Le paradigme de la vraisemblance dans Jurassic Park

Le paradigme de la vraisemblance dans Jurassic Park

Soumis par Rachel Prud´homme le 23/06/2020

 

De l’aventure classique à l’aventure science-fictionnelle

Depuis l’Épopée de Gilgamesh, le récit d’aventures n’a jamais perdu de vue son objectif principal, à savoir de captiver son public via la mise en scène de héros subissant un enchaînement de péripéties devant susciter émotions, questionnements philosophiques et évolution interne chez les destinataires. Selon l’écrivain et professeur Jean-Yves Tadié, un des moyens de retenir l’attention du lecteur consiste à employer un procédé de narration bien particulier, soit le suspens. Le suspens, en tant que caractéristique essentielle du récit d’aventures depuis l’époque classique, relève aujourd’hui de modalités qui témoignent de la mutation du genre à travers le temps. Le roman Jurassic Park, écrit par Michael Crichton et initialement paru en 1990, constitue un exemple probant de l’hybridation générique qui a marqué l’évolution des récits d’aventures dans les dernières années. En effet, le recours aux techniques d’anticipation, généralement associées à la construction de récits science-fictionnels, ont permis d’assurer le renouveau du genre, ne serait-ce que par l’exacerbation du suspens que génèrent les univers fictifs motivés par la quête du vraisemblable. Dans un premier temps, nous identifierons les modalités qui construisent une impression de « réalisme » au sein du roman de Crichton. Nous verrons ensuite en quoi ces derniers contribuent à l’intensification du suspens qui est toujours recherché dans l’expérience narrative des récits d’aventures contemporains. Finalement, nous constaterons en quoi la volonté de créer un univers fictif vraisemblable entretenue par Crichton n’exclut pas qu’une part d’inventivité puisse s’annexer au projet mimétique qui sous-tend son roman Jurassic Park.

 

D’un discours savant au service du suspens

Selon Jean-Yves Tadié, le suspens se définit avant tout comme « le procédé de narration qui fait attendre et désirer la réponse à une question posée. » (Tadié, 1982 : 7) Ceci étant dit, afin d’éviter l’épuisement du suspens qui guette tout récit d’aventures, les écrivains ont recours à des motifs et des techniques narratives dont la fonction première est d’assurer le renouvellement et la perduration du sentiment d’angoisse mêlé de curiosité qui motive la lecture. Tout récit fondé sur le suspens a donc besoin d’une quantité relative d’interstices narratives, autrement dit de ces moments de répit vécus par les personnages : « Comme il n’y a pas de tension sans détente, […] parce que l’horreur continue devient indifférente ; l’angoisse, de même, se nourrit d’intervalles sereins. » (Tadié, 1982 : 8) Chez Crichton, ces « intervalles sereins » sont occupés par des discours de vulgarisation scientifique qui contribuent au caractère renouvelable du suspens. Dans le même ordre d’idées, le « pacte de lecture » – notion proposée par l’écrivain Umberto Eco et qui renvoie au contrat symbolique qui prend forme entre l’auteur d’une œuvre et ses lecteurs (Ali, 2014 : 55) – reliant Crichton et son lectorat a cela de particulier qu’il institue un horizon d’attente marqué par l’impératif de l’application scientifique dans le cadre des aventures vécues par les personnages. Certains d’entre eux agissent comme les vecteurs de diffusion des connaissances scientifiques ; la majorité de leurs interventions comporte une dimension didactique. D’ailleurs, dans la section « Remerciements » située à la fin du livre, Crichton mentionne les travaux scientifiques et les théories ayant cours à l’époque de sa rédaction et sur les fondements desquels il s’est permis d’extrapoler par le biais de la fiction littéraire. Ne souhaitant pas être discrédité auprès de la communauté scientifique ou de son lectorat, l’auteur insiste sur le fait que Jurassic Park constitue « un ouvrage de pure fiction et qu’[il] revendique les idées qui y sont exprimées, ainsi que toute inexactitude qui pourrait exister dans le texte. » (Crichton, 1992 : 505) La reconduction diégétique des hypothèses de la science paléontologique est, en effet, en grande partie inspirée des travaux réels de paléontologistes reconnus tels que Robert Baker, John Horner, John Ostrom et Gregory Paul. (Crichton, 1992 : 505) Il en va de même pour la reconstitution des découvertes génétiques, des lois mathématiques et des protocoles informatiques ayant court dans le récit, éléments qui s’appuient tous à divers degrés sur les acquis scientifiques du monde réel.

De ce fait, chez Crichton, les personnages savants incarnent l’expertise dans les domaines respectifs dont ils sont les uniques porte-paroles au sein du Parc Jurassique (la paléontologie pour Alan Grant, la botanique pour Ellie Sattler, les mathématiques pour Ian Malcom, la biogénétique pour Henry Wu, l’informatique pour Dennis Nerdry, etc.)Il en va ainsi lorsque le professeur Ian Malcolm énonce pour la première fois les principes inhérents à la théorie du chaos dans un monologue (Crichton, 1992 : 103), pour plus tard en faire la démonstration à l’aide de graphiques démographiques concernant le Parc Jurassique et insérés à même le corps du texte (Crichton : 1992,103, 175, 216). Soucieux de la crédulité du lecteur à l’égard des propos de Malcom, l’auteur lui permet de se familiariser avec la théorie de manière graduelle tout au long du récit en créant des situations qui se prêtent à l’application dans la fiction. « La théorie [assure] que la situation de l’île va bientôt évoluer de manière imprévisible. » (Crichton, 1992 : 105) affirme-t-il sans l’ombre d’un doute dès le début du récit. Arrive éventuellement le moment où Malcom saisit l’opportunité d’appliquer la théorie issue du monde réel – la théorie du « chaos déterministe » fût véritablement portée sur la scène scientifique suite aux déductions concrètes des sciences météorologique, mathématique et informatique dans les années 1970, quoique le phénomène eut préalablement été identifié des siècles auparavant– à la recension d’une population animale fictive. (Crichton, 1992 : 215-216) Ce faisant, le mathématicien prouve la validité de sa grille de lecture visant à interpréter les évènements se déroulant sur l’île selon la nécessité d’une évolution chaotique qui serait déterminée par les conditions initiales d’un système, en l’occurrence le Parc Jurassique. Le lecteur est d’autant plus porté à ressentir l’exacerbation du suspens tel que le défini préalablement par Jean-Yves Tadié quand on lui affirme à répétition que le contrôle absolu des variables est impossible et que l’unique futur envisageable pour le parc se conçoit obligatoirement depuis le paradigme d’un système soumis au désordre. « C’est un projet dont l’évolution est imprévisible, comme celles des conditions atmosphériques » (Crichton, 1982 : 208), affirme à plusieurs reprises Malcom bien que rares soient les personnages qui lui prêtent une oreille attentive.

Réitérée à la manière d’un mantra dans le corps du texte, l’analogie émise par Malcom implique qu’il devient impossible pour le lecteur de prédire le dénouement du récit. Il a conscience qu’il va se passer quelque chose, mais il ne sait pas quoi, et c’est précisément cette forme d’indétermination présente dans le récit d’aventures qui permet d’en maintenir la tension narrative intrinsèque. La théorie du chaos qui compose la trame de fond du roman, bientôt référée en tant qu’« effet Malcom » (Crichton, 1992 : 311), renverse l’illusion selon laquelle le parc est sous contrôle, impliquant qu’il pourrait advenir tout et n’importe quoi aux personnages, que leur sort n’est pas déterminé d’avance. Une fois encore, l’effet de lecture qui est généré rejoint les propos de Jean-Yves Tadié lorsqu’il affirme que le propre de l’aventure est qu’elle « rend la mort possible. » (Tadié, 1982 : 5) En tant que figure d’autorité, le professeur Malcom porte un discours qui se fait le rappel constant de la qualité mortelle des personnages arpentant une jungle peuplée de dangers et, surtout, d’inconnu.

Alors que le programme de gestion informatique du parc est configuré pour recenser un total de huit vélociraptors – tous de sexe féminin et donc dans l’incapacité de se reproduire – l’effectif réel de cette population atteint rapidement les trente-sept individus sans qu’aucun des agents de contrôle n’en prenne conscience à temps. (Crichton, 1982 : 215) Ce constat, dont la réalisation est motivée par les préceptes de la théorie du chaos, nourrit l’angoisse partagé par le lecteur et les personnages lorsque ces derniers sont confrontés à leurs principaux antagonistes carnassiers. Dans ce contexte qui exige une solution, seule subsiste l’hypothèse émise par le personnage du docteur Grant et voulant que les dinosaures, à l’instar de certains batraciens avec lesquels ils partagent un fragment de leur ADN, possèdent la capacité de changer de sexe pour assurer leur reproduction, rejoignant ainsi la position de Malcom voulant que « la vie trouve toujours un moyen. » (Crichton, 1982 : 209) Dans son roman, Crichton fait donc intervenir des théories qui, si elles sont controversées, n’en sont pas moins reconnues par une part de la communauté scientifique. Celles-ci se surimposent à la réalité diégétique s’y imbriquent dans l’ultime but de favoriser un suspens cyclique. Par le fait même, elles font entrer dans le cadre du vraisemblable d’autres éléments qui auraient autrement été attribués au fantasme plutôt qu’à la stricte extrapolation scientifique.

 

Le simulacre de la science ou la fiction augmentée

Bien que la rigueur méthodologique qui sous-tend le processus rédactionnel de Crichton, soit à l’origine du caractère vraisemblable du récit, elle n’en exclue pas moins le recours à une forme d’inventivité particulière, balisée qu’elle est par l’ingérence d’un monde référentiel préexistant. À ce titre, Isla Nublar, l’île fictionnelle née de la plume de Crichton, s’inscrit dans la géographie du monde référentiel et extra-diégétique ; bien que sa localisation exacte soit inconnue du lecteur, ce dernier peut se figurer mentalement son emplacement approximatif au sein de l’Amérique centrale, à quelques « cent soixante kilomètres de la côte occidentale du Costa Rica. » (Crichton, 1992 : 55) La création d’une île fictive qui s’inscrit dans le cadre référentiel du lecteur, en tant qu’elle constitue le principal lieu de l’action du récit, remplit une fonction analogue à celle qui octroie au roman son aura scientifique, à savoir la création d’un « effet de réel. » Cette île créée de toutes pièces fait office de territoire intermédiaire ; elle est à la fois hors du monde de la diégèse en tant qu’elle reste cachée au regard extérieur – « l’île des brumes » (Crichton, 1992 : 55), comme on la surnomme, est la possession de la compagnie privée InGen Inc. dont les ambitions sont soigneusement gardées secrètes – et, pourtant, dans ledit monde, lui-même ancré dans la réalité géopolitique d’une époque précise – celle du renouveau scientifique qu’ont vu advenir les années 1990.

Par un habile mélange entre ce qui relève de la fiction et ce qui renvoie à la réalité, l’auteur parvient à créer un univers diégétique cohérent d’où le suspens émerge amplifié. Crichton s’emploie donc à dresser des références à des personnages, à des lieux ou encore à des articles scientifiques qui ont bel et bien existés, alors que d’autres (Crichton, 1992 : 11), qui apparaissent sous le même format et qui sont par conséquent difficilement identifiables, sont fictifs :

Many of these statements would be easy for the readers to simply look up. Though most of the audience would not go through the trouble (especially when, in the 1990s, it would have included going to a library rather than opening Google), the fact that Crichton provided information that could be verified boosted the confidence that readers had in this information. The detail and clarity of the science, as well as the information’s accessibility, created an aura of confidence around Crichton. When the author provides “facts” with such confidence, the reader feels more confident in the imaginary world and becomes more involved in the story. (Piazzola, 2015 : 28)

Ainsi, lorsque la docteure Ellie Sattler, tributaire d’une expertise manifeste en botanique préhistorique, explique à ses collègues la propension mortifère de la plante toxique nommée « Serenna veriformans » (Crichton, 1992 : 118), le lecteur moyen, peu porté à effectuer ses propres vérifications au moment de la lecture, est loin de se douter que cette plante n’existe pas et qu’elle n’a en réalité jamais été répertoriée par aucun traité scientifique connu. Bien que l’espèce végétale dont il est question dans ce passage relève entièrement de l’imagination de Crichton, le descriptif qui en ait fait par le personnage de Sattler évoque tout de même le modèle conventionnel des registres encyclopédiques consacrés à l’étude des végétaux, allant de la terminologie scientifique reposant sur le latin à l’énumération des effets toxiques de cette plante fictive dont les spores contiennent un « alcaloïde mortel, la bétacarboline » (Crichton, 1992 : 118), substance qui existe réellement. Si cette invention joue une fonction précise dans le cadre du récit d’aventures, elle offre aussi l’occasion de mettre à l’épreuve le degré de crédulité des lecteurs :

By creating a make-believe plant, the author gets to choose its details rather than being restrained by the facts that already exist for real plants. Furthermore, there is no one to hold the author accountable for getting specifics wrong if the plant is of their own creation, while some members of the audience […] would likely complain if the author incorrectly portrayed a real organism. (Piazzola, 2015 : 27-28)

Le souci d’exactitude scientifique exprimé par l’auteur est partagé par une catégorie – aussi minoritaire soit-elle – du lectorat préconisant une lecture rationnelle et critique. Bien qu’elle puisse faire l’objet de reproches aux yeux de certains, la présence ponctuelle de donnés « faussées » – insinuant par là qu’elles ne sont pas le produit d’exercices d’extrapolation à partir de ce qui est connu mais bien de l’imagination pure – au sein de ce qui se présente comme une anticipation crédible du progrès scientifique ne semble pas contrevenir à l’engagement du lecteur moyen. Ainsi, l’immersion qui constitue un préalable au suspens ne dépend pas uniquement de la véracité des données introduites par l’auteur dans son récit, mais surtout du sentiment rehaussé de « réalisme » qui encadre les éléments purement fictionnels qui y sont contenus par un ensemble de conventions sociales et méthodologiques transposées depuis le monde référentiel de Crichton – le monde réel.

 

Vers une réaffirmation du rôle interprétatif en littérature de genre

En définitive, le degré d’attention accordé aux détails dans Jurassic Park et la complexité de l’univers diégétique qui s’ensuit nous rappellent le rôle de la vraisemblance dans l’instauration d’un suspense durable et renouvelable au sein des récits d’aventures. Chez Crichton, les discours de vulgarisation scientifique issus des diverses disciplines (paléontologie, mathématique, génétique, botanique, etc.) se complètent pour former un argument en faveur d’une immersion : ils font office de « pauses » entre les scènes d’action et en renforcent l’intensité. Plus que cela, ils leur confèrent une portée significative qui transcende la stricte diégèse ; c’est dire que, dans Jurassic Park, la crainte de la mort guette aussi les lecteurs par l’extension d’un imaginaire qui se confond avec la réalité. Si la visée « réaliste » de l’auteur lui permet d’émettre des conjectures au sujet du progrès scientifique réel, elle alimente également le suspens des aventures se succédant au sein de l’île des brumes, cet univers dépaysant où le pire risque de se produire à tout instant. En ce sens, la position interprétative qui découle du pacte de lecture mentionné plus tôt est propice à l’instauration d’une tension narrative lors des scènes d’actions où le sort des personnages reste à déterminer, comme c’est le cas notamment lors des confrontations qui ont lieu entre le groupe d’aventuriers et leurs antagonistes animaux, les dinosaures carnivores que sont le tyrannosaure-rex et le vélociraptor. Il convient pourtant d’envisager la possibilité que le pacte d’adhésion unissant l’écrivain et son lecteur puisse être rompu suite à l’intrusion d’informations qui auraient été détectées comme des « impostures » par certains lecteurs avertis. Pour plusieurs, l’état d’immersion dépend en effet de la portée proprement didactique qu’on a pu imputer d’emblée au roman de Crichton. À l’avenir, la problématique unissant l’immersion et le suspens bénéficierait à être approfondie par les théories littéraires de la réception, qui reconnaissent le rôle prépondérant du lecteur dans l’interprétation du récit d’aventures et de ses mutations contemporaines.


 

Bibliographie

 

Livres et ouvrages de références

CRICHTON, Michael, Jurassic Park, Robert Laffont, 1992, [1990], 510p.

ARON, Paul, SAINT-JACQUES, Denis et VIALA, Alain [dir.], Le dictionnaire du littéraire, Paris, P.U.F., 2002, 818p.

TADIÉ, Jean-Yves, Le roman d'aventures, Paris : Presses universitaires de France, 1982, 224p.

 

Thèses

ALI, Suzanne, L’invraisemblable dans la représentation réaliste contemporaine, Université Laval, 2014.

PIAZZOLA D., Clara, The Poison of Misinformation : Analyzing the Use of Science in Science Fiction Novels, Including an Original Short Story, Roberst D. Clark Honors College, 2015.