Le phénomène HATSUNE Miku: Assomption d’une idole virtuelle

Le phénomène HATSUNE Miku: Assomption d’une idole virtuelle

Soumis par Sophie Daste le 16/02/2017
 

Depuis la naissance de l’idole virtuelle japonaise HATSUNE Miku en 2007, son ascension ne cesse de croître de manière exponentielle, passant tour à tour des frontières du virtuel au tangible et de l’archipel nippon au reste du monde. HATSUNE Miku, spécificité au demeurant japonaise, entame sa campagne par le biais des réseaux de l’Internet dans lesquels sa nature participative envahit de multiples supports de diffusion (musique, roman, bande-dessinée (manga), dessin-animé (anime), jeu vidéo (geemu), logiciel, publicité...). Cependant, des œuvres précurseures avaient déjà annoncé la venue d’une telle créature nippone et anticipé son élévation future.

Nous présenterons ces différents cas dans la première partie de cet article avant d’analyser l’essor de la créature virtuelle dans les deuxième et troisième parties. Puis, nous parlerons de sa réappropriation par différents artistes pour terminer sur l’aspect virtuel du personnage qui lui confère un pouvoir d’influence au sein de la communauté générationnelle otaku1. Les différentes parties de cet article, retraçant le parcours vers l’assomption de cette Vierge virtuelle adulée sont l’Annonciation, la Création, la Conversion, l’Élévation et la Canonisation. Lors de ces différents moments aux connotations bibliques, nous nous interrogerons sur la nature de ce fruit de la pop culture japonaise qui suscite un si grand intérêt. HATSUNE Miku incarne-t-elle un phénomène, une mode, une mouvance? Devons-nous nous méfier de ce nouveau veau d’or ou servir son règne?

 

1. Annonciation: références à un tel être dans la littérature et l’art contemporain

L’idée d’une icône virtuelle de la chanson japonaise était déjà venue à l’esprit de l’auteur d’anticipation de science-fiction William Gibson, qui rédige dès 1996, dans le deuxième volume de sa trilogie du PontIdoru2. Ce roman narre la volonté d’une rock star à se marier avec une idole virtuelle japonaise. Le terme idoru, titre du roman de cyber punk, est une transcription du mot japonais par l’alphabet syllabique katakana3 – アイドル (aidoru), qui est déjà l’adaptation japonaise du mot anglais idol. L’auteur a dû le transcrire de manière phonétique (à son tour) et n’a pas tenu compte du caractère katakana – a – ア– qui sert en japonais à rapprocher du son original anglais – i – (phonétique). Nous nous retrouvons dans le cas étrange d’une transcription qui se modifie après transformation, n’arrivant pas à retrouver son point d’origine4.

La forme holographique que peut prendre HATSUNE Miku permet au personnage virtuel d’approcher une certaine réalité. Le personnage fictionnel TOEI Rei créé par William Gibson en 1996 prend aussi une forme holographique pour paraître en public. La création de William Gibson est imaginée comme un objet composite qui s’accorde aux différents goûts de ceux qui la regardent. Principe créatif des plus intéressants, l’objet souffre, en dehors de l’imagination de William Gibson, de problèmes techniques évidents quant à sa possible mise en forme dans notre monde. Après avoir émis des réserves sur l’intérêt de l’existence de la pop star virtuelle japonaise HATSUNE Miku, William Gibson plia sous l’influence de la communauté fan (en colère envers l’auteur pour avoir critiqué ouvertement l’objet de leur dévotion) et la qualifia en conséquence de «phénomène complexe5». C’est la puissance de la communauté qui donne son pouvoir à l’idole virtuelle HATSUNE Miku.

Deux ans avant la parution du roman de William Gibson, l’idée d’une idole virtuelle émergeait déjà dans le dessin animé futuriste japonais, Macross Plus. La grande différence entre ces fictions, imaginées dans l’univers de Macross et de William Gibson, envers la réalité entourant HATSUNE Miku tient au fait que cette dernière n’est pas une IA (intelligence artificielle). Le concept de l’idole virtuelle HATSUNE Miku est plus proche du projet initié dès 1999 par les artistes Pierre Huyghe et Philippe Parreno, No Ghost just a Shell, celui d’un réceptacle à fiction. Le projet mettant en scène Annlee commence en 1999 par l’acquisition d’un personnage standardisé à la société japonaise K-works, spécialisée dans le design de personnages de style manga, pour la somme de 46 000 ¥6. Huyghe et Parreno lui donneront le nom d’Annlee7.

Les deux artistes décident de s’emparer de ce signe virtuel, fragile silhouette en attente d’incarnation, pour l’engager dans des aventures et en faire un signe en expansion. Chacun d’eux travaillera avec Annlee, avant de la confier à d’autres artistes qui pourront la remplir de leur imaginaire. L’ensemble du projet s’appelle No Ghost just a Shell. (Wetterwald, 69)

Le nom No Ghost just a Shell est en référence au film d’animation de OSHII Mamoru et du designer SHIROU Masumune, Ghost in the Shell8, où l’énigmatique puppet master prend possession de corps vides pour accomplir ses actions. Il y a une ressemblance physique et psychologique entre KUSANAGI Motoko, l’héroïne de Ghost in the Shell et Annlee, héroïne à son tour de No Ghost just a Shell. KUSANAGI Motoko est une cyborg à la recherche de son humanité tandis qu’Annlee est en attente d’une quelconque identité. Annlee est un écrin à données, pour tous les artistes participant au projet No Ghost just a Shell. Elle représente la figure de l’avatar qui ne prend vie que si quelqu’un agit derrière lui. Les artistes du projet No Ghost just a Shell sont les puppet masters, les marionnettistes du corps vide d’Annlee. Sous le sous-titre Écriture fragmentaire, Elisabeth Wetterwald expose la pluralité de l’avatar Annlee. «D’abord promise à la réification, puis à la disparition, Annlee échappe de peu aux lois qui l’ont fait naître pour devenir un signe pluriel aux incessantes métamorphoses; car il ne s’agit pas ici de recopier les modèles de l’industrie culturelle en faisant se succéder des épisodes dont on pourrait suivre la ligne directrice. Chaque artiste propose un avatar particulier qui n’entre pas dans des rapports de causalité avec les autres» (Wetterwald, 71) ou, comme le dit Pierre Huyghe, «une image, un produit raconte son histoire, celle d’un signe affranchi du marché de la fiction pour devenir un personnage qui prête sa voix à d’autres auteurs» (Huyghe, 10). Annlee devient en quelque sorte le porte-parole des artistes de No Ghost just a Shell.

Elle parle dans sa langue et se dédouble. Sa «traduction vivante» (en anglais) est un clone d’elle-même. Annlee a une dimension très contemporaine; elle est à la fois dédoublée, elle existe dans différentes langues et elle adopte une position un peu apocalyptique. Pour moi, il est naturel qu’elle parle le japonais vu que c’est sa langue d’origine. (Gonzalez-Foerster)

L’arrêt du projet No Ghost just a Shell est symboliquement représenté par la dernière pièce de Pierre Huyghe et de Philippe Parreno, A Smile without a Cat (A Celebration of Annlee’s Vanishing) en décembre 2002 à Miami Beach, représentant le visage d’Annlee acheté sur le catalogue de personnages manga. Cette œuvre accompagnait l’acte clôturant l’exposition du personnage manga par le legs officiel des droits d’exploitation de son personnage à Annlee.

Il est intéressant de noter l’importance donnée à la voix du personnage Annlee dans plusieurs de ces œuvres. Au-delà de l’enveloppe, les artistes ont essayé d’incarner Annlee par sa voix (changeant selon les projets). Tout comme HATSUNE Miku, certaines caractéristiques physiques d’Annlee sont strictes (même si elles sont réinterprétées au travers des designs). En revanche, HATSUNE Miku est avant tout un programme de synthèse vocale, donc une voix synthétique fixe, mais c’est sa représentation graphique sur la couverture du logiciel qui est responsable de son succès. La voix avait enfin un physique précis qui lui était associée: une partie de l’enveloppe fut remplie, même si l’idole n’est née qu’au travers de ses fans responsables d’un contenu très éclectique. Il est cependant amusant de constater qu’au mois de novembre 2013, la capitale française accueillait sur son territoire les deux créatures virtuelles japonaises. Deux Annlee ubiquitaires remplies des contenus de ses deux anciens propriétaires initiaux étaient au Palais de Tokyo (Philippe Parreno) et au Centre Georges Pompidou (Pierre Huyghe), alors que l’idole HATSUNE Miku était le réceptacle de la volonté de SHIBUYA Keiichiro, lors de ses trois représentations lyriques dans l’enceinte du théâtre du Châtelet.

 

2. Création: Et la culture communautaire otaku façonna l’idole virtuelle à son image…

En 2007, apparaît, sur la couverture de la deuxième version du logiciel de composition musicale VOCALOID2 développé par Crypton Futur Media et produit par la compagnie japonaise Yamaha Corporation, le dessin d’une jeune fille et l’écriture 初音ミク HATSUNE Miku. Le patronyme HATSUNE (初音) est constitué des kanji9 初 (hatsu) qui signifie premier et 音 (oto/ne), qui peut se traduire par son10. Cette association nous permet d’arriver à la traduction: premier son. Le prénom Miku, dans le cas de l’idole virtuelle, est écrit avec l’alphabet katakana, usuellement réservé aux transcriptions de mots étrangers, ミク, certainement afin de faire ressortir un côté plus pop, donner en quelque sorte, pour la population nippone, une consonance d’étrangeté à la star. Cependant, le mot futur peut s’écrire avec l’association du kanji 未 – (mi) avec le kanji 来 – (rai/ku) et ainsi être prononcé miku (未来). La traduction complète de HATSUNE Miku devient donc le premier son du futur. Le graphiste Kei de Crypton Future Media dessine sur cette couverture, un personnage féminin abordant une forme d’esthétique manga: longs cheveux turquoise coiffés en couettes hautes laissant une frange descendre sur de grands yeux assortis à la couleur des cheveux. La jeune créature est augmentée d’un casque micro ainsi que d’un panneau de contrôle complexe fixé sur son manchon gauche, sur sa silhouette fine l’habillement reprend les codes de l’uniforme scolaire nippon : une cravate turquoise sur une chemise sans manches, une jupe courte au liseré bleu vert et une paire de bas laissant voir le haut de ses cuisses finalise la tenue. Toutes ces caractéristiques physiques répondent à des codes spécifiques créés par la culture otaku. Présentes un peu partout sur Internet, certaines informations personnelles tendent à crédibiliser le personnage. Ainsi l’idole virtuelle sera immuablement âgée de 16 ans, elle mesurera à jamais 1 mètre 58 pour 42 kilos et nous lui voyons associé en objet totémique, un légume: le poireau. Cette attribution étonnante est en fait en lien avec sa reprise de la chanson populaire finnoise Levan Polkka qui avait fait l’objet, sur la plate-forme communautaire Internet 4chan11, d’un mème12 reprenant une animation montrant un poireau. La voix qui a été synthétisée et qui incarne désormais l’idole virtuelle, HATSUNE Miku, est celle de FUJITA Saki. Cette chanteuse japonaise a refait pour la troisième édition du logiciel VOCALOID des échantillonnages de voix afin de permettre à HATSUNE Miku de chanter de meilleure façon en langue anglaise par l’élargissement d’enregistrement de phonèmes non-existants dans la langue japonaise. La version dite finalisée de HATSUNE Miku (2016) a aussi bénéficié de nouveaux ajouts afin de faire plus facilement varier les tonalités vocales et d’insuffler une forme artificielle de respiration, dans le but d’augmenter la capacité émotionnelle de la voix du logiciel.

 

3. Conversions: l’objet doujin comme passe-frontières

Doujin est un mot japonais pouvant être traduit par fait soi-même, une connotation amateur est attachée à cette définition, cependant, coterie est une traduction littérale des kanji de doujin – 同人— renforçant l’idée communautaire liant ses pratiques amatrices. Les productions doujin peuvent être vendues à d’autres fans par le biais de conventions tel le Comiket13 qui réunit sur ses deux événements annuels plus d’un million d’acheteurs. Chaque acheteur dépense en moyenne l’équivalent de 15 000 ¥14 par manifestation, l’économie générée par ces communautés fans devenant colossale.

Le design original de HATSUNE Miku, imaginé par Kei, se voit démultiplié par sa communauté fan, la représentant parfois sous des traits plus infantiles ou plus cartoonesques, ou bien arborant des attributs animaliers tels des oreilles, pattes ou queue de félin... ou encore dans une imagerie plus sexy, voire pornographique. Ces créations papiers sont appelées doujinshi15, traduisible par le terme fanzine, ils peuvent prendre plusieurs modes d’expression comme l’illustration, la bande-dessinée (manga) ou le roman illustré.

HATSUNE Miku est l’emblème de ce qui porte le nom de vocaloid (les chanteurs virtuels – contraction des termes anglais vocalid et android), car il en existe d’autres, mais leur portée médiatique est moindre. La nature même du logiciel VOCALOID met HATSUNE Miku entre les mains d’usagers qui créent par le biais de la chanteuse androïde leur otokeidoujin ou doujin music. Certaines de ces créations musicales amatrices rencontrent sur les réseaux un grand succès et se voient labellisées par l’industrie musicale pour apparaître dans un CD de musique distribué à l’échelle nationale. HATSUNE Miku devient aussi l’héroïne de doujin anime (clips de dessins-animés) qui accompagnent les créations musicales amatrices. Ces clips visuels peuvent la représenter sous les différentes formes précitées (enfantine, cartoonesque, sexy...). En 2008, IGUCHI Yu offre à la communauté fan le doujin soft: MikuMikuDanse, un logiciel en libre accès –permettant d’animer le personnage modélisé en 3D de HATSUNE Miku– en conséquence, les doujin anime en 3D intégrant une chorégraphie sur les doujin music se sont démultipliés. Le nombre de vidéos associées à la recherche «HATSUNE Miku» sur le site de streaming YouTube dépasse deux millions et demi 16. HATSUNE Miku est constamment façonnée par sa database, elle correspond donc à l’image que celle-ci veut lui donner.

Dès 2009, la compagnie éditrice de jeux vidéo Sega s’associe avec Yamaha Corporation et Crypton Futur Medi, pour créer la saga de jeux vidéo rythmiques: Project Diva. Cependant, au dehors de cette sphère professionnelle, nous pouvons voir l’icône virtuelle envahir les univers des blockbusters tels que Half-LifeGrand Theft Auto IV ou The Elder Scrolls V: Skyrim, par l’ajout de mod (modification du jeu) permettant d’incarner en guise d’avatar HATSUNE Miku. Aucun effort d’intégration aux décors spécifiques de ces jeux n’a été ajouté au mod Miku, l’idole y apparaît de manière irréelle comme dans notre réalité.

Le 22 août 2009, sous sa forme holographique, HATSUNE Miku remplit le grand stade Saitama pour y chanter «en live» devant plus de 60 000 spectateurs. Il est intéressant de mettre en parallèle cette idée de performance live, en direct, sur l’instant, laissant place dans les conditions habituelles à une improvisation possible, voire souhaitable, au lancement d’un programme qui exécutera toujours de la même manière ladite performance. Dans son article, La voix des morts, des femmes et des machines, NIIJIMA Susumu décrit ces performances comme: «un théâtre automatique entièrement enregistré, réalisé par des ordinateurs pour produire des images de synthèse avec de vrais musiciens pour des spectateurs bien réels» (Niijima, 204). En 2012, le phénomène HATSUNE Miku devient physiquement mondial puisque HATSUNE Miku donne un concert devant plus de 7 000 spectateurs américains lors de l’anime expo de Los Angeles. Fin 2013, HATSUNE Miku devient la cantatrice virtuelle d’un opéra numérique offrant trois représentations au Bunkamura de Tokyo, suivies de trois autres au théâtre du Châtelet à Paris. Depuis la chanteuse pop virtuelle dépasse graduellement la sphère nippone pour conquérir à grande échelle l’Amérique du Nord, la pop star réelle Lady Gaga ayant demandé à ce que la pop star virtuelle HATSUNE Miku couvre la première partie de ses concerts nord-américains de 2014. Afin de présenter le phénomène à la population américaine, la starlette japonaise a été invitée à chanter sur le plateau de télévision de l’émission Late Show With David Letterman sur la chaine CBS. À la suite de cette tournée, la chanteuse virtuelle a été sollicitée pour donner deux représentations de son show MikuExpo à Los Angeles puis à New York. Ces concerts ont été accompagnés, comme cela avait été le cas à Jakarta, d’une exposition présentant des œuvres faites autour de la créature virtuelle. La campagne promotionnelle du MikuExpo demande à des fans de voter pour une ville de leur choix afin d’y faire venir HATSUNE Miku. Tout en flattant l’ego du fan, ce genre de processus permet d’évaluer à moindre frais et à moindre risque la rentabilité du prochain évènement prévu.

Le personnage de HATSUNE Miku est aussi très populaire dans la sphère du cosplay17 (pratique consistant à s’habiller comme un personnage de fiction) et fait l’objet de nombreuses adaptations lors de conventions. Cette pratique amatrice permet à ses fans (femmes et hommes) de se glisser dans sa peau, mais contrairement à l’icône virtuelle Lara Croft, qui lors de certaines conventions, est incarnée par un modèle officiel fait de chair et d’os (en plus des cosplayers, modèles non-officiels), aucun mannequin officiel n’incarne HATSUNE Miku, les ayants-droit préférant la garder dans la sphère protégée du virtuel, pouvant alors contrôler leur marionnette à chaque moment. Du fait de sa popularité grandissante, elle devient l’égérie de plusieurs publicitaires vendant aussi bien des voitures qu’un concert privé en réalité virtuelle sur une boite à pizza18.

 

4. Élévation: appropriation du phénomène HATSUNE Miku par des artistes

L’idole virtuelle s’est produit les 23 et 25 mai 2013 au Bunkamura de Tokyo, puis sur la scène du théâtre du Châtelet les 12,13 et 15 novembre 2013 à l’occasion de l’opéra vocaloid THE END de SHIBUYA Keiichiro. Pour cette occasion, la cantatrice virtuelle a été habillée par Marc Jacobs sous la marque de luxe Louis Vuitton. Dans l’opéra THE END, HATSUNE Miku apprend par la bouche d’un double monstrueux d’elle-même, incarnation de tous ceux qui la possèdent (dont sa communauté fan) qu’elle est, elle aussi, malgré sa virtualité immortelle, vouée à disparaître comme l’humanité. Le rapport à la mort au Japon est souvent lié au mot hakanai (儚い) se traduisant par éphémère, le kanji 儚 (hakana) signifiant l’idée d’une certaine fugacité proche d’un sentiment mélancolique: c’est l’évanescence de la situation qui la transforme en un sentiment précieux. Ainsi l’idole holographique entreprend une quête spirituelle la menant à l’expression du sentiment hakanai. SHIBUYA Keiichiro n’hésite pas à s’approprier l’enveloppe de HATSUNE Miku et d’en faire la porte-parole de son opéra. Certaines images torturent la projection holographique, dont le cœur puis la tête sans corps se font transpercer par deux fourchettes et qui se noie à chaque représentation. À chaque fois que la scène est éclairée par une lumière blanche, dont la fugacité et l’intensité sont proches de celles d’un stroboscope, HATSUNE Miku disparaît et meurt symboliquement, le temps de fractions de seconde, un peu plus sur cette scène. Lors du dernier aria, l’idole virtuelle s’y réfère: «cette lumière laiteuse n’est pas un effet spécial. Qu’est-ce qui disparaît en pleine lumière? La lumière se reflète sur un objet. Grâce à elle on s’aperçoit qu’il existe. Toi et moi ne voyons rien. Mais maintenant, la lumière enveloppe tout et disparaît. Mais je suis là. Qui est-ce ce je?». Flottant dans les airs, l’idole virtuelle semble devenir aveugle, son œil est rouge –«je ne fais plus la distinction entre toi et moi. Je ne vois plus rien, je tâtonne»– jusqu’à ce qu’une larme de sang roule sur sa joue, sa voix robotique demande dans un dernier souffle: «Où es-tu venu?». C’est au travers de cette appropriation sans concession de SHIBUYA Keiichiro que HATSUNE Miku prend vie et meurt, malgré le désaccord d’un bassin important de fans. La conception du livret de l’opéra THE END, écrit par OKADA Toshiki, propose comme alternative aux six récitatifs, un arioso et quatre arias. Ce type de structure est proche d’un opéra qualifié de classique. La distinction est faite, ici, dans la mise en scène mêlant un visuel au rendu proche d’une 3D graphique utilisée pour un jeu vidéo et dans le choix de mettre sur scène une cantatrice holographique dont la virtualité est accentuée par la coprésence de SHIBUYA Keiichiro exécutant au piano sa composition assistée par ordinateur en remplacement d’un orchestre classique. Le cinquième aria intitulé dans l’opéra THE ENDAria for Voices and Words a fait l’objet de la collaboration de SHIBUYA Keiichiro pour la composition musicale et d’AZUMA Hiroki, auteur de l’essai Génération Otaku: les enfants de la postmodernité, pour l’écriture du texte initialement titré dans sa première version Initiation déjà interprétée par l’idole virtuelle en 2012. Au travers du clip d’Initiation réalisé en amont de l’opéra, nous découvrons plusieurs univers scéniques et les personnages de l’animal et du clone difforme qui seront remis en scène dans THE END. Le design graphique de ce clip est d’ailleurs réalisé par YKBX, responsable des projections vidéo de l’opéra. Les deux autres êtres virtuels (l’animal et le clone difforme) accompagnant HATSUNE Miku lors des récitatifs et de l’arioso, possèdent aussi des voix de VOCALOID s’exprimant en langue japonaise. Parallèlement à ces échanges, un titrage anglais est intégré à la projection traduisant ou soulignant des éléments clefs de l’opéra, une autre voix de synthèse prononce le texte inscrit de manière neutre. À la fin de la représentation, le compositeur et sa cantatrice saluent la foule, rendant alors à HATSUNE Miku sa liberté. Les fans mécontents peuvent ainsi être rassurés, car leur réceptacle virtuel leur est rendu. À la vue de leur idole, un sentiment de soulagement palpable envahit cette catégorie de spectateurs, leur cauchemar est fini, HATSUNE Miku sort des ténèbres de THE END pour retrouver la lumière de sa popularité.

L’idole virtuelle s’est aussi attirée les bonnes grâces de l’artiste contemporain MURAKAMI Takashi, qui utilise comme thème principal la chanson interprétée par HATSUNE Miku, Last Night, Good Night, composée par Livetune, pour son premier long métrage Mememe no kurage (26 avril 2013). Il dirigea en parallèle le clip musical de re: dial (20 mars 2013), titre aussi donné à l’album composé par Livetune pour HATSUNE Miku. Au printemps 2014, MURAKAMI Takashi réalise, sur le remix de Pharrell Williams de Last Night, Good Night, un clip animé montrant côte à côte: la diva virtuelle (HATSUNE Miku), le compositeur japonais (Livetune) et la super star américaine (Pharrell Williams).

Le personnage de HATSUNE Miku est à la base de la création de la série de courts-métrages MIKUMENTARY (2012-2014) de la réalisatrice américaine Tara Knight. Ces courts-métrages oscillent entre trois et six minutes et présentent, au travers de concepts, le phénomène HATSUNE Miku. Les six MIKUMENTARY sont orientés selon des thèmes. Ainsi le premier s’intitule MIKUMENTARY Épisode 1: Everybody's Voice/ Icon (2012), il présente à partir de visuels travaillés, la possibilité d’incarner l’idole, la montrant comme l’expression de milliers d’artistes au travers de cette même enveloppe. Nous retrouvons ici l’idée de pluralité associée à HATSUNE Miku. Dans MIKUMENTARY Épisode 2: Ephemeral/ Hologram/ Weird (2013), Tara Knight s’attarde sur l’aspect technologique de l’idole et du succès fanatique qu’elle reçoit. Face à un tel engouement, la réalisatrice interroge cette bizarrerie de masse et force le spectateur à s’interroger sur ce phénomène croissant. Le troisième opus MIKUMENTARY Épisode 3: Participatory Culture (2013) met l’accent sur l’expansion tentaculaire de l’image de cette icône virtuelle issue du Japon et contaminant le reste du monde. L’exposition «All You Need Is LOVE: From Chagall to Kusama and Hatsune Miku» au Mori Art Museum de Tokyo (26/04/2013-01/09/2013) présentait ce troisième MIKUMENTARY, exposant ainsi dans un centre d'art contemporain la popularité de l'idole communautaire. Le quatrième volet, MIKUMENTARY Épisode 4: VOCAROOM/ Conversations/ Community (2013), permet de se rendre compte de l’immense communauté concrète se réunissant autour de HATSUNE Miku. Le court-métrage, MIKUMENTARY Épisode 5: Goddess/ Popstar/ Ideal Cute Girl (2013), offre une rencontre avec une fan de Miku pratiquant le cosplay. Au travers d’images de cette jeune fille transformée en HATSUNE Miku, nous nous rendrons compte des efforts à fournir pour atteindre la perfection de «l’être moe»Le dernier MIKUMENTARY Episode 6: Instrument/ Band Member/ Voice of an Angel (2014) est un morceau musical (doujin music) exploitant la troisième version du logiciel VOCALOID, permettant de faire s’exprimer la chanteuse virtuelle non seulement dans sa langue maternelle, mais aussi en anglais. Le texte chanté par la voix synthétique de HATSUNE Miku s’inscrit visuellement dans l’esthétique recherchée de Tara Knight. Les paroles écrites par l’artiste américaine font dire à Miku que sa voix s’offre à tous. L’artiste appartient à cette communauté créatrice de contenus autour de l’image projetée de HATSUNE Miku et offre, en plus de ces doujin documentaries, une plus conventionnelle doujin music.

 

5. Canonisation: la créature parfaite, «l’être moe»

Le concept de moe (萌え) sert à désigner l’attachement éprouvé envers un personnage. Signifiant «bourgeonner», il est utilisé pour qualifier l’attirance envers un personnage le plus souvent incarné par une jeune fille, voire une très jeune fille à l’aspect et au comportement virginaux. Dans son article Otaku: Images and Identity in Flux, Joseph L. Dela Pena différencie «l’être lolita» et «l’être moe»:

Les lolicon19 engendrent chez le lecteur le désir de consommer sexuellement l'héroïne, la Lolita est en demande de sexe. Les moe suscitent davantage, disent-ils, un besoin de protéger leur personnage adoré. Alors que les images de lolicon mettent en avant le caractère sexuel des jeunes filles, celles de moe insiste en revanche sur leur innocence et leur pureté20.

L’otaku se voit fasciné par cette image présentant la jeune fille comme faible, fragile et gentille, qui lui permet de s’imaginer assez viril pour être son protecteur. Cette biaisée image de la femme, par leur imagerie moe, leur permet de plonger dans un fantasme relationnel créant un lien puissant avec l’objet de leur affection.

AZUMA Hiroki identifie le caractère moe à parti de ce qu’il nomme «éléments d’attraction» et créé un répertoire de ces caractéristiques moe, tels les attributs animaliers sur un corps humanoïde, le plus fréquemment des oreilles ou queue de chat (reflétant le côté mignon ou espiègle du personnage); le port de lunettes (rajoutant de l’innocence ou un air sérieux au personnage); un costume de soubrette (conférant une dévotion ou soumission du personnage pour son maître); ou encore une tenue dévoilant le zettai ryouiki21 (haut de la cuisse), zone jugée au particulièrement érotique...

Si D.J. Ko22 porte des oreilles de chat et s’exprime de façon particulière en mimant des miaulements, ce n’est pas parce que les oreilles ou les miaulements des chats eux-mêmes auraient un charme particulier, mais bien parce qu’il s’agit d’éléments d’attraction déjà reconnus. [...] Elle [D.J. Ko] doit être comprise comme une construction complexe résultant de l’exacerbation de ce désir et de la manifestation grotesque de l’influence des éléments d’attractions sur le marché actuel des productions Otaku. (Azuma, 75-80)

En raison de sa forme doujin, HATSUNE Miku répond de concert à tous ces critères et se présente sous les différents styles précités. Elle incarne ainsi la forme moe absolue, car l’idole virtuelle ne peut décevoir ses fans puisque son comportement, sa gestuelle, son physique, ses chansons leur sont exclusivement dédiés. De plus, si un ou plusieurs contenus sont amenés à déplaire à certains, la créature virtuelle ne peut être tenue pour responsable contrairement à un être fait de chair et de sang qui se retrouvera fustigée en place publique au premier scandale. Nous appuierons cette idée au travers du billet d’un fan français de HATSUNE Miku: «Ha! Et une autre chose! Il est vrai que Miku n’est pas près de se droguer, de vieillir et de faire de gros caprices [...] et je trouve que c’est une bonne chose XD Parce que, d’une certaine manière, c’est la seule idole à être "authentique" :D23».

HATSUNE Miku est un phénomène complexe. En raison de son extrême accessibilité. Elle s’écarte de l’idole d’or, mais le mercantilisme de ses ayants-droit officiels, la vendant au plus offrant au détriment de ses fervents serviteurs, incite à une certaine méfiance. Certainement prudente, la communauté fan possède son panthéon de divinités puisque chaque vocaloid présente le même potentiel que HATSUNE Miku. Une nouvelle nommée, ALYS, vient de voir le jour en tant que première vocaloid franco-japonaise. Son aspect esthétique a fait l’objet d’un concours au sein de la communauté fan francophone. Elle sera à son tour un être composite au service de ses créateurs qui voudront lui insuffler un contenu.

 

Bibliographie

Azuma, Hiroki. Génération Otaku: les enfants de la postmodernité, Paris, Hachette Littératures (Haute Tension), 2008.

Dela Pena, Joseph l. «Otaku: Images and Identity in Flux», dans Ayako Kano [dir.] CUREJ - College Undergraduate Research Electronic Journal – University of Pennsylvania, 2006, [en ligne] http://repository.upenn.edu/curej/9/ [consulté le 06/10/2014]

Gibson, William. Idoru. Flammarion (j’ai lu), Paris, 2002.

Gonzalez-Foerster, Dominique. Cosmodrome, [en ligne] http://leconsortium.fr/expositions-exhibitions/dominique-gonzalez-foerst... [consulté le 06/10/2014]

Huyghe, Pierre. Pierre Huyghe: Le château de Turing, Dijon, Les presses du réel, 2003.

Niijima, Susumu. «La voix des morts, des femmes et des machines», p.195-205, dans Pierre Bazantay [dir.], Raymond Roussel: hier, aujourd’hui, Rennes, PU Rennes, 2014.

Wetterwald, Elisabeth. Rue sauvage: «L’intelligence observe l’action», Dijon, Les presses du réel, 2003

 

  • 1. N’étant pas l’objet de cet article, nous choisissons d’établir comme raccourcis la mise en parallèle de la culture communautaire japonaise otaku avec son homologue occidentale geek, tout en gardant en perspective la notion de nationalisme nippon. Nous la décrirons comme composée d’une jeunesse japonaise s’étendant désormais de l’adolescence jusqu’à certains quadragénaires, majoritairement masculine et passionnée entre autres par les nouvelles technologies.
  • 2. Gibson, William. Bridge Trilogy: Virtual Light (1993), Idoru (1996), All Tomorrow’s Parties (1999).
  • 3. L’alphabet syllabique katakana sert principalement à la transcription phonétique des mots étrangers en écriture et prononciation japonaise. C’est une forme d’appropriation d’un mot étranger pour l’ajouter au vocabulaire japonais.
  • 4. À noter que sur la couverture de l’édition japonaise du livre Idoru –le titre apparaît sous la forme hiragana あいどる équivalente à sa forme katakana アイドル (aidoru) avec le double titre en lettre romaine Idoru– le nom de l’auteur est aussi transcrit par un alphabet syllabique (katakana) à côté du titre en japonais (wiriamu gibusun) et écrit en lettres romaines en dessous du titre romain, William Gibson.
  • 5. Tweet de William Gibson (10 novembre 2010 à 13h30): «Hatsune Miku doesn't really rock me. I want higher rez, less anime.» Tweet de William Gibson (18 novembre 2010 à 13h21): «Hatsune Miku is clearly a more complex phenomenon than I initially assumed. Requires further study.»
  • 6. Environ 500 € à l’époque.
  • 7. On peut s’interroger sur le choix d’un prénom à consonance chinoise pour nommer un personnage japonais.
  • 8. Adapté du manga japonais de SHIRŌ Masumune, le film est connu pour la complexité de son scénario, il sortit en 1995.
  • 9. Le système d’écriture japonais est composé de deux alphabets syllabiques: hiragana et katakana. À ces deux alphabets syllabiques, s’ajoutent les kanji. Les kanji sont des caractères chinois – un seul kanji peut pouvoir dire plusieurs mots et peut se prononcer différemment, il faut contextualiser le kanji dans la phrase pour déterminer la bonne transcription. L’association de plusieurs kanji transforme le sens du mot. Il existe en langue japonaise un peu plus de 2 000 kanji officiels.
  • 10. Le kanji 音 est aussi utilisé aussi pour fabriquer le mot 音符 (onpu— note de musique.
  • 11. L’imageboard 4chan est la plate-forme de référence du groupuscule Anonymous. Un imageboard est un espace dédié sur internet à la discussion au travers d’images publiées pour échanger anonymement des points de vue sur des sujets divers, dans cet exemple le fichier faisait partie de la section réservée aux fichiers réalisés en format Flash (.swf). L’animation de cet anonymous reprenait des images extraites de l’anime Bleach.
  • 12. Mème désigne un élément qui est repris et décliné en masse.
  • 13. Comiket ou Komiketto ( コミケット) est un wasei eigo, littéralement «fabrication à partir d’associations de mots de langue anglaise» contractant les mots anglais comic (bande dessinée), transformés par l’alphabet katakana en komikku (コミック), et market (marché), transformé à son tour dans l’alphabet katakana en maaketto (マーケット).
  • 14. Selon le cours de change entre 100 et 150 €.
  • 15. Doujinshi (同人誌) est un néologisme japonais issu de la contraction de doujin zasshi (同人雑誌), signifiant littéralement «revue de cercle».
  • 16. En ligne [https://www.youtube.com/results?search_query=%E5%88%9D%E9%9F%B3%E3%83%9F%E3%82%AF+] (2 680 000 résultats pour «初音ミク». Adresse consultée le 07/07/2016) et [https://www.youtube.com/results?search_query=hatsune+miku] (2 580 000 000 résultats pour «hatsune miku». Adresse consultée le 07/07/2016)
  • 17. Mot valise issu de la contraction des mots anglais: costume et play.
  • 18. Campagne publicitaire (printemps 2013) de la compagnie Dominos Pizza.
  • 19. Ce néologisme est un wasei eigo (和製英語) littéralement «anglais fabriqué au Japon», des mots Lolita et Complex. Lolicon est traduit avec l’alphabet katakana en japonais – ロリータ コンプレックス (prononcé roliita konpurekusu). L’alphabet syllabique katakana transforme les mots étrangers en les adaptant au mieux à la sonorité nippone. Le 'r' et le 'l’ont la même sonorité au Japon dont la prononciation se situe entre les deux, afin de mieux faire transparaître le lien entre lolicon et le prénom 'Lolita', j’ai choisi de l’écrire avec la lettre romaine 'l', et d’utiliser la lettre 'c' plutôt que le 'k' pour rappeler 'complex', mais d’un point de vue plus strict de romanisation, la transcription rorikon est plus correcte.
  • 20. Traduit par l'auteure: «Rorikon would have the reader wanting to consume the female lead as a sexual partner: Lolita requires sex. Moe, they claim, is more of a need to protect their beloved character. If rorikon images emphasize the sexual nature of young girls, moe emphasizes instead their innocence and virginity» dans Joseph L. Dela Pena, «Otaku: Images and Identity in Flux», CUREJ - College Undergraduate Research Electronic Journal, 11 mai 2006, 40, 9.
  • 21. zettai ryouiki (絶対領域 ) traduisible par l’association de kanji 絶対 (zettai) — absolu et l’association de kanji 領域(ryouki) – zone, désignant l’idée d’un territoire absolu.
  • 22. D.J. Ko est à l’origine un personnage publicitaire créé en 1998 pour la société Gamers. La mascotte de par ses attributs moe a rencontré un certain succès auprès des consommateurs japonais. Elle est devenue par la suite l’héroïne d’anime et de manga.
  • 23. Pseudonyme Michiyo-chan – wiki vocaloid autour du reportage HATSUNE Miku de la chaîne d’information LCI. [en ligne] http://miku.vocaloid.fr/index.php?topic=2273.30;wap [consulté le 06/10/2014].