L’adulte émergent et la New Adult Literature: invention ou réalité?

L’adulte émergent et la New Adult Literature: invention ou réalité?

Soumis par Marie Demers le 30/10/2019

 

De profondes mutations politiques et culturelles ont transformé le paysage social de la fin du XXe siècle. L’autonomisation des jeunes, l’avènement de plus en plus précoce de l’adolescence et la disparition ou le déplacement temporel des marqueurs de l’entrée dans l’âge adulte ont engagé les sociologues et les psychologues à identifier un nouveau groupe d’âge: les jeunes adultes (Gauthier, 2007). Comme les trajectoires individuelles menant à l’âge adulte sont de plus en plus hétérogènes et qu’elles ne passent plus nécessairement par le mariage, la parentalité, la décohabitation ou le commencement d’une carrière, des chercheurs tels que Stéphanie Gaudet (2001) considèrent cette phase transitoire comme un processus plutôt que comme l’accès à un statut. Depuis les années 2000, aux États-Unis, le psychologue Jeffrey Jensen Arnett tente pour sa part d’introduire le concept de «emerging adulthood» afin de remplacer celui de «young adulthood» qui renvoie faussement, en littérature, à une catégorie pour adolescents. 

 

Parallèlement, une récente initiative éditoriale étasunienne démontre que l’intérêt pour une littérature témoignant de l’entrée dans l’âge adulte va croissant. En novembre 2009, l’équipe de St Martin’s Press lançait un concours pour offrir une plateforme à d’aspirants auteurs s’inscrivant dans une nouvelle niche, la New Adult Literature (NAL). Ces fictions devaient mettre en scène de jeunes adultes de 18 à 25 ans, fraîchement sortis du high school, et investir des thématiques plus osées que celles qui avaient jusqu’ici formé la trame narrative du Young Adult Literature (YAL). Générant des romans d’amour affublés de couvertures aux allures de Harlequin, la NAL suscite énormément de questions (Naughton, 2014; Kaufman, 2012) quant à ce qui la démarque des romance novels, si ce n’est du choix de protagonistes récemment entrés dans l’âge adulte. Encore majoritairement publiés en format électronique, ces ouvrages, vendus massivement et à bas prix, semblent cependant répondre en partie au concept de «emerging adulthood», élaboré par Arnett.

 

Dans le cadre de cette analyse, j’explorerai conjointement les phénomènes de la New Adult Literature et du emerging adulthood. Bien que la NAL représente une catégorie d’âge dont on entend encore trop peu parler et qu’elle vient, en quelque sorte, colmater une brèche dans l’offre littéraire, on ne peut ignorer le contexte artificiel à l’origine de sa création. En effet, c’est afin de remplir des objectifs mercantiles et de conquérir un nouveau marché que le concours de St Martin’s a été lancé. En ce qui concerne le concept de «emerging adulthood», nombreux sont les penseurs et sociologues (Côté, 2014; Côté et Bynner, 2008; Hendry et Kloep, 2010) à en pointer les failles et carences. En effet, que dire de cette prétention à l’universalité que laisse entendre la théorie d’Arnett? Peut-on vraiment envisager ce stade de vie à l’échelle de toutes cultures et de toutes classes confondues? Est-ce que les échantillons d’Arnett, majoritairement étasuniens, sont représentatifs de la situation globale? Et pourquoi ajouter une nouvelle expression, ni moins complexe ni moins ambiguë, à la pléthore terminologique préexistante? Est-ce que le terme «young adulthood» ne représente pas déjà adéquatement ce stade de vie se déroulant entre l’adolescence et l’âge adulte?

 

L’inclassable NAL

S’il est encore difficile de catégoriser nettement le jeune adulte ou l’adulte émergent en sociologie et en psychologie, il en va de même pour son pendant littéraire. Selon Leslie Kaufman, la classification problématique de la NAL s’expliquerait par sa nature hybride: «The books fall into an undefined territory between adult and children’s literature, and there is no obvious place for them in bookstores. Even within publishing houses, new-adult authors are being split between children’s and adult divisions» (Kaufman, 2012: C-1). Le flou classificatoire de la New Adult Literature s’apparente donc à celui affectant la Young Adult Literature: tout en liant la catégorie littéraire à l’audience dont elles font mention, leur lectorat dépasse largement les limites de leur appellation; la New Adult et la Young Adult attirent mêmement un lectorat crossover, soit formé de préadolescents, d’adolescents et d’adultes plus ou moins vieux. 

 

Qui plus est, étudier de concert les concepts de New Adult Literature et de emerging adulthood nous convie à interroger aussi, indirectement, une dénomination qui se révèle trompeuse: la Young Adult Literature. En effet, l’industrie littéraire semble avoir détourné la formule de son acception véritable. Plutôt que de référer, comme son nom l’indique, aux débuts dans l’âge adulte (cette période qui, selon Galland, Erikson et Gauthier, commencerait autour de l’atteinte de la majorité et s’étendrait dans la vingtaine pour se poursuivre, parfois, jusque dans la trentaine), la YAL vise un public manifestement adolescent. Le livre jeune adulte étasunien traite des réalités propres à l’adolescence, par le biais de protagonistes de cet âge et au sein d’une forme relativement simple et accessible. Alors pourquoi, chez nos voisins américains, rassemble-t-on la fiction pour adolescents sous la bannière jeune adulte au lieu de privilégier les termes «adolescent literature» ou «teenage novels» ?  

 

Alors que la segmentation de la littérature en catégories d’âge appartenait autrefois au champ de la littérature jeunesse, avec l’avènement de la NAL, ces enjeux de fragmentation semblent avoir envahi jusqu’à la littérature pour adultes. On peut se demander cependant si cette segmentation croissante se présente comme une conjoncture temporaire du marché du livre ou bien si nous assistons vraiment à une stratification progressive qui mènerait, éventuellement, à de nouvelles catégories littéraires. Trouverons-nous bientôt des romans pour personnes âgées, pour jeunes parents, pour quinquagénaires et pour retraités ? Comment savoir si la YAL, la NAL et, par extension, le morcellement croissant des lectorats, représentent des phénomènes passagers? Ou assisterions-nous à une transformation plus profonde et définitive du paysage littéraire?

 

La «emerging adulthood»

Selon Jeffrey Jensen Arnett, la terminologie actuelle servant à décrire l’entrée progressive dans l’âge adulte s’avère inexacte. Dans son ouvrage du même nom, il défend que l’expression «emerging adulthood» décrirait plus adéquatement cette transition. Arnett réfute d’abord l’usage du terme late-adolescent ou, en français, de l’adulescent, car, argumente-t-il, les adultes émergents ont bel et bien dépassé le stade de l’adolescence: ayant acquis une certaine forme d’indépendance, ils font face à des responsabilités et à une maturité nouvelles. Le terme «young adulthood», ajoute Arnett, se révèle lui aussi problématique. Loin de faire consensus, ce terme désigne des réalités diverses et, en ce sens, ne peut qu’être imprécis: 

 

The “young adult” section of the bookstore contains books aimed at teens and preteens, the “young adult” group at a church of synagogue might include people up to age 40 and “young adult” is sometimes applied to college students aged 18-22. Such diverse uses make “young adult” confusing and incoherent as a term for describing a specific life stage. Using emerging adulthood allows us to ascribe a clear definition to a new term and a new life stage (Jensen, 2014: 22).

 

La définition de ce nouveau concept va comme suit: «[it is a] new conception of development for the period from the late teens through the twenties, with a focus on ages 18–25 [...] characterized by change and exploration of possible life directions» (Pattee, 2017: 219). À l’instar de plusieurs sociologues, Arnett identifie quatre révolutions à l’origine de ce nouveau stade de développement. Ainsi, qu’on privilégie l’usage du terme «jeune adulte» ou celui de «emerging adult», le fait est que la révolution technique, la révolution sexuelle, la révolution féminine et la révolution de la jeunesse ont contribué à reconfigurer les catégories sociales. 

 

D’abord, avec les avancées technologiques du 19e siècle, l’économie se transforme considérablement: une bonne part des travailleurs du milieu industriel doit se réorienter dans le secteur des services, en plus de se spécialiser pour faire face aux progrès techniques croissants. Afin de s’assurer une position de choix sur le marché du travail, les jeunes tendent à se scolariser davantage et, de fait, le commencement de leur carrière est différé. L’indépendance financière, l’un des facteurs traditionnels de l’accès au rang adulte, se voit donc, elle aussi, retardée. 

 

Ensuite, en ce qui a trait à la révolution sexuelle et féminine, les luttes féministes et la démocratisation des moyens de contraception ont radicalement changé le rapport au mariage et à la maternité. Les femmes ont davantage d’options de carrière et leurs trajectoires sont beaucoup plus hétérogènes qu’auparavant. Comme trouver mari et engendrer une progéniture ne constitue plus la seule à voie à envisager, les critères de la parentalité et du mariage ne garantissent plus nécessairement le statut adulte. 

 

Finalement, le baby-boom et les mouvements pour la jeunesse qui en découlèrent ont modifié les rapports entre les jeunes et les adultes. Désormais plus nombreux et plus influents, les jeunes installent leur culture distincte et font de leur parcours particulier une priorité. Les explications d’Arnett, à ce niveau, ressemblent à celles de nombreux sociologues et psychologues qui en sont venus à identifier le stade de vie «jeune adulte». Ainsi, la seule différence argumentative réside dans le choix de l’auteur de désigner la catégorie selon les termes «l’âge adulte émergent». 

 

Arnett insiste sur la prolifération de nouvelles possibilités et de libertés permises par ce nouvel âge. Il l’articule autour de cinq caractéristiques spécifiques: l’exploration de l’identité, l’instabilité, la focalisation sur soi-même, le sentiment de l’entre-deux et l’optimisme. Qui plus est, dit Arnett, les marqueurs de l’entrée dans l’âge adulte ayant changé, ceux-ci passeraient désormais par trois impératifs: accepter ses responsabilités, savoir prendre des décisions autonomes et être économiquement indépendants. Comme il s’agit d’un processus s’actualisant différemment pour chaque individu, par prudence, l’auteur étend les balises de l’âge du «emerging adulthood» jusqu’à la fin de la vingtaine.

 

 

Les critiques du «emerging adulthood»

Tel que mentionné plus tôt, depuis la première formulation de sa théorie dans les années 2000 et malgré les rééditions et réajustements successifs de son livre sur le sujet, Arnett a vu s’élever un grand nombre de détracteurs. Dans un texte de 2008, intitulé «Changes in the transition to adulthood in the UK and Canada: the role of structure and agency in emerging adulthood», James Côté et John M. Bynner envisagent le concept d’Arnett comme un épiphénomène plutôt que comme une nouvelle catégorie sociologique: «The growing phenomenon of “floundering” (Stern et al. 1995; Furlong et al. 2003; Clark, 2007), whereby one job after another is tried, can be seen as a natural response to the risks associated with declining prospects in an increasingly uncertain labour market (Côté et Bynner, 2008: 259).» Ainsi, ce qu’Arnett envisage comme étant l’émergence d’un stade de vie ne serait finalement qu’une réponse temporaire aux conditions précaires du marché économique. De plus, Côté et Bynner croient qu’Arnett se méprendrait en considérant ce stade de flottement comme un moratoire désiré plutôt que subi par les adultes émergents. Au contraire, disent-ils, cette période d’indécision découlant d’une conjoncture instable prouverait à quel point les jeunes sont impuissants face à leur nouvelle condition. Ce stade de flottement, loin de refléter un choix conscient, serait donc involontaire. Côté et Bynner suggèrent ainsi des contre-arguments purement structurels: 

 

as a cohort, young people are denied viable sources of financial independence until their late twenties and social anomie has created widespread identity confusion as a ‘new normal’ state of affairs, which is mistaken by observers like Arnett to be a new developmental stage with its own epigenetic logic and function (264).  

 

Dans une étude subséquente intitulée «The Dangerous Myth of Emerging Adulthood», James Côté postule qu’Arnett ne reconnaît pas la gravité des problèmes vécus par les jeunes cohortes. En présentant la temporisation de l’accès à l’âge adulte comme un choix plutôt que comme une contrainte, les autorités responsables sont encouragées à pratiquer le statu quo au lieu d’élaborer des politiques publiques qui pourraient aider à faciliter la situation des jeunes. «Arnett reduces the churning experienced by many young people to ‘‘identity explorations’’ with various types of jobs, rather than seeing their actions as coping with exploitive job situations» (Côté, 2014: 186). 

 

Pour leur part, Hendry et Kloep prétendent que les recherches sur le «emerging adulthood» ne fonctionnent que pour des jeunes issus de la classe moyenne et que certaines cultures ne sont pas touchées par ce phénomène prétendument universel. Toutefois, dans la seconde édition de son ouvrage, parue en 2015, Arnett ajuste le tir. Ainsi, nuance-t-il : «Emerging adulthood is not a universal part of human development but a life stage that exists under certain conditions that have occurred only quite recently and only in some cultures.» (24) Il affirme, néanmoins, que ce stade ne tardera pas à se généraliser à l’échelle mondiale. Aussi, à l’inverse d’Arnett qui prétend que le devenir adulte constitue un point de non-retour, Hendry et Kloep argumentent que ce retard dans l’atteinte de l’âge adulte n’est pas une prérogative des adultes émergents. Au contraire, ils défendent que ce retard ou ce retour en arrière puisse advenir à n’importe quelle phase de la vie humaine: 

 

[all individuals at every phase of their life course can experience such fluctuations, and even occasional regressions, in their feelings of “being adult” in one or more of their life domains, depending upon context, level of self-esteem, and perceived competence in the face of particular life challenges (2010: 178). 

 

Finalement, la critique Amy Pattee soutient l’idée selon laquelle le «emerging adulthood» se constituerait, à l’instar de la NAL, comme un métarécit plutôt que comme un véritable stade développemental. C’est en quelque sorte le discours social et les adultes émergents qui, en agissant comme co-créateurs du phénomène, auraient posé les bases de son existence:

 

the subjects of this metanarrative can be considered co-creators of the emerging adulthood that the metanarrative describes. In this way, new adult literature might be understood as reflective not only of what Richard Flynn calls the “immense power that social, historical, and ideological constructions have in shaping [...] subjectivi[ty]” (259) but also of the potential for these “shaped” subjects to assert and perhaps even reshape themselves. (2017: 225)

 

 

New Adult Literature

Tout comme on peut remettre en question la validité du concept de l’adulte émergent, on peut s’interroger sur l’authenticité de la NAL comme catégorie ou genre littéraire distinct. Qu’y a-t-il de particulièrement neuf ou d’inédit dans le fait de mettre en scène des jeunes adultes aux relations sexuelles plus explicites? Un peu comme pour la théorie d’Arnett, la NAL, sans être dépourvue d’intérêt pour l’évolution littéraire, comporte ses failles et insuffisances.

 

C’est en réaction à la YAL que s’est développée la NAL. En effet, le concours de St Martin’s Press avait pour objectif de réduire l’écart entre les lecteurs de YAL et la littérature commerciale pour femmes de vingt ans et plus (Donahue, 2013). Le potentiel de crossover était prometteur et la stratégie, simple; tout ce qu’il manquait pour attirer ces lectrices plus matures était une trame narrative plus osée et sexuellement suggestive. Ces primeurs NA lauréates furent ainsi publiées dans une division adulte de St Martin’s Press. Toutefois la plupart des détaillants, ne croyant pas au potentiel commercial de cette nouvelle initiative littéraire, se refusèrent à les distribuer. Il fallut attendre que les auteurs auto-publient leurs ouvrages en ligne et en vendent plusieurs centaines de milliers d’exemplaires pour que des maisons d’édition s’y intéressent à nouveau. En 2012, le site Goodreads avait déjà inscrit 12 000 titres NA à son palmarès et bon nombre d’entre eux figuraient aussi sur des listes de best-sellers (Halverson, 2014). Si la NA a vu le jour grâce à une initiative commerciale, on ne peut cependant ignorer que ce sont les insatiables lectrices de littérature numérique qui en ont pavé le succès. 

 

Une des différences majeures entre NAL et YAL réside dans le rapport de proximité entre l’auteure et son lectorat. Alors qu’en littérature jeunesse, le lecteur se borne à un adulte écrivant des ouvrages pour enfants ou pour adolescents, et donc cherchant à reproduire une pensée, des préoccupations et un langage qui ne lui appartient plus, la NA permet la rencontre d’un adulte émergent avec un lecteur adulte émergent. Les auteures les plus connues du genre: Cora Carmack, Jamie McGuire, Tammara Webber, Colleen Hoover et Jennifer L. Armentrout, étaient toutes dans la vingtaine ou au début de leur trentaine au moment de l’écriture de leur ouvrage NA. «Both the characters in new adult and the readership for new adult are people who are exploring identity, exploring their purpose in life, exploring what’s important to them» (Naughton, 2014) rapporte Sarah Frantz, éditrice senior à Riptide. En ce sens, l’entreprise NA est quelque peu paradoxale: bien qu’elle soit guidée par des intérêts commerciaux et le désir de générer une nouvelle offre littéraire, elle se porte garante d’une authenticité qui fait défaut à la littérature jeunesse, permettant donc à des individus de transposer leur réalité à l’écrit pour le compte d’autres individus aux réalités analogues. «Because the stories are mostly penned by their peers, readers identify with the tone and the immediacy of the storytelling» (2014) confirme Julie Naughton.

 

Partant de l’abondant corpus qu’est déjà devenue la NAL, j’ai choisi trois des best-sellers les plus populaires afin de procéder à leur analyse: Losing It de Corma Carmack, Beautiful Disaster de Jamie McGuire et Easy de Tammara Webber. Dès les premières lignes, l’attrait de la NAL saute aux yeux: la tension sexuelle est à son comble, le désir, tenace, les références à la culture populaire nombreuses, et le rythme, enlevant. Seulement, ces trois ouvrages nous laissent au final l’impression de n’avoir dévoré qu’un seul, massif exemplaire. Les thématiques sont presque identiques, les personnages sont interchangeables et les aboutissements… toujours heureux. Le schéma narratif est le même pour les trois ouvrages: une jeune universitaire, belle, mais inconsciente de sa beauté, tombe sur un jeune homme magnifique et hautement convoité. Les personnages ont beau s’enticher passionnément l’un de l’autre, rien n’est moins simple, car le garçon en question, inévitablement, représente un risque affectif. En gros, c’est le récit d’une impossibilité amoureuse qui, après multiples déconvenues, débloque enfin. 

 

Dans Losing it de Carmack, ledit jeune homme se révèle être le professeur de théâtre de l’héroïne. Les sous-entendus déviants sont cependant évités; les tourtereaux ont flirté AVANT de savoir que l’un deviendrait le prof de l’autre et seules quelques années les séparent en âge. Reste que l’impossibilité demeure et que le désir monte. La jeune femme, prénommée Bliss (qui signifie, en français «béatitude», renvoyant donc à l’extase et, si l’on étire un peu l’expression, à la jouissance…), encore vierge à 21 ans, s’évertue à dompter leur attractivité afin d’éviter tout souci au beau professeur. En arrière-plan se tisse un triangle amoureux entre Cade, son meilleur ami fou amoureux d’elle et bien sûr, Garrick, le prof de théâtre interdit à l’accent british. Tout compte fait, les amoureux en viennent à vivre leur relation torride en cachette et le roman se termine quand, des années plus tard, Garrick demande à Bliss de l’épouser. 

 

Dans Easy de Tammara Webber, l’héroïne, victime d’une tentative de viol au premier chapitre, est sauvée de justesse par un bel adonis bourru. Après avoir séché les premières semaines de son deuxième trimestre universitaire pour cause de peine d’amour, l’héroïne recommence les classes et s’aperçoit que son sauveur assiste au même cours d’économie qu’elle. Pour rattraper son retard et regagner les points perdus, elle doit promettre au professeur de suivre des ateliers de remise à niveau avec le tuteur attitré. En plus d’entretenir une correspondance virtuelle de plus en plus séductrice avec ledit tuteur, Jacqueline se met à flirter avec son sauveur, Lucas. Puis, lorsqu’elle découvre que son tuteur virtuel et son sauveur grandeur nature incarnent le même individu, elle réalise l’ampleur de l’interdit. Impossible de développer des sentiments pour Lucas librement: sa crédibilité tutorale en souffrirait. On retrouve donc la même trame dans Easy que dans Losing it: Impossibilité relationnelle + Tension sexuelle qui atteint des sommets vertigineux + Triangle amoureux = Aboutissement heureux. Là, le triangle amoureux se joue entre l’ex qui, après avoir brisé le cœur de Jacqueline, tente de la reconquérir, et son prétendant-tuteur. Mais Jacqueline n’a d’yeux que pour Lucas. Leur abstinence prendra fin à l’occasion d’une scène érotique passionnelle et, au terme de l’histoire, Lucas-le-tuteur-égratigné annonce à sa dulcinée qu’il la suivra dans ses déplacements, c’est-à-dire jusqu’au conservatoire de musique où elle a choisi de se spécialiser. La protagoniste trouve sa voie, ils déménagent ensemble et vivent heureux, amoureux. Comme pour Bliss dans Losing It qui, après avoir hésité entre une carrière de metteure en scène et d’actrice, se range du côté de l’interprétation grâce à son amoureux-prof de théâtre, Jacqueline, en fréquentant son amoureux-tuteur, se résout à changer de domaine pour suivre des études musicales. L’amour semble fonctionner comme une boussole, aiguillant les jeunes femmes tout en les poussant vers l’âge adulte.

 

Dans Beautiful Disaster toutefois, le scénario de l’empêchement amoureux ne passe plus par une relation prof-élève ou tuteur-élève. L’obstacle se présente plutôt sous la forme de la réputation de coureur de jupons de Travis, le plus beau garçon de l’école, tatoué et racoleur, qui semble avoir couché avec toutes les filles à des kilomètres à la ronde. Là encore, l’héroïne de l’histoire est vierge. La farouche Abby tente de résister aux charmes de Travis l’impétueux, qui lui rappelle son passé trouble et son père instable. Mais Travis la sauve (à l’instar de Lucas dans Easy…) à plusieurs reprises et risque même sa vie pour elle, lui prouvant ainsi son indéfectible amour. Ils rompent à qui mieux mieux, ne vivent que pour se toucher et s’embrasser, sont misérables souvent, mais terminent heureux et mariés. À noter, des trois amoureux interdits, deux sont tatoués, les trois ont un look de bad boy ainsi qu’un un beau corps musclé et chacun possède une motocyclette. 

 

Un peu à l’image de la littérature jeunesse, YAL incluse, la NAL semble emprunter une posture bien-pensante, que ce soit lorsqu’il est question des études, de la sexualité ou de la trajectoire vers l’âge adulte. C’est en cela qu’on peut dire qu’elle modélise un parcours jeune adulte plus ou moins idéalisé. Sexuellement d’abord, dans deux cas de figure, Losing it et Beautiful Disaster, les héroïnes sont de jeunes vierges. Seule Jacqueline, la protagoniste de Easy, est déjà passée à l’acte avec son ex-petit copain. Elle dit cependant regretter ces trois années gaspillées à ses côtés. Après la rupture, Jacqueline tente d’abandonner le surnom «Jackie», attribué par son ex, Kennedy, pour réhabiliter son vrai prénom. Elle dit: «Three years had passed since I’d gone by Jacqueline, and I fought daily to regain that one original part of myself that I’d put aside for him. It wasn’t the only thing I’d given up, or the most important. It was just the only one I could get back.» (Webber, 2012: 22) Elle sous-entend que tout ce qu’elle a abandonné à sa première relation, notamment le plus important, sa virginité, est irrécupérable. On ressent son regret d’avoir été dépucelée par un amoureux temporaire. Mais le moment où Lucas et Jacqueline font l’amour pour la première fois semble revêtir des allures de premières fois: «I’d never kissed anyone like that; I’d never been kissed like that.» (Webber, 2012: 246) Quant à lui, Lucas-le-coureur-de-jupons admet être nerveux, car c’est la première fois qu’il fait l’amour avec une femme qu’il aime. Le modèle privilégié est assez clair, à savoir qu’il faut faire l’amour avec le moins de gens possible et avec le partenaire le plus précieux qui soi. Pourtant, la NAL s’adresse à des adultes émergents qui, selon Arnett, explorent plusieurs relations avant de se commettre sérieusement à une seule personne. En cela, ces histoires «authentiques» s’éloignent de la réalité vécue par les adultes émergents. Les trames narratives des trois romans semblent également présenter un double standard sexiste: les femmes devaient réfréner leur désir de promiscuité, tandis que les hommes y étaient librement autorisés. Ainsi, Abby et sa meilleure amie, America, dans Beautiful Disaster, ne se gênent pas pour qualifier les nombreuses amantes de Travis de «sluts». Mais alors pourquoi Travis le don Juan est-il exempté de telles insultes?

 

L’opinion publique des Américains en ce qui a trait à la sexualité entre adolescents hors mariage reste assez traditionaliste: «only 15% of American adults believe that premarital sex is OK for 16-year-olds, but if the partners in question are 18, that proportion rises to 55%.» (Arnett, 2015 : 95) En d’autres termes, il serait difficile, en YAL, de faire passer une sexualité adolescente hors mariage pour saine et assumée. Pour y arriver, il faut faire atteindre aux personnages l’âge de la majorité. Est-ce que cela voudrait dire que la niche New Adult ne représente qu’une excuse pour rendre politiquement correct le traitement d’une sexualité entre jeunes? C’est l’opinion de la blogueuse Lauren Sarner: «A New Adult book is basically a Young Adult book with sex and cursing thrown in.» (2013) En effet, puisque toute la NAL tourne autour de la sexualité et de la romance, il serait facile de l’envisager simplement comme une reproduction plus osée de la YAL.

 

Le discours sur la scolarité véhiculé par la NAL est aussi évocateur que celui se rapportant à la sexualité. L’éducation supérieure, disent les romans, doit être prise au sérieux et l’université n’est pas qu’un endroit où faire la fête, puisque c’est là où les jeunes jouent leur avenir. Ainsi, les héroïnes des trois romans sont studieuses et passablement douées. Et leur soupirant l’est toujours encore plus: professeur de théâtre, tuteur «bollé», straight-A student. En outre, si la plupart des histoires NA se déroulent dans les établissements scolaires de cycles supérieurs, ce n’est pas seulement pour refléter la prolifération ou la prolongation des études, mais aussi parce que le college experience représente un terreau fertile pour les rencontres et scénarios amoureux.

 

Pour ce qui est de la trajectoire vers l’âge adulte, elle s’actualise à peu près de la même façon dans les trois ouvrages. Le but ultime, semble-t-il, est de former un couple stable, débouchant sur le mariage, de cohabiter avec l’amoureux en question et de poursuivre des études dans un domaine où les protagonistes seront assurés de briller. Mais qu’en est-il des trajectoires atypiques ? Silence radio sur le sujet. Les héroïnes appartiennent à la classe moyenne et n’ont pas de problèmes financiers outre mesure. Elles ont un réseau d’amis stable, réussissent plutôt facilement leurs études et ont une famille naturellement dysfonctionnelle. Elles sont blanches, belles, minces et la vie leur sourit. Au lieu de dépeindre une pluralité de trajectoires expérimentées par des adultes émergents, c’est, en NAL, un seul schéma, en apparence idéale, qui est représenté. Ainsi, cette nouvelle niche semble reproduire certaines failles du modèle d’Arnett: illustration des libertés plutôt que des contraintes subies, proposition d’un modèle universel peu représentatif de la différence et représentation d’une transition graduelle, mais en apparence irréversible vers l’âge adulte. Comme l’affirme Amy Pattee: 

 

While the new adult phenomenon has the potential to redirect and refocus our critical interest in young adult literature, it also encourages a type of critical self-reflection emergent in children’s and young adult literature criticism influenced by childhood studies. Positioning itself between adolescent and adult literature, new adult fiction issues a challenge to an adulthood constructed in both young adult literary texts and institutional discourse as a “normative and stable identity position”. (2017: 227)

 

En effet, il est vrai que les phénomènes de la NAL et du emerging adulthood, tout en rajoutant une couche de complexité aux enjeux de la catégorisation littéraire et sociale, nourrissent la représentation de l’âge adulte. Toutes ces catégories «jeunesse» se posent par rapport ou en opposition à l’âge adulte, comme si ce dernier devait se fixer indéfiniment et rassembler certains individus autour d’attributs universellement partagés. Or, l’âge adulte semble s’embrouiller au fil du temps, tout comme l’enfance ne cesse de se subdiviser: petite-enfance, jeune enfance, préadolescence, adolescence et j’en passe. La théorie d’Arnett et la NAL ont à la fois le mérite de redéfinir l’âge adulte et le démérite de manquer en représentativité et en nuances. Faudra-t-il attendre quelques années, comme en YAL pour que de nouveaux modèles, plus alternatifs et bigarrés, voient le jour ? Est-ce que la NAL dépassera le cap de la romance pour investir les genres fantastiques, dystopiques ou d’horreur, ou bien la catégorie s’enfermera-t-elle à jamais dans une harlequinisation homogène ? Une chose est sûre, il reste à la NAL un long chemin à parcourir avant de se tailler une place légitime en édition et en librairie. En ce qui concerne la théorie d’Arnett, il m’apparaît difficile de croire que sa terminologie pourra l’emporter sur les autres et par là, j’entends surtout sa volonté de révoquer l’expression «young adulthood». Déjà, avant de pouvoir développer l’idée de l’«emerging adulthood», il faudra arriver, au sein de l’industrie littéraire étasunienne, à appeler un adolescent, «adolescent» plutôt que «jeune adulte». Au lieu d’inventer de nouveaux termes, ne pourrions-nous pas nous en tenir à ceux qui existent déjà et leur restituer leurs significations ontologiques?

 

Bibliographie

ARNETT, Jeffrey Jensen (2015 [2001]) Emerging Adulthood: the Winding Road from the Late Teens through the Twenties. New York: Oxford University Press, deuxième edition, 394 p.

 

CARMACK, Cora (2012) Losing it. New York: Harper Collins, 280 p.

 

CÔTÉ, James E. (2014) «The Dangerous Myth of Emerging Adulthood: An Evidence-Based Critique of a Flawed Developmental Theory». Applied Developmental Science, vol. 18, no 4, pp. 177-188. 

 

CÔTÉ, James E., et John M. Bynner (2008) «Changes in the transition to adulthood in the UK and Canada: the role of structure and agency in emerging adulthood». Journal of Youth Studies, vol. 11, no 3, 2008, pp. 251-268. 

 

DONAHUE, Deirdre (2013) «New Adult fiction is the hot new category in books», consultée le 4 avril 2017, http://www.usatoday.com/story/life/books/2013/04/15/new-adult-genre-is-the-hottest-category-in-book-publishing/2022707/

 

GALLAND, Olivier (2011) Sociologie de la jeunesse. Paris: Armand Collin, coll. «U. Sociologie, 250 p.

 

GALLAND, Olivier (2001) «Adolescence, post-adolescence, jeunesse : retour sur quelques interprétations», Revue française de sociologie, n° 42/4, pp. 611-640. 

 

GAUDET, Stéphanie (2001) «La responsabilité dans les débuts de l’âge adulte», Lien social et Politiques, n°46, pp. 71-83.

 

GAUTHIER, Anne H. (2007) «Becoming a Young Adult : An International Perspective on the Transitions to Adulthood», European Journal of Population, vol. 23, no 3/4, pp. 217-223.

 

H. ERIKSON, Erik (1980) Identity and the Life Cycle. New York: Newton, 191 p.

 

HALVERSON, Deborah (2014) Writing New Adult Fiction. Cincinatti: Writer’s Digest Books, 281 p. 

 

HENDRY, Leo B., et Marion Kloep (2010) «How Universal Is Emerging Adulthood? An Empirical Example». Journal of Youth Studies, vol. 13, no 2, pp. 169-179. 

 

KAUFMAN, Leslie (2012) «Beyond Wizards and Vampires, to Sex», The New York Times, p. C-1.

 

MCGUIRE, Jamie (2011) Beautiful Disaster. New York: Simon and Schuster, 419 p.

 

NAUGHTON, Julie (2014) «New Adult: A Book Category For Twentysomethings by Twentysomethings», page consultée le 1e janvier 2017, http://www.publishersweekly.com/pw/by-topic/industry-news/publisher-news/article/63285-new-adult-matures.html

 

PATTEE, Amy (2017) «Between Youth and Adulthood: Young Adult and New Adult Literature». Children’s Literature Association Quarterly, vol. 42, no 2, pp. 218-30. 

 

SARNER, Lauren (2013) «The Problem With New Adult Books», page consultée le 22 avril 2017, http://www.huffingtonpost.com/lauren-sarner/the-problem-with-new adul_b_3755165.html

 

WEBBER, Tammara (2012) Easy. New York: Penguin Group, 307 p.