Jouer avec la réalité sur Internet

Jouer avec la réalité sur Internet

Soumis par Simon Laperrière le 22/11/2011

 

Der Ritter, par Anonyme

Gravure, par Create Paranormal Images

Tout laisse croire que le Slender Man a toujours coexisté discrètement avec nous et, parce que plusieurs ont conclu qu’il enlève tous ceux ayant la malchance de croiser sa route, on pourrait le tenir responsable de plusieurs cas de disparitions demeurés non élucidés. 

Hiéroglyphes, par Something Awful

Cave Paintings Slendy, par Anonyme

Maintenant, soyons francs. Aussi convaincantes que soient les photos exposées, on aura compris que le Slender Man n’existe pas et que ces documents sont des trucages que n’importe qui, avec un peu d’expertise, pourrait réaliser avec un logiciel comme Photoshop. Les premières images de la créature sont apparues en 2009 sur le forum Something Awful et ont donné naissance à un fascinant jeu avec la réalité auquel s’adonnent encore aujourd’hui plusieurs adeptes. Ce jeu, aussi amusant soit-il, est loin d’être sans conséquence.

Vous me pardonnerez ici de revenir en arrière sur quelques évidences dont il faut néanmoins tenir compte pour saisir le phénomène du Slender Man. C’est un lieu commun: l’arrivée de la photographie, en capturant objectivement le réel, a permis à la peinture de se libérer de son obligation de représenter le monde tel qu’il est. Grâce à cette possibilité de reproduction technique, ce nouveau médium suscite une confiance que l’on pourrait ironiquement qualifier d’aveugle chez ses destinateurs. L’ontologie de la photographie, sa nature même, fait qu’il est impossible de douter de ce qui est donné à voir. Aussi réaliste que soit une peinture de nature morte, rien ne me confirme concrètement que les fruits représentés existent, alors qu’un simple cliché d’une pomme et d’une banane constitue une preuve qui se suffit en elle-même. Comme le dit Barthes dans La chambre claire: «Au contraire de ces imitations, dans la Photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là.» (120)

Alors que faire de cette vague d’images qui sont apparues peu de temps après l’arrivée de la photographie qui nous montrent des fantômes? Ces clichés se vendaient fort bien puisque, comme le dira plus tard Barthes, ils prouvaient irréfutablement, puisqu’il est impossible au médium de mentir, l’existence des spectres. Mais ne sautons pas à d’hâtives conclusions, Barthes n’était certainement pas dupe et ces clichés n’auraient probablement pas suffi pour le convaincre de quoi que ce soit. Il en va probablement de même pour certains acheteurs de ces photos à l’époque. En fait, ces images de fantômes ont peut-être servi un rôle pédagogique en dénonçant l’authenticité supposément sans faille de la photographie. Une leçon évidemment acquise aujourd’hui.

Le spectateur contemporain est de nature soupçonneuse. L’une des thèses proposées par Jean-Baptiste Thoret dans son livre 26 secondes: L’Amérique éclaboussée est que les images de l’assassinat de Kennedy filmées par Zapruder ont amené un tournant majeur dans la réception du matériel audiovisuel. Devant ce film remonté aux plans manquants, le public prend réellement conscience de la fragilité de la vérité objective que proposent cinéma et photographie. L’image est capable de tromper et il faut désormais l’aborder avec prudence. Prenons comme exemple ces études scientifiques démontrant avec conviction que l’homme n’a jamais mis le pied sur la Lune et que les photos de l’événement sont truquées. Il en va de même sur le web où plusieurs usagers savent qu’il est préférable de s’y aventurer avec précaution puisque tout texte peut s’avérer être un canular. Lorsque la jeune adolescente au pseudonyme de «Lonelygirl15» commença à mettre ligne une série de vidéos où elle racontait son quotidien, il s’écoula peu de temps avant que des internautes doutant de l’authenticité de ces petits films et ne s’adonnent à un véritable travail de détective pour prouver qu’il s’agissait bel et bien d’une fiction. 

Cette découverte a généré un scandale et forcément rehaussé la méfiance envers ce qui est donné à voir sur Internet. C’est dans ce climat de doute constant que surgit le Slender Man.

Il y a de cela un an, un billet sur le forum Something Awful invitait les membres de la communauté à mettre en ligne de fausses photos paranormales qu’ils ont eux-mêmes créées. Plusieurs répondent à l’appel: on voit apparaître sur le site des images artisanales montrant principalement des spectres, mais aussi des soucoupes volantes et un voyageur dans le temps mélomane. La plupart des membres joignent à leur photographie une légende décrivant les circonstances imaginaires dans lesquelles le cliché a été pris ou trouvé. Deux photos vont tout particulièrement attirer l’attention des usagers, soit les premières apparitions du mystérieux Slender Man. Les commentaires sur ces images sont dithyrambiques: on félicite leur originalité, leur efficacité à générer la peur et on supplie l’artiste de mettre en ligne le plus tôt possible de nouvelles images mettant en scène le personnage. Celui-ci répond rapidement à ces requêtes et voit par la suite sa création devenir collective puisque d’autres membres de Something Awful vont à leur tour réaliser leurs propres photographies du Slender Man. Aux images vont se joindre de nouveaux commentaires sur les apparitions de la créature, ce qui va permettre de tracer une ligne directrice permettant d’élaborer un nouveau mythe. Ainsi, les internautes vont établir quelques règles iconographiques et scénaristiques autour du Slender Man et rejeter toute photo et information ne s’y pliant pas. Par exemple, les membres exigent que le monstre soit unique et qu’il ne possède pas de visage. De plus, il doit préférablement se dissimuler au sein de la photographie puisque de repérer sa silhouette, comme on cherche la bouille du maître dans un film d’Alfred Hitchcock, fait partie intégrante du jeu. Quant à son apparence, bien qu’il soit habituellement représenté comme un homme de très grande taille vêtu d’un habit, il est admis que l’on discerne sur certains clichés des tentacules. Encore plus important: le mystère planant autour de lui doit rester quasi total. Bien que l’opportunité se soit régulièrement présentée, les membres de Something Awful se refusent à déterminer avec exactitude la nature du Slender Man, ses origines et la raison pour laquelle il kidnappe des individus. En laissant délibérément planer un mystère, ils ont saisi ce qu’Umberto Eco écrit sur le secret dans Les limites de l’interprétation: «La force d’un secret réside dans le fait d’être toujours annoncé, mais jamais énoncé. S’il était énoncé, il perdrait de sa fascination.» (105).

J’ajouterais qu’un mystère toujours constant assure que le jeu puisse se prolonger indéfiniment. On se retrouve donc avec un secret qui n’en est finalement pas un. Rien n’est caché puisque l’on n’a pas inventé de vérité. On nourrit régulièrement ce secret en ajoutant au corpus de preuves et d’indices de nouveaux documents à interpréter, une interprétation qui sera sans fin puisque tout résultat, au lieu d’apporter un éclaircissement qui sera de toute manière rejeté, ne fait que prolonger volontairement le mystère du Slender Man. 

On me pardonnera ici d’émettre à nouveau une évidence, mais il est important de rappeler que ce qui distingue le Slender Man de Lonelygirl15 est que, dès ses débuts sur Internet, il n’y a jamais eu une tentative de faire passer la fiction pour une réalité, donc pas de tricherie. Cela n’empêche cependant pas les créateurs du Slender Man d’exiger une part de réalisme dans les documents mis en ligne. On remarque ainsi un grand soin dans la conception des images, les trucages étant habilement dissimulés. Les photographies doivent être capables de rendre la fiction la plus convaincante possible. Par exemple, le choix de créer principalement de fausses images d’archives en noir et blanc n’est pas un choix innocent puisque, comme le font remarquer Jane Rosco et Craig Hight dans Faking It. Mock-Documentary and the Subversion of Factuality:

«The use of black and white footage and stills is seen to be more authentic, and, given that so much contemporary material is manipulated, this material is assumed to be ‘’original’’, because manipulation is a recent phenomena associated with the development of certain digital technologies.» (17)

 Il en va de même pour une série web disponible sur YouTube où le réalisateur emploie les codes du documentaire et du «found footage» pour raconter le récit d’un homme ayant le Slender Man à ses trousses. Le jeu se déroulant sur Something Awful se veut ludique. Tous les efforts sont mis pour donner l’illusion que le Slender Man évolue dans notre réalité, sans pour autant oublier que l’on s’entoure de simulacres. En soi, il y a ici une certaine ressemblance avec les parties de Donjons et Dragons grandeur nature où les participants transforment une forêt en la Terre du Milieu, enfilent les habits de leurs personnages respectifs et se donnent de véritables coups d’épée. Mais ce besoin de réalisme laisse courir le risque qu’un spectateur n’étant pas conscient du jeu entre initiés y voie quelque chose de bien réel. Pareille situation a effectivement eu lieu lorsque les documents forgés ont quitté le forum de Something Awful.

Quand et comment le Slender Man a-t-il pris d’assaut le web? Impossible de répondre à cette question puisque plusieurs facteurs sont envisageables. Il m’apparaît évident que le bouche-à-oreille y a joué pour beaucoup. J’imagine que certains membres de Something Awful ont mentionné leur création sur d’autres forums, générant une nouvelle vague d’intérêt pour elle. Ma première rencontre avec le Slender Man se fit sur un site consacré au roman House of Leaves où un internaute décrivait le phénomène comme semblable au rapport flou entre réalité et fiction que provoque le livre de Mark Z. Danielewski.  À ce sujet, il existe en ligne une encyclopédie du paranormal qui démontre la place ambiguë qu’occupe aujourd’hui le Slender Man. Bien que le site recense un bestiaire de supposément véritables monstres [http://www.mythicalcreaturesguide.com/page/Slender+Man], un article est dédié au Slender Man où, même si l’auteur du texte reconnaît en introduction qu’il s’agit d’une invention collective, il est décrit comme un être aussi réel que le Yéti ou la créature du loch Ness. La peur se dégageant des clichés du Slender Man s’avère si forte qu’elle a permis à l’humanoïde de pénétrer véritablement le monde réel. En effet, découvrant les photographies sur Internet, plusieurs usagers ignorant le simulacre ont affirmé reconnaître une silhouette menaçante qu’ils ont déjà croisée dans une ruelle ou une forêt. Pareils témoignages ont fortement troublé les membres de Something Awful. S’ils se sont d’abord félicités du réalisme renversant de leurs images artisanales et d’avoir véritablement créé un monstre, un doute, différent de celui mentionné précédemment, s’est ensuite installé. Bien que leurs photos soient fausses, ils ont envisagé la possibilité qu’elles puissent renvoyer à quelque chose de réel, qu’ils se soient inconsciemment inspirés d’un être maléfique ayant toujours vécu secrètement parmi nous. Sous cette optique, la carte, pour reprendre les termes de Baudrillard, ne précède pas le territoire puisque celui-ci a en fait toujours existé à l’insu des artistes. Il s’agirait donc d’un terrifiant cas de documents forgés qui, n’ayant jamais eu l’intention initiale de mentir en se faisant passer pour vrai, possèderaient finalement et malgré eux une part d’authenticité.

Évidemment, il ne faudrait surtout pas perdre ce regard sceptique qui a permis de dénoncer la fiction qu’était Lonelygirl15. N’oublions pas que les témoignages sur les véritables apparitions du Slender Man forment en soi un type de documents, dans la mesure où ceux-ci s’avèrent écrits et publiés sur Internet au lieu d’être évoqués verbalement. Alors que les photographies du monstre tentaculaire pourraient être considérées comme des documents forgés ludiques, qui s’affichent d’emblée comme faux dans leur paratexte, les nouveaux commentaires s’avèrent de la même nature que n’importe quelle vidéo paranormale disponible sur YouTube: de simples simulacres. Ironiquement, ce qui était d’abord ouvertement fictif s’est vu forcé, pour suivre l’impact  d’une nouvelle réception sur Internet et assurer la survie du jeu, de se conformer aux autres documents virtuels. En mentant. L’hypothèse que le Slender Man a été découvert par des internautes croyant l’inventer, bien qu’elle aurait plu à Jorge Luis Borges, n’en demeure pas moins illogique et impossible.

Et pourtant… Une femme me racontait récemment un événement tragique arrivé dans son enfance. Elle fréquentait un couvent situé près du Mont-Royal dont certaines fenêtres donnaient sur les boisés de la montagne. Dans le but de se faire peur, les étudiantes avaient inventé qu’un homme dangereux rôdait autour de l’école, attendant le moment propice pour s’attaquer aux jeunes filles. Lorsqu’elles suivaient des cours de piano en début de soirée, chaque apprentie musicienne s’enfermait dans une petite pièce équipée d’une seule fenêtre de laquelle on pouvait voir la forêt et, avec un peu d’imagination, la furtive silhouette du rôdeur. Un piano se trouvait également dans une pièce sans fenêtre où personne ne voulait pratiquer puisque, bien évidemment, c’était là que le maniaque attendait sa prochaine victime. Aussi angoissante qu’ait pu être cette expérience pour les élèves du couvent, elle n’en demeurait pas moins un petit jeu sans conséquence auquel nous nous adonnons tous lors de notre enfance, bien souvent autour d’un feu de camp ou lors de la traversée d’une ruelle sombre. Un jour cependant, le cauchemar devient réalité et l’une des jeunes filles est attaquée par un fou qui laisse trois marques au couteau sur son cou.

Il s’agit d’une triste coïncidence, à la rigueur d’un crime inconsciemment anticipé par les étudiantes, mais pareille conclusion, aussi intéressante soit-elle, s’avère également peu crédible. Pour les jeunes filles du couvent, l’interprétation du drame a probablement été fort angoissante. Soudainement, leurs craintes sans fondement se réalisent et de leur imaginaire collectif surgit la créature diabolique. La croyance a-t-elle été si forte qu’elle a donné naissance au monstre ou celui-ci a-t-il toujours existé à leur insu? Le jeu avec la réalité s’avère-t-il dangereux à ce point ou est-il au contraire nécessaire comme appréhension de la cruauté et de la violence de ce monde? Devant l’horreur de notre quotidien, n’est-il pas nécessaire de projeter nos peurs en quelque chose qui ne peut nous atteindre, tout en courant le risque que notre création se retourne contre soi? Et finalement, en quoi préférons-nous croire, à l’agresseur ou au Slender Man?

 

Bibliographie

BARTHES, Roland. 1980. La chambre claire. Note sur la photographie. Paris: Gallimard, 192 p.

ECO, Umberto. 1992. Les limites de l'interprétation. Paris: Grasset & Fasquelle, 406 p.

ROSCOE, Jane et Craig Hight. 2001. Faking It. Mock-Documentary and the Subversion of Factuality. Manchester et New York: Manchester University Press, 240 p.