«I want to die whenever it's not him»: descente chez les twihards

msmariamad

«I want to die whenever it's not him»: descente chez les twihards

Soumis par Joëlle Gauthier le 12/01/2012

 

Chez les littéraires comme chez les fans de vampires (les deux catégories se recoupant parfois), la série Twilight (Meyer, 2007 [2005]; 2007 [2006]; 2007; 2008) est souvent considérée davantage comme un plaisir coupable, une lecture inavouable, que comme un réel objet d’analyse. Quelque part, il y aurait quelque chose de très «mauvais genre» à s’intéresser aux livres de Meyer pour leurs qualités stylistiques formelles ou pour la valeur philosophique profonde des crises existentielles adolescentes traversées par les Bella, Edward, Jacob et autres personnages twilightiens. De plus, cette réticence à s’assumer ouvertement comme lecteur de Twilight semble le plus souvent se nourrir de la confrontation difficile du public général (composé d’intellectuels de toute sorte et de consommateurs à la recherche de lectures «légères») et des manifestations extrêmes du phénomène de fandom qui s’épanouit en marge de la série, comme si la dévotion irrationnelle dont témoignent les twihards et autres twifans avait le pouvoir de susciter un étrange malaise.

La constatation de l’existence de ce malaise est pour nous une invitation à plonger dans le phénomène twihard: quels sont les éléments qui, dans la logique du fandom twilightien, posent socialement problème? Que peut nous révéler l’étude de la réception de la série Twilight auprès des adolescents et des jeunes adultes? Plus précisément, c’est en interrogeant la façon dont la série Twilight informe les comportements relationnels amoureux et sexuels des twihards que nous espérons mettre en évidence le récent changement de la fonction sociale du vampire – changement qui nous incite, dans cette «ère du vide» (Lipovetsky, 1983), à effectuer une lecture lipovetskienne de ce véritable droit au vampire revendiqué par les twihards.

Premièrement, qu’est-ce qu’un twihard? La définition du twihard varie en fonction de celui qui l’énonce. De façon générale, elle dépend du niveau de tolérance de l’énonciateur par rapport au phénomène Twilight: êtes-vous capable ou non de lire un livre de Stephenie Meyer jusqu’au bout, et à partir de quel moment l’inexpressivité épique de l’actrice Kristen Stewart vous donne-t-elle envie de jeter votre lecteur DVD par la fenêtre? On se doute ici qu’il n’existe pas de définition officielle ou académique du twihard. Selon le Urban Dictionary, une des meilleures sources de culture pop sur le Web, les twihards sont définis tantôt comme des «stupid obsessive people (mostly teenage girls) who are in love with fictional characters and wouldn't know a good book if it punched them in the face» (GirZimDibGaz, 2009), ou comme des individus

that will more than likely take extreme and hostile actions towards any other individual that either has no interest in the Twilight series or believes it to be a collection of filth on paper that could have been used for a better purpose such as wiping one's bum. (FapSmith, 2009)

Vous devinerez que les auteurs de ces définitions n’aiment probablement pas les livres de Stephenie Meyer. Plus simplement, les twihards sont des individus «who are over-obsessed with Twilight and want their boyfriends to sparkle» (SKRJ, 2009). Blagues à part, l’expression «twihard» est née de la contraction de die-hard (pour «die-hard fan») et Twilight. Il y en a de tous les âges et de tous les genres, mais ce sont généralement des filles et des femmes âgées de 17 à 25 ans qui disposent d’une certaine liberté économique leur permettant d’assumer leur passion dévorante pour Twilight. Le twihard diffère en cela du simple twilighter, qui avoue être un fan de Twilight sans que cet intérêt ne relève de l’obsession.

Les twihards se manifestent essentiellement sur des sites comme 43 Things (Robot Co-op, 2004-2011) ou MLIT (My Life Is Twilight, 2009). 43 Things est un site plutôt général de croissance personnelle et de partage de témoignages. On peut y trouver des trucs sur comment arrêter de fumer, des témoignages édifiants laissés par des personnes ayant conquis leurs peurs ou réalisé leur rêve de faire le tour du monde en vélo, etc. De la même façon que quelqu’un peut y partager son désir de se mettre à faire du yoga, le twihard s’y affiche en disant qu’il souhaite épouser un vampire comme Edward Cullen – objectif de vie parmi d’autres. MLIT reprend quant à lui l’esthétique de FMyLife (Valette et al., 2008-2011) ou MyLifeIsAverage (Corniche, 2009-2010): les gens y déposent de courts témoignages pour exprimer à quel point leur vie est «Twilight» et les autres visiteurs peuvent voter pour déterminer si c’est réellement twilightien ou si ça manque de Twilight. Dans la section des commentaires, chaque entrée est d’ailleurs l’objet de débats animés parmi les membres de la communauté twihard, personne ne s’entendant jamais vraiment sur la définition du véritable fan de Twilight.

Ces espaces virtuels où se retrouvent les twihards ont la particularité d’être à des lieues des sites gothiques classiques: teintes claires; imagerie dénuée de toute chauve-souris, de croix ou de sang dégoulinant en GIF animé; absence d’emprunts à l’esthétique S&M omniprésente dans les autres sphères de la sous-culture goth… Twihards et gothiques ne communiquent pas entre eux. Chacun dispose de ses propres territoires et de ses propres symboles que l’autre ne partage pas. Sur Vampire Personnals (vampirepersonals.net, 2008), Sanguinarius.org (Sanguinarius, 1997) ou Black Swan Haven (Acrophobic Pixie, 2007-2008), lieux par excellence des échanges entre gothiques convaincus, sanguinaires et donneurs, vous ne trouverez aucune trace des twihards. Apparemment, les fans d’Edward Cullen répugnent à offrir leur sang (et plus si affinité) au premier sanguinaire venu ou à se soumettre à la culture du maître/disciple très présente chez les autres goths. Pas de corsets de vinyle ni de cuissardes vernies au pays de Stephenie Meyer.

Ce qui amène la fameuse question: quels sont les comportements relationnels et amoureux des twihards? Que font-ils entre eux et que font-ils aux autres? Les livres de Stephenie Meyer prônent ouvertement l’abstinence jusqu’au mariage (en accord avec la foi mormone pratiquante de l’auteure), mais cela ne signifie pas du tout que la série Twilight n’aie aucune influence sur l’imaginaire érotique de ses fans ou que ceux-ci, à l’image de leurs héros, soient entièrement convaincus de la nécessité d’attendre le mariage avant de se commettre dans des relations charnelles –ou, incidemment, que les relations charnelles soient les seules voies d’accès à un érotisme twilightien.

Stephenie Meyer le démontre d’ailleurs brillamment dans sa mise en scène de l’étrange ballet d’évitement entre Edward Cullen et Bella Swan. Jamais le désir et l’imaginaire érotique ne fonctionnent aussi bien que lorsqu’ils sont privés de leur ultime objet. Pour le plaisir, quelques extraits du premier livre:

That night Edward starred in my dreams, as usual. However, the climate of my unconsciousness had changed. It thrilled with the same electricity that had charged the afternoon, and I tossed and turned restlessly, waking often. It was only in the early hours of the morning that I finally sank into an exhausted, dreamless sleep. (Meyer, 2007 [2005])

Plus loin, lorsqu’Edward et Bella sont en train de regarder un film dans un cours de biologie:

As soon as the room was dark, there was the same electric spark, the same restless craving to stretch my hand across the short space and touch his cold skin, as yesterday. I leaned forward on the table, resting my chin on my folded arms, my hidden fingers gripping the table’s edge as I fought to ignore the irrational longing that unsettled me. I didn’t look at him, afraid that if he was looking at me, it would only make self-control that much harder. I sincerely tried to watch the movie, but at the end of the hour I had no idea what I’d just seen. (Meyer, 2007 [2005])

Le désir se construit sur le mode du manque et de l’attente. Comme nous le rappelle la célèbre formule d’Oscar Wilde: «The only way to get rid of a temptation is to yield to it» (2010 [1891]) –ce que Stephenie Meyer évite à tout prix de faire, laissant ses personnages se languir encore et encore l’un de l’autre.

Pour cerner les pratiques des twihards, nous avons choisi d’analyser le contenu du site MLIT (My Life Is Twilight, 2009), nourri par les fans de la série. À partir de la lecture d’environ 75% des 1594 entrées publiées sur MLIT depuis sa mise en ligne jusqu’en octobre 2010, nous avons constitué un échantillon de plusieurs centaines d’entrées couvrant un large éventail de comportements associés à la culture twihard. Nous avons ensuite analysé chaque entrée de l’échantillon en fonction des thèmes abordés, des relations et pratiques décrites, des imaginaires érotiques déployés, etc. Cette analyse nous a amenée à faire trois constatations qui correspondent aux trois articulations permettant de comprendre le glissement de la fonction sociale du vampire évoqué en introduction.

Première constatation: l’imaginaire érotique des twihards ne semble pas se fixer sur des détails spécifiquement vampiriques. Dans une série comme True Blood (Ball, 2008- ), la morsure et le don de sang remplissent des fonctions érotiques évidentes. Traditionnellement, la morsure du vampire, par laquelle il impose sa puissance sur sa victime ou son partenaire (dans des versions plus contemporaines), possède une charge sexuelle indéniable. Mais tout ce pan de la culture vampirique est évacué par Stephenie Meyer: la morsure du vampire twilightien est venimeuse, extrêmement dangereuse, et entraîne la métamorphose de la victime en vampire au terme de trois jours de souffrances atroces. Cette représentation de la morsure vampirique chez Stephenie Meyer a probablement beaucoup à voir avec l’association sexe-morsure dans la culture vampirique et la prise de position de l’auteure en faveur de l’abstinence avant le mariage. Un vampire twilightien mordant un humain dont il n’est pas absolument amoureux ou auquel il ne se sent pas profondément lié par un engagement responsable sera d’ailleurs incapable dans la majorité des cas d’arrêter de boire après avoir infligé sa morsure, plongeant dans une sorte de frénésie vampirique entraînant la mort de sa victime. Pour résumer: il est toujours préférable de se fréquenter chastement pendant quelques années avant de passer à l’acte, pour s’assurer de faire le bon choix et apprendre à se contrôler. Mais au-delà de ces considérations morales et techniques, il n’en demeure pas moins que l’imaginaire érotique des twihards se déplace en conséquence vers les objets les plus étrangement dénués de connotation vampirique.

Sur le site de MLIT, parmi les entrées que nous avons analysées, les twihards parlent de chaises en plastique, scintillantes et dorées comme les yeux d’Edward Cullen (#4135)1; de congélateurs, rappelant le souffle froid des vampires (#27070); de fenêtres glacées, qu’on embrasse en s’imaginant embrasser Edward (#3869); de crème glacée (#27070) et de neige brillant au soleil (#27115); ou même de la rosée sur l’herbe (#20917). Tout ce qui est froid et scintillant a la cote, ce qui donne parfois lieu à des confessions pour le moins surprenantes. Par exemple: «Today I found myself really attracted to a slab of marble, because it reminded me of Robert Pattinson's face when he is dressed as Edward Cullen» (#192). Les attributs de prédateur du vampire sont délaissés au profit d’attributs généraux plutôt inoffensifs et relativement désincarnés; si aucun individu froid et scintillant n’est immédiatement disponible, l’imagination érotique du twihard se contente facilement d’un bout de comptoir en marbre.

Edward Cullen a d’ailleurs beaucoup de difficulté à se tailler une place en tant que monstre parmi les autres vampires qui occupent la culture populaire. Sur Internet, dans les sites de mèmes (par exemple les sites du réseau Cheezburger; (Cheezburger, Inc., 2007-2011), Edward est représenté tour à tour comme se faisant ridiculiser par Dracula, Lestat de Lioncourt, les frères Salvatore, Spike, Blade, Nosferatu, la bande de Lost Boys, etc. On l’accuse d’être faible, pédophile, homosexuel (ce qui, sur Internet et ailleurs, remplit malheureusement encore souvent une fonction d’insulte) et de faire honte à son espèce. Si on pouvait se fier aux différentes récupérations et représentations des vampires sur Internet pour établir quelque chose comme une hiérarchie vampirique, Edward Cullen serait sûrement le dernier des derniers, son identité même de vampire étant constamment remise en cause. À quelque part, il ne présente pas suffisamment de caractéristiques perçues comme vampiriques pour être pris au sérieux. Même le Count von Count de Sesame Street est considéré comme plus vampirique que lui. Comme aiment à le répéter les ennemis des twihards: «Real vampires don’t sparkle.»

Deuxième constatation, dans un tout autre ordre d’idée: la passion des twihards les rend le plus souvent misérables. Les twihards souffrent immensément de ne pas être aimés par Edward et s’en plaignent abondamment. Ce manque incommensurable transforme la vie du twihard en véritable chemin de croix, où la lecture des livres, le visionnement des films et même les rêves sont source d’une douleur infinie. Ici, après avoir rêvé d’Edward: «When I realized it was a dream I couldn't stop myself from crying» (#432); ou encore, «I woke up crying screaming "Edward! Edward!"» (#19868). Suite à la lecture des livres ou au visionnement des films: «I saw New Moon for the 13th time on Friday. When I got home, I cried for 8 hours [...] and didn't eat for a few days. Needless to say, I love Edward Cullen more than anything in the world» (#10647); ou, «I finished the book in 7 and a half hours then proceeded to cry because I so badly wanted my life to be like Bella Swan's and I really wanted an Edward for myself» (#4830); et encore, «I sat at my window staring out with a blank expression on my face except I was crying because I felt like a hole was ripped through my chest. I felt like Edward left me» (#493). Et quelques cas plus désespérés: «Today, I realized that I can’t go to sleep without seeing a picture of Robert shirtless on the set of New Moon [...]. If not, I will cry and scream myself to sleep, no kidding» (#3891); et «Whenever I answer the phone I say, "Edward?" I want to die whenever it's not him» (#10650).

On serait tenté de dire que l’obsession des twihards relève en quelque sorte d’un certain masochisme, mais nous croyons que la situation est quand même plus complexe. Les mécanismes identitaires qui entrent en jeu dans la construction de l’obsession twihard ne dépendent pas de cette souffrance (nous y reviendrons). La douleur en est un indice, mais demeure elle-même accessoire. Comme le résume l’auteure de l’entrée #48044: «Life would be so much easier if I weren't in love with him, but I can't help it.»

Quand même, nous pouvons retenir que le motif relationnel prend le plus souvent le pas sur l’imaginaire vampirique comme tel. Nous placerions ainsi la pensée twihard davantage du côté des rêvasseries romantiques (autrement dit: rêver de susciter chez un vampire un sentiment d’attachement tel que celui suscité par Bella chez Edward) que du côté des fixations érotiques au sens large (c’est-à-dire: rêver d’être soumis physiquement aux mêmes actes qu’Edward, en sa qualité de vampire, peut faire subir à Bella).

Troisième constatation, en lien avec la deuxième: même si la plupart des twihards souffrent langoureusement de ne pas être aimés par Edward, il y en a quelques-uns qui ont une attitude plus proactive. Nous avons déjà parlé de ceux qui étaient attirés par les comptoirs de marbre et les grandes étendues neigeuses, mais d’autres twihards (peut-être moins originaux) utilisent un matériau un peu plus humain pour donner forme à leur idéal twilightien. En marge de la douleur infinie du manque ressentie par les twihards, nous retrouvons ainsi la souffrance plus ordinaire du ridicule auquel sont soumis leurs petits-amis. Si nous nous fions aux confessions recueillies sur MLIT, la liste des exigences des twihards envers leurs partenaires est en effet pour le moins amusante –à défaut d’être réellement surprenante: les petits-amis sont couverts de brillants– en poudre (#19871), en crème (#5268), en gel, pendant leur sommeil (#6), avec ou sans leur consentement; on leur ordonne de se rouler dans la neige (#8411) ou de rester pendant de longues minutes dans des congélateurs industriels (#20886) pour abaisser leur température corporelle; ils doivent apprendre les répliques des films pour faire les mêmes compliments qu’Edward (#5254); on attend d’eux qu’ils restent éveillés la nuit pour observer leur partenaire dormir (#295)… Aussi, au lieu de garder de la gomme à mâcher sous la main pour les baisers passionnés, le twihard exige plutôt que son partenaire suce des morceaux de glace (#8438). Le fond de teint blanc devient de même un essentiel pour les rendez-vous galants (#6754), et la coloration capillaire est un incontournable pour arborer la bonne nuance d’auburn (#3445). Les petits-amis des twihards sont plus ou moins réduits à l’état de choses, de jouets dont la valeur dépend de leur ressemblance physique relative à Edward Cullen. Citons une entrée particulièrement savoureuse de MLIT:

(CIT EN RET)My best friend decided that for Christmas, she's going to give me Edward Cullen. How? She's going to put body glitter on my boyfriend and dress him up like Edward. I think it's the best gift I will ever get in my life. (#3737)

Mais il ne s’agit pas là d’un simple jeu pour pimenter une relation déjà solide. Même le plus docile des petits-amis ne peut être à la hauteur des exigences d’une véritable twihard. S’il refuse de se plier aux demandes de sa partenaire, il est largué. S’il accepte, le produit final ne fait souvent que souligner ses imperfections par rapport à l’idéal souhaité et il est encore une fois largué. Les petits-amis sont les grands perdants de l’aventure Twilight. Quelques exemples: «Today, my ex-boyfriend threw my Twilight book across the room. He was still my boyfriend before that» (#5364); ou encore, «I'm seriously considering breaking up with my boyfriend of 4 years because I want to be loved the way Edward loves Bella. Does that even exist anymore?» (#2770).

Nous touchons ici au cœur du problème: les twihards ne veulent pas de quelqu’un capable d’incarner certains aspects fantasmés de la créature vampirique. Il ne suffit pas de scintiller au soleil, d’avoir la peau froide ou de ne pas dormir la nuit. Le vampire twilightien n’incarne pas un ensemble de fantasmes détachables mais est lui-même l’unique objet du fantasme de par sa seule qualité de vampire –ce qui place même le sanguinaire de la communauté gothique totalement hors-jeu: «Today, my boyfriend bit me. I did not turn into a vampire, so I dumped him» (#15740). Le twihard revendique son droit au vampire et tout substitut humain ne sera jamais que cela: une blague, une pâle copie, un morceau de tofu nature quand on rêve en fait d’un rosbif saignant. L’humanité du petit-ami ordinaire incarne l’injustice suprême face à la singularité absolue de l’individu réclamant, pour s’affirmer, de la rareté.

C’est pour cela que nous croyons que Twilight s’adresse à la première génération véritablement née à «l’ère du vide» (pour reprendre l’expression de Lipovetsky; 1983), c’est-à-dire élevée par des parents qui ont eux-mêmes vécus le passage vers cette ère du vide. Les twihards aspirent à l’absolue distinction et n’entretiennent aucune solidarité avec les générations précédentes ou à venir. Le sens même de la mutation sociale relevée par Lipovetsky et en quelque sorte vécue à l’origine sous le signe de la perte est aujourd’hui totalement évacué. Il n’en reste que les effets, sans souvenir d’un «avant». Citons un passage de L’ère du vide:

(CIT EN RET)L’idéal moderne de subordination de l’individuel aux règles rationnelles collectives a été pulvérisé, le procès de personnalisation a promu et incarné massivement une valeur fondamentale, celle de l’accomplissement personnel, celle du respect de la singularité subjective, de la personnalité incomparable quelles que soient par ailleurs les nouvelles formes de contrôle et d’homogénéisation qui sont réalisées simultanément. (Lipovetsky: 10)

Nous ne sommes plus dans l’équation vampire = sexe = danger. Le vampire twilightien n’a plus valeur de menace sociale et n’a conséquemment plus besoin de son statut de monstre. C’est cette réalité, cette mutation du vampire, qui se reflète partout dans la culture twihard. Avant, l'érotisation du vampire était un signe de sa monstruosité: il représentait la menace par excellence par rapport au lien social, à la communauté, qu’il avait le pouvoir de défaire. Le vampire était une menace s’attaquant aux figures isolées mais que l’on affrontait en groupe; il tirait sa valeur symbolique de sa capacité à confronter les valeurs de l’ensemble. Aujourd’hui, le vampire twilightien acquiert sa valeur symbolique non pas à cause de sa monstruosité, mais à cause de sa valeur de rareté –d’où le droit au vampire, le droit à l'unique, que nous évoquions plus tôt. Le vampire est un objet de désir en tant que confirmation de singularité absolue de celui qui le détient. Le désespoir avec lequel les twihards revendiquent ce droit, maltraitant leurs petits-amis et pleurant devant l'injustice de ne pas avoir leur propre vampire personnel, est le symptôme de l'effacement pratique de la priorité de l'ensemble au profit de la recherche de la singularité individuelle. D'ailleurs, l'abstinence d'Edward avant le mariage nous semble répondre de cette logique de confirmation de la singularité de l’individu: si le vampire classique est une menace récurrente qui amène à combattre toujours ensemble, multipliant les victimes, le vampire twilightien n’est destiné qu’à un seul individu, et permet à celui qui le possède de dire «moi et moi seul». Bref, le vampire twilightien participe à l'imaginaire érotique, oui, mais pas en tant que monstre ni en tant que vampire. Edward est simplement un accessoire unique que rêve de porter tout twihard. Donc, est-ce que les vampires de Twilight sont des vampires? Techniquement, oui. Symboliquement, par contre, leur non-monstruosité nous force à revoir notre définition de la fonction sociale du vampire avant et après le tournant narcissique.

 

BIBLIOGRAPHIE

Œuvres de Stephenie Meyer (série Twilight)

MEYER, Stephenie. 2007 [2005]. Fascination. New York: Little, Brown and Company, [format eBook].

MEYER, Stephenie. 2007 [2006]. New Moon. New York: Little, Brown and Company, [format eBook].

MEYER, Stephenie. 2007. Eclipse. New York: Little, Brown and Company, [format eBook].

MEYER, Stephenie. 2008. Breaking Dawn. New York: Little, Brown and Company, [format eBook].

 

Sur le Web

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CHEEZBURGER, INC. 2007-2011. Cheezburger. En ligne: http://cheezburger.com/ (consulté le 1er avril 2011)

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SANGUINARIUS. 1997. Sanguinarius.org. En ligne: http://www.sanguinarius.org/ (consulté le 1er avril 2011)

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VALETTE, Maxime, Guillaume Passaglia et Didier Guedj. 2008-2011. FMyLife. En ligne: http://www.fmylife.com/ (consulté le 1er avril 2011)

VAMPIREPERSONALS.NET. 2008. Vampire Personals. En ligne: http://www.vampirepersonals.net/ (consulté le 1er avril 2011)

 

Autres références

BALL, Alan. 2008-. True Blood. Série télévisée. Your Face Goes Here Entertainment/Home Box Office (HBO).

LIPOVETSKY, Gilles. 1983. L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain. Coll. «Les Essais». Paris: Gallimard, 247 p.

WILDE, Oscar. 2010 [1891]. The Picture of Dorian Gray. Londres: Ward, Lock & Co., [format eBook].

 

  • 1. Notons que les références aux entrées du site MLIT seront toujours identifiées par leur numéro, placé entre parenthèses.