film, toujours incarné par James Duval, est proche de Jordan White. C’est un éternel romantique qui cherche un amour pur, une âme sœur dans un monde de luxure et de vices qui touche à sa fin. 

La thématique de l’apocalypse est ici représentée par de mystérieux extra-terrestres, des hommes-lézards qui rappellent les aliens de V, la célèbre série de science-fiction des années 80. Ces créatures veulent réduire la terre en esclavage et transformeront Montgomery, le jeune garçon dont Dark tombera amoureux, en un monstrueux cafard que n’aurait pas renié Franz Kafka. Alors que les deux garçons s’avouent leurs sentiments respectifs, dans un climat chaste et pudique, à mille lieues des représentations sexuelles agressives qui jalonnent l’ensemble du film, le jeune homme explose pour devenir un énorme et monstrueux insecte. C’est donc à la toute fin du film que Dark devient «Dark». Le personnage a perdu tout espoir et se retrouve seul dans un univers en plein anéantissement. Les extra-terrestres, que seul Dark semble être en mesure de voir, représentent la bête de l’apocalypse. Mais cette thématique de l’apocalypse permet surtout à Araki de dénoncer les abus d’une certaine jeunesse américaine. Dans Kaboom, Smith, le jeune héros bisexuel interprété par Thomas Dekker découvre qu’il est le fils élu pour repeupler la terre après sa future explosion dans une apocalypse nucléaire. Tout au long du film, Smith aura exploré sa sexualité. S’adonnant aux plaisirs de la chair avec des garçons et avec des filles, il découvrira que London, l’une de ses amies et partenaires sexuelles, est sa demi-sœur. Comme Dark dans Nowhere, Smith ne pourra vivre de véritable amour. La relation homosexuelle platonique qu’il établit avec Oliver n’aboutira à rien. Kidnappé par les membres de la secte de son père, Smith ne reverra jamais le garçon qu’il pensait être son âme sœur. Oliver, à l’image de Montgomrey dans Nowhere, a subi de profondes mutations. Ancien membre de la secte du père de Smith, il  possède de nombreux pouvoirs psychiques dus aux expériences qu’il a subies lorsqu’il était enfant. 

Ce lien souvent méconnu entre science-fiction et homosexualité fait partie intégrante de l’imaginaire érotique de l’auteur. Or, comme l’a fait remarquer Teresa de Lauretis, dans son ouvrage Théorie Queer et cultures populaires de Foucault à Cronenberg, dans la science-fiction, la sexualité, y compris l’homosexualité est une prérogative masculine (de Lauretis, 2007 : 104). Certains auteurs se servent même de la science-fiction pour évoquer des sexualités dites alternatives. Dans les œuvres de Lucien de Samosate ou encore de Theodore Strurgeon, les extra-terrestres sont souvent homosexuels. Chez Araki, les jeunes gays  cherchent leur place sur terre et sont considérés, par les autres, comme des êtres venus d'un autre monde. Les  adolescents de Totally Fucked Up sont rejetés par leurs parents alors que dans The Living End, c’est la menace du sida qui fait des deux héros de véritables parias. Or, comme a pu le remarquer Judith Bulter dans Troubles dans le genre, puisque le sexe anal et oral entre hommes instaure manifestement certaines formes de perméabilités corporelles non admises par l’ordre hégémonique, l’homosexualité mâle constituerait un lieu de danger et de pollution avant que le sida n’entre dans la culture (Butler, 1990 : 142). Cette peur de l’homosexuel hante l’ensemble de l’œuvre du cinéaste. Dans The Living End et Totally Fucked Up, les personnages condamnent la menace du sida qu’ils considèrent comme une forme de génocide soutenu par le gouvernement. À  travers ces exemples de contestation, Araki rend hommage à l’artiste plasticien et vidéaste underground David Wojnarowicz, qui, en 1987, dans son court-métrage Fire in my belly, dénonçait la manière dont la société stigmatise les malades du sida. Les adolescents des films suivants vivent, au contraire, une sexualité beaucoup plus épanouissante et beaucoup moins angoissante. Ils semblent se moquer du sida qui était pourtant au centre de The Living End et Totally Fucked Up. Ils se droguent et tentent toutes sortes d’expériences sexuelles allant du triolisme au sadomasochiste. Ainsi, dans Nowhere, le personnage de Bart, bien qu’il vive une histoire d’amour avec un garçon prénommé Cow-Boy, se fait dominer par deux maîtresses SM: Kozy et Kriss. La notion de genre tend d’ailleurs à s’estomper puisque les personnages refusent souvent de définir leurs préférences sexuelles. Ils évoquent le prostitué bisexuel interprété par Joe Dallessandro dans la trilogie de Paul Morrissey. Pour Dominique Noguez, auteur d’Une Renaissance du cinéma, le cinéma ''underground'' américain, le personnage de Joe chez Morrissey est montré dans toutes les situations sexuelles possibles: avec des femmes, des travestis et des clients (Noguez, 2002: 325). Il est un objet de fantasme au même titre que le jeune James Duval chez Araki. Pour le réalisateur de Nowhere, comme pour Paul Morrissey, toutes les possibilités sexuelles semblent possibles. Dans The Doom Generation, X demande à Amy de lui introduire  un doigt dans l’anus pendant l’acte sexuel, chose que la jeune femme reproduira avec Jordan. Amy devient le trait d’union entre X et Jordan puisqu’elle permet aux deux hommes d’assouvir indirectement leurs fantasmes homosexuels. Mais la jeune fille prend aussi plaisir à jouer ce nouveau rôle de substitution phallique. 

Araki interroge, dans tous ses films, la question du genre et de l’identité sexuelle. Il rejoint, en cela, les travaux de Judith Butler, pour qui le système sexe/genre est à la fois une construction socioculturelle et un appareil sémiologique qui assigne une signification aux individus au sein de la sexualité. Araki, tout comme Butler, ne prétend pas répondre à la question: qu'est-ce qu’être un homme ou une femme? Il joue habilement avec les stéréotypes gays et lesbiens en présentant des personnages parfois très caricaturaux. Dans The Living End, Luke incarne le fantasme du gay viril. Vêtu d’un jean et d’un blouson en cuir et épris de liberté, il évoque la légendaire figure de James Dean. Sa relation passionnée avec Jon, jeune critique de cinéma séropositif comme lui, est marquée par une profonde démesure. Luke tue pour lutter contre la mort qui l’attend. Assoiffé de sexe, il ne s’attribue pas, pour autant, de rôle sexuel défini. À la fois actif et passif, il aime aussi être dominé puisqu’il demande à Jon de l’étrangler pendant qu’ils font l’amour. Luke est l’un de ces archétypes culturels dont parle Judith Butler dans Trouble dans le genre. Quant à Jon, il incarne un autre type de stéréotype homosexuel, celui de l’intellectuel svelte et efféminé. 

Dans Kaboom, Araki se moque des clichés gais comme hétérosexuels. Ainsi, Thor, le colocataire de Smith, est un surfeur macho et stupide qui passe son temps à exhiber sa musculature. Le personnage, bien qu’hétérosexuel, prend extrêmement soin de lui. Il correspond parfaitement à l’image du métrosexuel véhiculé par la publicité et les médias. Hunter, l’homme viril, musclé et tatoué avec qui Smith fait l’amour sur la plage est, quant à lui, un homme marié. Sa virilité exacerbée renvoie à la définition que Judith Butler donne d’un certain type d’homosexuels dans Trouble dans le genre. Pour la célèbre théoricienne, les hommes homosexuels exagèrent leur hétérosexualité comme une «défense» contre leur homosexualité (Butler, 1990: 146). Ainsi, dans Kaboom, le personnage de Rex s’amuse à traiter son meilleur ami Thor de pédé même s’il finit par coucher à la fois avec Smith et London. Les personnages d’Araki rejettent souvent les étiquettes sexuelles. Andy, le héros de Totally Fucked Up, incarné par James Duval, refuse de correspondre au cliché de l’homosexuel sexuellement actif. Il reconnaît être dégoûté par la sodomie et avoue, face à la caméra de son ami Steven, son attirance pour les filles. Mais si Andy pense être bisexuel, Smith, le héros de Kaboom,  ne veut pas définir sa sexualité. Il ne se considère ni comme gay ni comme bisexuel. 

Les personnages féminins des films d’Araki sont tout aussi ambivalents. Dans The Living End, Luke est pris en stop par deux lesbiennes qui menacent de le tuer bien que l’une d’entre elles cherche à le séduire en flattant son ego. Quant aux deux dominatrices de Nowhere, elles semblent être ensemble bien que rien ne vienne confirmer cette hypothèse. Toutes deux maîtresse SM, elles différencieraient donc leur travail de dominatrice de leurs préférences sexuelles. Torturer ensemble un être soumis serait une manière pour elles d’avoir un rapport sexuel sans pour autant passer à l’acte. Il est cependant difficile de parler d’intellectualisation de la sexualité chez Araki. En effet, les personnages de ces films laissent, la plupart du temps, libre cours à leurs pulsions sexuelles sans en interroger les raisons et les fondements. Ce sont des hédonistes qui pensent surtout à s’amuser à l’image de la jeune London de Kaboom  pour qui faire l’amour est, avant tout, un moyen de se détendre. Mais ce qui a trait au sexe peut aussi être effrayant. Ainsi, dans Totally Fucked up, Jordan tombe amoureux d’Ian, un étudiant qui rêve d’écrire les mêmes romans que Dennis Cooper, auteur controversé du queercore dont les thèmes de prédilection sont le sadomasochisme, la pédophilie et la coprophagie. Dans The Doom Generation, les scènes de sexe entre X et Amy sont souvent violentes. Pour la jeune fille, X est une bête sauvage. Même si elle ne peut lui résister, elle semble, par moment, regretter sa brutalité. 

Dans l'univers érotique de Gregg Araki, il est aussi souvent question de sévices sexuels. Dans The Doom Generation, Amy s’apprête à se faire pénétrer de force avec une statuette de la Vierge Marie. Cette punition teintée d’un fort goût de blasphème évoque l’univers de Sade et notamment les sévices subis par l’héroïne éponyme de Justine au couvent de Sainte-Marie des Bois. Dans Nowhere, film pourtant moins violent et plus coloré, considéré par son auteur comme un épisode de Beverly Hills sous acide, la jeune Egg est violée par un acteur d’Alerte à Malibu rencontré dans le café qu’elle fréquente avec ses amis. Araki prend ici une position morale assez surprenante. Il démontre que les apparences sont parfois trompeuses et que le danger peut surgir de là où on ne l’attend pas. Le réalisateur le plus connu du New Queer Cinema reprend donc, tout en la transposant, la célèbre morale du Petit Chaperon rouge de Perrault. Le loup est devenu ici une star de télévision qui se sert de son statut de célébrité pour commettre toutes sortes de méfaits. 

L’imaginaire érotique de Gregg Araki est peuplé de créatures mythiques ou légendaires. Ces personnages féminins, contrairement à leurs homologues masculins si l’on excepte X dans The Doom Generation, sont souvent démoniaques. Présentées comme de véritables succubes assoiffées de sexe, elles se prénomment Lucifer et Lilith dans Nowhere, ou encore Lorelei dans Kaboom. Dans l'avant-dernier film d’Araki, cette figure mythique de nymphe ensorceleuse de marins s’est muée en étudiante lesbienne dotée de pouvoirs surnaturels. Araki, tout en faisant référence au  célèbre mythe romantique allemand, convoque une autre forme d’imaginaire plus contemporain. En effet, Lorelei semble sortir tout droit d’une série télévisée pour adolescents des années 90. Elle évoque notamment le personnage de Willow, la sorcière homosexuelle de la série Buffy contre les vampires, Mais contrairement à Willow, Lorelei est dangereuse. Véritable succube, elle se nourrit de l’énergie sexuelle de sa petite amie Stella qu’elle épuise lors de leurs longs ébats amoureux. Ses pouvoirs magiques lui permettent également de faire jouir sa partenaire sans avoir à la toucher. Lorelei, qui rappelle aussi les démons de séries télévisées tels que Charmed  ou encore Supernatural, prendra même l’apparence de Smith pour menacer Stella. Si l’on excepte le cas de Michèle et Patricia, le couple de Totally Fucked up, les lesbiennes des films d’Araki, contrairement aux gays, sont présentées comme des créatures perverses et dépravées. Les deux automobilistes qui prennent Luke en stop dans The Living End sont des criminelles survoltées, véritables caricatures des personnages de Thelma et Louise de Ridley Scott alors que Luke et Jon, les deux héros du film, forment un vrai couple de cinéma qui rappelle, en version queer, le mythe des légendaires Bonnie and Clyde. L’imaginaire érotique de Gregg Araki serait donc teinté de misogynie. Chez lui, les femmes sont souvent dangereuses et semblent dépourvues de sentiments. Dans Nowhere, Mel, la petite amie de Dark et de Lucifer, ne pense qu’à jouir avec un maximum de partenaires sexuels. Ne pouvant refréner ses pulsions, elle ira jusqu’à séduire Surf et Ski, deux jumeaux blonds dont l’apparence physique et vestimentaire évoque les canons de beauté d’un certain imaginaire gay. À travers le personnage de Mél, c’est une fois de plus un fantasme homosexuel qui tend à se réaliser. Mais le fantasme se teinte ici d’inceste puisque les deux jeunes garçons, contrairement à X et Jordan dans The Doom Generation, sont frères. Si Araki ne montre rien des ébats entre ces trois personnages, il donne à voir un premier exemple de Twincest, inceste entre jumeaux, tendance très en vogue dans la pornographie gay des dernières années. 

Dans The Living End, l’un des clients de Luke porte une Jock-strap, sous-vêtement constitué d’une large ceinture élastique et de deux élastiques latéraux laissant les fesses nues. Toujours dans l’univers de la pornographie gay, ce type de sous-vêtement pour sportif est principalement porté par les homosexuels passifs. Le jeune homme prend, par ailleurs, plaisir à être fessé à coup de raquette de tennis par Luke devenu dominateur SM. Cet imaginaire sadomasochiste homosexuel apparaît dans de nombreux films du réalisateur américain. Dans Totally Fucked Up et The Living End, des individus soumis sont promenés en laisse par leurs maîtres. Qu’ils soient gais, sadomaso ou encore transsexuels, les marginaux  des films d’Araki s’exhibent fièrement et sans retenue. Ces personnages sont parfois même aussi outranciers et décadents que ceux des films de John Waters. Les travestis particulièrement virils de Nowhere évoquent d'ailleurs Divine, la célèbre égérie du cinéaste underground américain. Quant au style visuel de l’auteur, il oscille perpétuellement entre une imagerie kitsch, parfois proche de l’univers du photographe David Lachapelle, et une ambiance brumeuse qui n’est pas sans rappeler certains films de David Lynch. Cette saturation visuelle et ce mauvais goût affiché sont aussi ceux de certains clips MTV des années 90. 

Araki se permet toutes sortes d’excès esthétiques tant au niveau des cadrages que des décors et vêtements des personnages. Il met en scène la génération d’étudiants drogués et bisexuels qui peuplent les œuvres de Bret Easton Ellis. Les héros de Moins que Zéro et des Lois de l’attraction, comme les jeunes de Nowhere, noient leur mal-être dans l’alcool, le sexe et la drogue. Ils sont aussi proches des adolescents torturés des films de Larry Clark qui, contrairement à Gregg Araki et Bret Easton Ellis, s’intéresse plus aux classes moyennes qu’à la jeunesse dorée américaine. La mise en scène naturaliste du réalisateur de Bully et de Ken Park s’oppose d'ailleurs à l’imagerie colorée d’œuvres telles que Kaboom et Nowhere. De plus, si les scènes de sexe sont souvent crues chez Larry Clark (dans Ken Park, les actes sexuels ne sont pas simulés), on trouve chez Araki une certaine forme de pudeur en contradiction avec la grandiloquence de son univers visuel. La représentation de la sexualité chez Araki est parfois même digne d’un mauvais film érotique de série. On ne voit ainsi jamais les organes sexuels des personnages et les scènes d’amour entre hommes ne sont jamais montrées de manière frontale si l’on exclut le cas de Mysterious Skin, œuvre quelque peu à part dans la filmographie de l’auteur. 

Dans cette adaptation d’un roman de Scott Heim, Araki traite, sans complaisance, du sujet de la pédophilie. Les deux adolescents de son film ont été abusés, dans leur enfance, par leur professeur de base-ball et en ont gardé de profondes séquelles. Si l’un vend son corps à toutes sortes d’hommes de passages, l’autre ne se souvient plus de rien et pense avoir été enlevé par des extra-terrestres. Les aventures sexuelles de Neil, le jeune prostitué interprété par Joseph Gordon-Lewitt, paraissent beaucoup plus crues et sordides que celles des héros de Nowhere et Kaboom. Dans l’une des scènes les plus dérangeantes du film, l’adolescent est même sauvagement agressé par l’un de ses clients. Si le viol d’Egg, dans Nowhere, n’était que suggéré, celui du héros de Mysterious Skin est montré, dans sa quasi-intégralité. Le rapport des personnages d’Araki à la sexualité est donc beaucoup plus brutal dans ce film même si l’auteur n’a jamais recours à la pornographique. Si les scènes de sexe sont plus violentes et malsaines que d’habitude, elles sont toujours filmées avec énormément de pudeur. Ainsi nous ne verrons que les yeux et le front de Neil  lors d’une éprouvante scène de fellation forcée. Souillé par son agresseur qui ira jusqu’à lui éjaculer à la figure, le jeune homme pratique aussi le sexe sans protection. À la fois libre et soumis, il représente l’archétype du  jeune garçon attiré sexuellement par les hommes plus âgés (ou Daddies dans le  milieu du X).

Cinéaste ouvertement gay, Gregg Araki joue avec les codes de la représentation pornographique homosexuelle. Moins radical que son contemporain Bruce Labruce qui filme explicitement toutes sortes de sexualités marginales, le réalisateur de Mysterious Skin utilise néanmoins de nombreux stéréotypes issus de la pornographie gay. Ainsi l’étalon musclé de The Living End ou les jeunes minets faussement ingénus de Nowhere et Kaboom sont autant de clichés auxquels Araki confère cependant une certaine profondeur. Dans son œuvre, le stéréotype finit toujours par s’incarner. Il devient personnage, éprouve des sentiments et raconte une histoire. Avec Mysterious Skin, le réalisateur de Nowhere va même jusqu’à aborder le sujet tabou de la sexualité infantile à travers le personnage de Neil qui avoue avoir aimé, lorsqu’il était enfant, son entraîneur de base-ball. À travers cette histoire d’enfant amoureux d’un pédophile, Araki n’a pas peur de transgresser certaines limites. Mysterious Skin évoque, sans pudeur, les perversions sexuelles subies par de très jeunes enfants. L’entraîneur de base-ball pédophile du film d’Araki est, par ailleurs, un adepte du fist-fucking qui prend plaisir à être pénétré par ses petites victimes. Cette pratique hardcore, très en vogue dans le cinéma pornographique gai des années 90, n’avait jamais été abordée par Gregg Araki auparavant. Le metteur en scène de Kaboom qui s’était pourtant déjà intéressé à toutes sortes de pratiques déviantes n’avait jamais été aussi loin dans l’évocation d’une sexualité brutale et hors-norme. La violence de cette pratique associée ici à un acte pédophile ne peut que déranger même si Araki filme, une fois de plus, l’insupportable avec une grande pudeur. En utilisant toutes les ressources du hors-champ, le réalisateur laisse imaginer à ses spectateurs le type d’abus dont les héros de son film ont été victimes. Avec White Bird son dernier film en date, le cinéaste semble s'être un peu assagi. Pour la première fois, depuis le début de sa carrière, Araki interroge la sexualité féminine hétérosexuelle à travers le personnage de la jeune Kat, interprété par Shailene Woodley, nouvelle coqueluche des adolescents américains depuis son apparition dans la série Divergent. Si le cinéaste n'omet pas la thématique homosexuelle (le petit ami et le père de Kat ayant une liaison ensemble), il évoque, un peu à la manière de Sofia Coppola, la découverte du corps et de la sexualité féminine. Peut-être las des provocations passées (bien que son récent court-métrage Here Now pour la marque Kenzo, soit plus proche de l'esprit décalé de Nowhere, dont il est la reprise, que de son dernier film), Araki place toujours la question de la sexualité au centre de son œuvre. Homos ou hétéros, peu importe, les personnages arakiens veulent simplement jouir avant que la mort, qu'elle soit figurée par une apocalypse comme dans Kaboom ou une invasion extra-terrestre comme dans Nowhere, ne vienne les rattraper.

 

Bibliographie 

BULTER, Judith. 1990. Trouble dans le genre. Paris: La Découverte , 281p.

DE LAURETIS, Teresa. 2007. Théorie Queeret culture populaire: de Foucault à Cronenberg. Paris: La Dispute, 189p.

GOUGAUD, Henri.1973. Les animaux magiques de notre univers. Paris: Solar,189p.

NOGUEZ, Dominque. 2002. Une renaissance du cinéma: le cinéma "underground" américain. Paris: Méridien-Klincksieck, 429p.