L´extension du domaine de la lutte néolibérale: Le jeu du Calmar (Squid Game) versus Hunger Games (1)

L´extension du domaine de la lutte néolibérale: Le jeu du Calmar (Squid Game) versus Hunger Games (1)

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 11/10/2021

 

Treize ans après le succès initial du best-seller instantané Hunger Games (Suzanne Collins, 2008), la série sud-coréenne Squid Game (Le Jeu du Calmar au Québec) de Hwang Dong-hyuk (2021) connaît un engouement planétaire encore plus phénoménal : non seulement elle se place en un temps record (9 jours) au rang de numéro un de la plateforme Netflix en plus de 90 pays mais elle est en passe de devenir le plus gros succès de cette dernière depuis qu´elle est passée à la production audiovisuelle en 2013[1]. On peut même considérer que c´est déjà un phénomène marquant dans l´histoire de la culture populaire, ayant accédé à un type de viralité extrême (et globalisée) jusque-là réservée à des immenses franchises mobilisant déjà des fanbases surstimulées par des campagnes milliardaires de marketing ou à des phénomènes Internet tels que (pour rester dans le registre sud-coréen) « Gangnam Style » (Psy, 2012).

La comparaison avec le succès global de la trilogie de Collins (et notamment de son adaptation filmique) était inévitable. Elle fait partie du raz-de-marée de commentaires qui se succèdent pratiquement chaque heure sur le Web avec plus ou moins d´acuité critique. Nous ne pouvions donc, au sein de ce dossier consacré à Hunger Games, ne pas nous pencher sur la question et, plus encore, sur les multiples autres questions que celle-ci implique. Peut-être, c´est ce que nous espérons démontrer, il en va de bien autre chose que d´une simple relation hypertextuelle.

Cette dernière est d´emblée évidente dans leur double relation au roman culte de Koushun Takami Battle Royale (1999) ainsi qu´à ses adaptations tout aussi culte en manga (Takami et Masayuki Taguchi, 2000-2005) et en film (Kinji Fukasaku, 2000). Ironiquement, Collins fut accusée de plagier Takami (qu´elle déclara n´avoir jamais lu, sans qu´on puisse trancher sur la question) de la même manière qu´on accuse Dong-hyuk (qui a reconnu, lui, l´influence du manga culte) de piller Collins. Toutes ces œuvres sont en fait prises dans la logique désormais hégémonique du recyclage (pop)culturel incessant, que ce soit sous la forme explicite des adaptations transmédiatiques (mais aussi des transfictions, remakes, séquelles, préquelles, spin-offs, etc.) ou sous la forme implicite de la transtextualité (citations, hommages, transmigration de tropes, de motifs et de figures, etc.). Longtemps considéré comme une des composantes essentielles (sinon l´essence même) de la postmodernité dans les sphères de la « haute culture », il s´agit là désormais du paradigme dominant de la pop culture globalisée.

Takami se situait à la confluence de divers sous-genres. Outre la référence explicite aux « batailles royales » de la lutte professionnelle dont l´auteur était fan, le roman s´inscrivait dans le sillage de classiques de la dystopie cynégétique tels que La decima vittima (Elio Petri, 1965), adapté de la nouvelle de Robert Sheckley "Seventh Victim" (1953), ou The Long Walk de Stephen King (sous le pseudonyme de Richard Bachman, 1979). Si cette dernière influence est reconnue par l´auteur, la première, pourtant plus proche par l´intrigue (il s´agit d´un gigantesque jeu mortel institué sous l´égide de l´Office de Défoulement Émotionnel afin de réduire la population en faisant s´entretuer ses éléments les plus perturbateurs), ne l´est pas : s´agit-il de mauvaise foi ou tout simplement d´un cas de polygenèse, divers auteurs trouvant des idées similaires à différents moments? Ou bien Takami, qui dit avoir eu l´idée de son roman en une sorte de rêve éveillé[2], a tout simplement incorporé un trope suffisamment diffusé dans la pop culture pour qu´il appartienne à une sorte d´imaginaire social. Celui baptisé par la Bible popologique Tv Tropes comme le « Deadly Game ».  

S´y ajoutaient des éléments du classique de la survie enfantine dans une île déserte The Lord of The Flies (W. Golding, 1954), adapté dans le film culte de Peter Brook (1963) puis en 1990 par Harry Hook. C´est cet aspect qui est particulièrement horrifique et transgresseur dans le roman de Takami, provoquant même son rejet dans les Prix de la fiction d´horreur au Japon, scandale qui sera amplifié lors de la sortie de l´adaptation filmique (laquelle restera même interdite dans plusieurs pays).

Dans son uchronie dystopique où le Japon est sorti victorieux de la Deuxième Guerre mondiale, le gouvernement totalitaire de la République de la Grande Asie de l'Est a instauré le programme militaire "Battle Experiment No. 68" par lequel cinquante classes d'élèves de troisième année de lycée, choisies au hasard, sont kidnappées, déposées dans un endroit isolé et forcées de s'entretuer jusqu'à ce qu'il ne reste qu'un seul élève de chaque classe. Si la légitimation du programme est de préparer la population à la survie et au combat, il s'agit d'instiller la terreur et la méfiance chez tous les citoyens dès leur plus jeune âge, afin d'enrayer toute tentative de rébellion et exploiter la peur d'être tué par ses proches les plus chers.

Collins reprend justement cet aspect transgressif des jeunes sacrifiés par un système totalitaire dystopique (nous ne saurons pas s´il s´agit d´une uchronie ou d´un futur post-apocalyptique plus ou moins proche), tout en niant toute connaissance de l´œuvre de Takami et de ses adaptations. Là encore, est-ce de la simple mauvaise foi ou un cas de polygenèse alimenté par la diffusion d´un trope déjà existant? Le débat continue sur les pages du web, plusieurs fans considérant qu´il s´agit d´un véritable plagiat[3]. Plus surprenant est le fait que Collins dise (ou feigne) ignorer tout du topos bien connu dans la SF moderne des jeux mortels télévisés dont elle fait le pilier de son livre, le fusionnant avec celui du sacrifice gladiatorial des adolescents avancé par Takami. Celui-ci délaissait l´aspect médiatique du trope, préférant en faire une expérience totalitaire dans le secret d´une île éloignée de tous les regards.  

Introduit par une autre nouvelle de Sheckley, « Le prix du danger » (1958), cette dimension était absente de sa « Septième victime » déjà citée (bien que, symptomatiquement, Elio Petri l´introduisit dans son adaptation de 1965). Dans cette satire féroce des jeux télévisés des fifties, l´antihéros s´inscrit dans le jeu qui donne titre (comme les Hunger Games) à la nouvelle pour toucher « le prix du danger ». Il sera dès lors chassé impitoyablement dans la ville (véritable jungle urbaine aux accents hard-boiled) par le clan dégénéré des Thompson sous l´œil attentif des caméras. Monitoré par un minuscule récepteur, il devra compter, pour survivre une semaine et toucher ledit prix, sur l´aide des « bons Samaritains » qui interviennent directement ou par le biais de la télé pour le guider. Il devra toutefois se méfier de leur antithèse, les délateurs qui signalent sa présence à ses chasseurs…

Adaptée au cinéma dans deux œuvres singulières, Das Millionenspiel (Tom Toelle, 1970) et Le Prix du danger (Yves Boisset, 1983), cette nouvelle inaugura un véritable trope régulièrement décliné sur divers médias; citons simplement un autre Richard Bachman qui introduit la thématique médiatique dans le schéma du jeu mortel, Running Man (1983), adapté quant à lui dans un film d´action typiquement reaganien de 1987. Collins opère clairement une reprise du trope pour un nouveau public déniché par le succès de Rowling et ensuite vampirisé par Stephanie Meyer. De même que la première recyclait tout l´arsenal traditionnel de la Fantasy et que la deuxième adaptait l’érotique vampirique victorienne pour les nouveaux teenagers des virginity balls, Collins reprend la tradition dystopique des chasses à l’homme médiatiques pour en faire une tragédie du coming of age en milieu néolibéral.

Dong-hyuk, quant à lui, se situe à la croisée de ces références. S´il avoue avoir été inspiré par sa lecture du manga de Battle Royale et qu´il reprend le contexte de la bataille hobbesienne dans une île déserte présentée par Takami, il ne la réduit pas à une tranche d´âge (l´aspect intergénérationnel étant d´ailleurs l´un des intérêts d´une série qui vise un public lui-même diversifié) et ne la situe pas dans un cadre uchronique. Le rapport avec l´œuvre-matrice (et sa transformation par Collins) se complexifie par ailleurs du fait que la série s´inscrit désormais dans un véritable sous-genre qui, depuis le succès initial de l´œuvre de Takami, a essaimé divers médias et cultures. Plus encore qu´avec l´original, c´est avec certaines de ses variations contemporaines que Squid Game présente des parallélismes frappants. Citons, notamment, dans la sphère asiatique, le manga As the Gods Will de Muneyuki Kaneshiro and Akeji Fujimura (2011-2), adapté par Miike Takashi en 2014. Des lycéens y sont obligés (par des entités déroutantes à la lisière du surnaturel et de l´extraterrestre) de jouer à des jeux d´enfants, tels que le « un, deux, trois soleil » (incluant une poupée tout aussi meurtrière que celle devenue totalement virale du Jeu du Calmar), aux enjeux mortels. Les épreuves s´y succèdent dans une progression croissante de victimes victimes et l´on décèle quelques motifs similaires avec la série sud-coréenne, au point que, là aussi, des accusations de plagiat fusent malgré la disparité totale des deux concepts[4].

Plutôt que d´agiter le spectre légal du plagiat dont les franchises contemporaines sont si férues, il est plus intéressant, dans une perspective culturaliste comparée, de signaler la dissémination et la prégnance de certains motifs (au sein même d´oeuvres radicalement différentes par ailleurs) dans ce sous-genre en passe de se consolider et qu´on peut aussi concevoir comme un cycle, puisqu´il cumule le double aspect, narratologique et industriel, des deux termes. On peut ainsi évoquer, sur le modèle des listes numériques dont le geekdom est si friand, divers titres du catalogue avancé par Toussaint Egan sur Polygon des "10 TV shows and movies to watch after Squid Game", allant d´un autre succès récent asiatique de la plateforme Netflix, la série Alice in Borderland (Shinsuke Sato, 2020), adaptée du manga éponyme de Haro Aso (2010-2015) à la trilogie du joueur Kaiji transposant la saga manga de Nobuyuki Fukumoto (Toya Sato, 2009, 2011, 2020). Le sous-genre s´étend par ailleurs bien au-delà de l´Asie, comme le montre la série brésilienne de Pedro Aguilera 3% (2016-2020, aussi sur Netflix). Il s´étend aussi à travers d´autres médias : on connaît le succès de la formule « bataille royale » dans le domaine des jeux vidéo, où elle a donné lieu à un des plus colossaux succès du médium, l´inéludable Fortnite (Darren Sugg, 2017).

On voit bien, à cette simple énumération, qu´il s´agit d´un sous-genre parfaitement ancré dans l´époque de la Grande Récession introduite par la crise de 2008, dont Hunger Games était l´un des premiers jalons prémonitoires[5]. Tout porte à croire que la crise a mis à nu « l´extension du domaine de la lutte » en milieu néolibéral diagnostiquée par M. Houellebecq dès 1994, lutte que le sous-genre radicalise et maximalise, poussant la logique du système jusqu´à ses dernières conséquences.

Selon la dialectique entre innovation et réitération qui caractérise tout sous-genre, chaque nouvelle itération apporte une variation autour d´un même noyau central de codes et un dosage différent d´éléments, tropes, situations et personnages-type. C´est ainsi qu´il s´ouvre à l´incorporation d´autres éléments venant de genres connexes, formant diverses combinaisons hybrides qui le permettent de se renouveler. Notre sous-genre se situe donc à la croisée de plusieurs genres, allant de la science-fiction à l´horreur (citons par exemple Escape Room d´Adam Robitel, 2019 ou Would you Rather de David Guy Levy, 2012), en passant par le thriller.

À ce titre Le jeu du Calmar diffère radicalement de Hunger Games (ainsi que de Battle Royale) en ce qu´il ne s´agit pas d´une dystopie science-fictionnelle. L´absence de cette dimension qui était centrale dans les œuvres précédentes ne change pas seulement les codes génériques (ceux de la Young Adult Fiction dystopique dans le cas de Collins, qui a pratiquement lancé ce sous-genre depuis abondamment imité) mais aussi le pacte de lecture et, partant, la signification de l´œuvre :

Early reactions to Squid Game when comparing it to media like The Hunger Games have a common factor in labeling it as dystopian, which is inherently wrong”, écrit J. Williams. “South Korea's Squid Game absolutely matches the criteria for featuring suffering and inequality, but it doesn’t take place in an imagined or fictional society - it’s set in modern-day South Korea under all of the same confines of real-life civilization, the only difference is that there’s a secret Squid Game where poor people sign up to play children’s games to the death. (…) The Hunger Games’ dystopian themes and messages relate to real-life class struggles, but it’s not in a modern, accessible society that people are actually living in like Squid Game”[6].

Qui plus est, “by comparing Squid Game to the futuristic Hunger Games right off the bat, the timely message of the Netflix show may be subverted. (...) Squid Game is commenting on the current class struggles and wealth disparities in capitalistic societies, not how they could be in a future setting like The Hunger Games”[7]. La série s´inscrit ainsi plutôt dans le genre de la satire sociale horrifique, ce qui la rapproche, comme l´a souligné une large partie de la critique, de l´autre grand succès global sud-coréen récent Parasite (Bong Joon-ho, 2019). “In the second half of the first episode, Squid Game begins to fully play to some of the strengths of the South Korean films that international audiences may be familiar with, including stylized elements of the absurd and the fantastic (…) and the courage to look into human abysses”, souligne Christine Lehnen. “There is no shying away from depictions of violence or the extremity of its characters, and there's certainly no shying away from the element of suspense” [8].

Le traitement de la violence (allant éventuellement, comme chez Bong Joon-ho, jusqu´au gore) est du reste bien plus proche de Battle Royale (qui se situait à la croisée de la SF et de l´horreur macabre) que de celui, forcement édulcoré par le format de la Young Adult Fiction, de Hunger Games, bien que Collins conservât l´élément le plus transgresseur du roman de Takami, soit le sacrifice des plus jeunes, que le Jeu du Calmar étend à l´ensemble des laissés-pour-compte du système.

Toutefois, les parallélismes avec Hunger Games restent évidents. Comme le résume J. Williams :

The overarching similarity between Squid Game and the young adult Hunger Games franchise is its premise of poor people being exploited to fight to the death at the enjoyment and organization of the wealthy. The Hunger Games is clearly a commentary on wealth disparity and capitalistic greed, which is exactly what Squid Game is trying to put forth. Both games also make it increasingly difficult to trust others, because anyone could turn on them and kill them at any moment. They both also share the themes of compromising morality to survive and truly testing the horrors of human nature when either money or glory is at stake. All the while, the rich leisurely watch the poor kill each other or die trying to win from the comfort of their extravagant homes, or they can pay extra to watch in person. Both games also leave the protagonist “winners,” Katniss Everdeen and Seong Gi-hun, with deep trauma and guilt after seeing so many people die for nothing, and they struggle with accepting their prizes because it’s all blood money[9].

Il faut néanmoins aller au-delà de ces analogies pour bien saisir la spécificité du Jeu du Calmar. Commençons par la logique des Jeux eux-mêmes. Les Jeux de la Faim trouvent leur origine dans la rébellion du 13e district, matée par un bombardement nucléaire, écho du traumatisme fondateur de la Guerre de Sécession et de la grande peur qui présida à la Guerre Froide. Pour commémorer cette punition exemplaire, et pour maintenir la cohésion sociale en prévenant toute velléité de rébellion, « cette tyrannie a recours à une catharsis nationale directement inspirée du «panem et circenses» de la Rome impériale dénoncé par Juvénal et devenue ici le jeu de téléréalité ultime. Une loterie annuelle est donc orchestrée pour désigner les jeunes des différents districts qui, en guise d’expiation, prendront part aux Jeux de la Faim et seront ultimement offerts en «tributs» à l’État, Moloch monstrifié par le jeu des références mythologiques, la saga se voulant une réécriture féminisée du mythe de Thésée »[10].

Le Jeu du Calmar est, lui, inscrit dans un autre paradigme qui est celui du secret, opposant de manière encore plus perverse le boys club des ultrariches (le célèbre « 1% ») aux divers perdants de la « struggle for life » néodarwinienne intronisée par le néolibéralisme. Plusieurs éléments sont à signaler. D´un côté, l´opposition entre la « servitude volontaire » jadis théorisée par La Boétie et la logique de la domination totalitaire.

Unlike in other dystopian thrillers with battle-to-the-death tournaments, here, every person has arrived at the island electively”, souligne à juste titre Liam Hess. “Even after witnessing the horrors that the games entail, the majority of the contestants return out of sheer desperation, ground down by the bleak future of living with insurmountable debt. (The series arrives at a moment when household debt is at a record high not only in Korea but in the U.S. as well, and it’s contributed to a massive mental-health crisis.) “We are simply here to give you a chance,” say the masked villains overseeing Squid Game’s horrific proceedings, in words that distinctly echo the every-man-for-himself spirit of neoliberal late capitalism that is more than familiar to Western audiences[11].

La troisième règle du Jeu est particulièrement sournoise : elle établit que le jeu peut être terminé si la majorité des participants le souhaite. C´est ce qui arrive après la première épreuve, la version horrifique du « un, deux, trois soleils » qui est devenue globalement virale. La scène de l´élection est d´ailleurs doublement ironique, puisque celui qui fait finalement pencher la balance en faveur de l´annulation s´avèrera être l´organisateur suprême du Jeu. Plusieurs participants veulent continuer, soit par cupidité, soit par simple désespoir (« Je n'ai pas de maison où retourner. Ici, j'ai au moins une chance. Mais à l'extérieur ? Je n'ai rien là-bas », déclare le Joueur 322). Remarquons que le choix ne saurait être individuel, étant soumis à la tyrannie (littérale) de la majorité, thème qui résonne tout particulièrement dans le contexte des sociétés sud-asiatiques en pleine crise du modèle traditionnel hiérarchique et hétérodirigé.

187 des 201 participants ayant survécu à la première épreuve reviendront jouer leurs vies dans ce cauchemar aux teintes infernales (pour le reste, on sait seulement qu´ils continueront sous surveillance de la part des organisateurs du Jeu, guettant sans doute le moment où ils seront à nouveau assez désespérés pour revenir vers eux). Le retour au réel les a confrontés aux mêmes échecs qui les avaient poussés à accepter l´invitation à participer au Jeu la première fois. Leur situation désespérée leur est devenue même plus évidente, par une sorte de Verfremdungseffekt pervers qui n´est que la continuation du Jeu par d´autres moyens pour reprendre Clausewitz.

Ironiquement, le titre du deuxième épisode où se situe ce tournant est « Enfer » : comme le suggère le numéro 001 le véritable Enfer c´est la vie réelle (« Après avoir repris ma vie j´ai réalisé que tout ce qu´ils disaient été vrai. La vie que l´on mène ici est bien plus barbare »). Encore une fois, la scène se prête à une double relecture ironique (une fois que l´on connaît la véritable identité du personnage): s´il s´agit au premier titre de convaincre Gi-hun de retourner au Jeu, la confession n´est pas pour autant simplement captieuse. D´un côté elle renvoie à une réelle expérience de la déréliction qui est bien ce qui relie l´orchestrateur du Jeu aux autres participants. De l´autre, elle exprime parfaitement le sens de la tension créé par la série entre le Jeu et la vie réelle (et explique métatextuellement le titre de l´épisode)[12].

Si la première fois les participants ne savaient pas à quoi ils s´exposaient (comme c´est souvent le cas dans les variantes horrifiques du sous-genre), la deuxième ils en sont parfaitement conscients. Ils sont donc prêts à tuer et à être tués (c´était là le but de l´orchestrateur lorsqu´il décida du sort de l´élection) pour tenter de sortir de leurs vies minables, hantées par la paupérisation extrême et les divers drames que celle-ci implique (dont celui d´une violence toute aussi extrême aux mains des prêteurs sur gages). Ironiquement, leurs chances de devenir milliardaires –voire, pour d´aucuns, de simplement survivre- sont même plus fortes à l´intérieur du Jeu (sur un ensemble de 201 concurrents) qu´à l´extérieur de celui-ci. C´est là un des points forts de la série, qui la distingue nettement du cadre tout simplement dystopique des œuvres précédentes. « The participants in the squid game are not stranded on a desert island or victims of a dictatorship — they could actually end the deadly game at any time”, écrit C. Lehnen. “As a result, the characters are confronted with the question of how far they are willing to go for money, and the extent to which a capitalist society subjects people to constraints that drive them to violence"[13].

L´axiome parfaitement néoliberal du “Get Rich or Die Trying” est ainsi littéralisé (et monstrifié). Le fantasme des 45.6 milliards de won qui plane littéralement sur leurs têtes en guise de tirelire porcine s´érige ainsi en une sorte d´allégorie dégradée et kitsch (on songe aux installations de Jeff Koons ou Damien Hirst). En guise de grotesque divinité tutélaire, la cagnotte trône sur les massacres exécutés en son nom, réactivant tout en la dégradant la symbolique archaïque de l´agôn étudiée par Huizinga[14]. Elle cumule, en outre, la perversion des référents enfantins qui domine la série et l´analogie entre la cupidité et la dégradation bestiale à laquelle les participants sont prêts à accéder afin de s´enrichir (ce qui ne va pas sans rappeler le titre provocateur de la diatribe de Gilles Châtelet Vivre et penser comme des porcs, 2000).

D´où l´atrocité profonde de la lutte hobbesienne de tous contre tous qui anime le Jeu. Elle n´est pas tant le fruit d´une imposition extérieure (l´organisateur du Jeu prétend n´établir qu´une série de règles qui se doivent être impérativement suivies, soit une sorte de nouveau Contrat Social) que d´une dynamique assumée par les victimes elles-mêmes. Si chez Hobbes le contrat social était ce qui permettait de sortir de l´état primitif de guerre permanente, le Jeu intronise non pas tant un simple retour à celui-ci (dont la plus simple expression dans la série reste le massacre nocturne indiscriminé de l´épisode 4 : toutefois il est provoqué, encadré et interrompu par les organisateurs) qu´une sorte d´Aufheben ou dépassement dialectique d´autant plus pervers que la barbarie y est strictement réglementée.

En cela aussi Le Jeu du Calmar diffère de ses prédécesseurs. Radicalisant les « combats sans honneur et sans humanité » de Battle Royale (pour paraphraser un autre titre culte de Kinji Fukasaku), Hunger Games présentait une violence gladiatoriale déjà amplement codifiée par la Science-fiction. Ce trope est en effet bien connu depuis la satire dystopique de Cyril M. Kornbluth et Frederik Pohl L´ère des gladiateurs (1958) jusqu´aux films cultes Rollerball (1975) ou Deathrace 2000 (1975), dont le « remake » sortit en salle précisément l´année du premier opus de Collins (2008). Emblème de toute une mythopoétique décadente de l´Antiquité romaine, le gladiateur est une figure ambigüe, à la croisée de l´épos guerrier et de l´abjection (combiné d´esclave, de boucher et de bourreau). C´est ce qui en fait une créature de Décadence, dans la mesure même où le ludisme et l´esprit de compétition sportive s´effacent « au profit de la cruauté et de la recherche de la mort de l´autre (…), il ne s´agit plus de devancer un adversaire mais de mourir ou de tuer pour satisfaire le plaisir du spectateur » (M.F. David, 2001, 306).

On songe ici, outre les excès gore des combats de gladiateurs du futur à la Running Man (1987), à la première séquence du premier Jeu de la Faim, nommée (encore une référence latinisante qui allie corne d´abondance et massacre, pain et cirque) « cornucopia bloodbath ». Bien qu´élidées par un montage frénétique, ces scènes ont d´ailleurs longtemps posé problème dans le marketing du film, qui ne pouvait en faire abstraction mais ne voulait pas heurter les lobbies des associations parentales.

Dans le Jeu du Calmar, au contraire, cette violence gladiatoriale est absente ou pervertie : ni la tuerie nocturne déjà évoquée, ni les différentes épreuves y renvoient. Seule la confrontation finale évoque l`arène classique, mais son caractère pathétique est plus proche d´une vulgaire bagarre de rue (sur le modèle des Bum fights de la série de vidéos éponyme, longtemps virale sur Youtube[15]), reprenant sur le mode tragique le jeu d´enfant initial qui donne titre à la série. En réalité les participants s´entretuent moins qu´ils ne sont froidement abattus par les gardiens masqués, parodie macabre des « gentils organisateurs » des clubs de vacances (la première mouture du scénario en faisait même des « boy-scouts » ![16]).

En principe, le but du Jeu consiste à rester en vie en réussissant les diverses épreuves, ce qui peut éventuellement provoquer (ce n´est pas le cas dans les épreuves du « un, deux, trois, soleil » et des biscuits) la mort d´un ou plusieurs rivaux. Cette casuistique perverse qui vise à libérer les participants d´une partie de leur culpabilité ne va pas sans rappeler la célèbre expérience de Milgram. « The purpose of Battle Royale and The Hunger Games is to kill each other. But that’s not the case in Squid Game”, signale Cho Seungyeon. “It’s either the host or the facility of the game that kills people (...).  Of course, there are some scenes where people kill each other at night to increase their own winning rates, and there are some lines saying that that’s the hidden game. But in the drama, in the six games mentioned by the organization, the official game of killing each other does not exist[17].

L´aspect le plus iconique de la série vient d´ailleurs de ces figures entièrement couvertes dans leurs combinaisons rouges (ou, pour d´aucuns, rose foncé), sans doute héritées de l´autre succès planétaire de Netflix La Casa de Papel (Alex Pina, 2017-2021). A contrario des masques daliniens des braqueurs espagnols, les signes cryptiques sur leurs masques d´escrime renvoient à leur stricte hiérarchie, allant des cercles au plus bas, chargés de se débarrasser des cadavres, aux triangles qui portent les armes et exécutent les perdants puis aux carrés qui supervisent les opérations. Mais ces signes se réfèrent aussi à la symbolique hermétique du Jeu : la progression cercle-triangle-carré figure autant sur la carte d´invitation que sur le diagramme du Jeu lui-même, composé d´un triangle adossé à un carré et encadré par des cercles. Par ailleurs, il semblerait que ce sont aussi des initiales qui forment en coréen l´anagramme « OJM » en référence au nom original du Jeu, "Ojingeo Geim"[18]. Enfin, l´analogie avec les touches de la Playstation constitue un renvoi métaréférentiel à leur condition de simples fonctions d´un dispositif ludique néobaroque (le "X" absent renvoyant justement à leur fonction éliminatoire).

Incarnation du caractère impitoyable et impersonnel du Jeu sous leurs dehors anodins, ces figures faussement sportives semblent s´ériger en une version défamilarisante des démons des Enfers tant bouddhistes que chrétiennes (les deux religions les plus populaires en Corée du Sud). Dans le contexte pandémique où la série est produite et diffusée, elles ne vont pas sans évoquer les combinaisons médicales, détournement encore plus radical qui en fait des purs instruments de mort (on pourrait même y être tentés de voir des incarnations du coronavirus décimant les populations selon des règles capricieuses). C´est sans doute cela qui les a aussitôt élevés à un statut mythologique, parfait réceptacle de nos peurs, autant explicites (peur de la violence sans appel qu´ils incarnent) qu´implicites (horreur de la violence du système féroce d´élimination des perdants qu´ils symbolisent, crainte de la décimation pandémique qu´ils évoquent). Ironiquement, c´est aussi cela qui en fait les candidats idéaux pour le détournement apotropaïque du rite collectif d´Halloween : leur costume est déjà pressenti comme le favori absolu de cette deuxième année placée sous le signe du fléau planétaire.

  

Bibliographie :

M.F. David, Antiquité latine et décadence, Paris, Honoré Champion, 2001

Antonio Dominguez Leiva, “Voyage au bout de la dystopie néolibérale », Popenstock, 31/03/2012

Johan Huizinga, Homo Ludens, Paris, Gallimard, 1951 [1938]




[1]I was lying in my futon, half asleep, half awake, and I got the mental image of a teacher from a school drama I saw on TV long ago. He said, “All right class, listen up.” [...] “Now today, I’m going to have you kill each other!” The image of him grinning as he spoke was so vivid, I laughed, but was also terrified. [...] And with just that, I knew I had something to write about”, Takami cit in Brandon Katz, ‘Squid Game’ Is Growing Faster Than Any Other Netflix Original Hit", Observer, 10/07/21 https://observer.com/2021/10/netflix-squid-game-viewership-ratings-bridgerton-witcher-stranger-things/

[2] Greszes, Sam (May 26, 2019). "Hunting down the true origins of the battle royale craze". Polygon. Retrieved June 3, 2020.

[3] Pour un bon catalogue des ressemblances et des divergences entre les œuvres voir les pages consacrées par Jonathan Lack dans son blog http://www.jonathanlack.com/2012/03/hunger-games-versus-battle-royale.html et http://www.jonathanlack.com/2012/03/hunger-games-versus-battle-royale_21.html

[4] L´auteur les récuse en affirmant qu´il avait déjà rédigé le scénario de la série entre 2008 et 2009 https://www.todayonline.com/8days/squid-game-director-denies-he-plagiarised-japanese-movie-gods-will . Les deux œuvres sont totalement divergentes, l´une s´ancrant dans le fantastique (à la croisée de la SF extraterrestre et du surnaturel horrifique traditionnel) l´autre dans le réalisme.

[7] Id, ibid

[9] Op cit, ibid

[12] Cette logique du désespoir est ce qui caractérise pour Josh Spilker l´originalité (et la supériorité) de la série par rapport à Hunger Games. Il souligne d´ailleurs à juste titre comment la course contre la montre relie à la fois les enjeux des personnages dans la vrai vie (paris sur les courses, progression de la maladie, menace de séparation, etc.) et les épreuves du Jeu. (« The #1 Overlooked Storytelling Device That Makes “Squid Game” Better Than “The Hunger Games”, Medium, 30 sept 2021)

[13] Lehnen, op. Cit., ibid.

[14] « Au niveau de culture où juridiction, sort, jeux de hasard, paris, provocations, batailles et décisions divines, se trouvaient rapprochés dans une seule sphère de concepts (…) il fallait que la guerre fût également comprise tout entière dans ce cadre, de par sa nature. On fait la guerre pour obtenir des dieux une décision de valeur sacrée, par l'épreuve de la victoire ou de la défaite » (J. Huizinga, Homo Ludens, 1951 [1938], 153)

[15] Et dont la symbolique sociale est étudiée par K. S. Bunds, J. I. Newman et M. D. Giardina dans "Bum Fights: Dehumanizing the Homeless for Profit", National communication Association, 1 février 2016

[16]“At first, I wanted a boy scout-like outfit but it showed the men’s figures too well. It didn’t really make them look like ants in an ant colony. They needed to cover their entire body. And the best option to keep them anonymous was a jumpsuit. With a hoodie too, because they need to cover their faces” (Hwang Dong Hyuk cit. in S. Lyons, "10 Things You Might Not Know About “Squid Game” (But Really Should), Koreaboo, 5 oct. 2021)