Halo, Portal et Tomb Raider: des illustrations féminines fétichistes ou féministes?

Halo, Portal et Tomb Raider: des illustrations féminines fétichistes ou féministes?

Soumis par Antoine Demeule le 15/10/2019

 

Selon Amanda Cote et Cody Mejeur, le monde du jeu vidéo est non seulement masculin, mais également hétérosexuel, cisgenre, et blanc (2017: 965). Plus précisément, l’ensemble hégémonique des acteurs de l’industrie du jeu vidéo correspond à ces qualificatifs, que ce soit les développeurs et éditeurs de jeux, la presse vidéoludique, ou les joueurs (Cote et Mejeur, 2017: 965). Cet état de fait se fait sentir à travers la représentativité de genres, de sexualité et de races dans les jeux vidéo eux-mêmes. En 2010, le tiers des personnages vidéoludiques étaient des femmes (Cote et Mejeur, 2017: 965). Évidemment, cette statistique connote également un rapport masculin à l’espace. Tracy Fullerton, Jacquelyn Morie et Celia Pearce avancent que «[t]he Techno-fetishism of computer game culture has led to a predominately male sensibility towards the construction of space in digital entertainment.» (2007, en ligne) Il est donc pertinent de se questionner sur la place des femmes dans l’univers vidéoludique. Comment des personnages féminins de jeux vidéo tels Lara Croft (Tomb Raider, Eidos Interactive; Square Enix, 1996-…), Chell et GLaDOS (Portal, Valve Corporation, 2007-2011) et Cortana (Halo, Microsoft Game Studios, 2001-) peuvent offrir un point de vue féminin tout en étant souvent sujet du point de vue du male gaze? En d’autres termes, nous allons nous concentrer sur la dynamique selon laquelle une vision féminine est créée à partir d’un milieu d’hommes proposant la plupart du temps des personnages féminins stéréotypés et hypersexualisés. Qu’est-ce que cela implique pour le joueur ou la joueuse de non seulement voir, mais de jouer avec cette narration ambivalente? Est-il vrai que le désir féminin est absent lorsque des créateurs masculins sont responsables de la production (Mihailova, 2015: 52)? De plus, de quelles manières les espaces dépeints dans les jeux vidéo peuvent-ils permettre cette lecture genrée? Certes, certaines figures prédominantes de l’industrie vidéoludique sont des femmes, telles que Jade Raymond, l'ancienne productrice chez Ubisoft Montréal (Assassin’s Creed I et II, 2007-2009) (Bailey, 2018, en ligne), qui a par la suite fondé Ubisoft Toronto (Sinclair, 2013, en ligne) et EA Motive (Bailey, 2018, en ligne). Son cas n’est malheureusement pas la norme, quoique certains jeux AAA commencent à faire preuve d’une plus grande diversité sur les plans du genre et de la sexualité, par exemple la série Mass Effect (Microsoft Game Studios (2007); Electronic Arts (2008-).Dans cet article, nous allons étudier le personnage de Cortana selon l’image plastique, en sus d’une lecture queer des personnages de Lara, Chel et GLaDOS. Pour l’instant, il faut définir ce que l’on entend lorsque nous nous référons aux termes «joueurs» et «joueuses»; il est aussi important de comprendre la démographie actuelle des gamers afin de déchiffrer les tenants de la représentation vidéoludique féminine en termes de personnages mis en scène à l’écran. 

 

Statista, dans un rapport de l’année 2018, établissait que 55 % des joueurs sont des hommes et que 45 % sont des femmes (Gough, 2018: en ligne). En 2006, ces nombres se chiffraient à 62 % et 38 %, respectivement (Gough, 2018: en ligne). Braxton Soderman explique que 51 % des adeptes des jeux dits casual sont des femmes, laissant 49 % de fans masculins (Soderman, 2017: en ligne). Les jeux casual sont habituellement des productions s’adressant à un large public, avec une jouabilité aisée à prendre en main et un accent sur des séances de jeux courtes. Ceux-ci ne font cependant pas partie du cursus d’étude de ce travail. Néanmoins, il est pertinent de comprendre que les jeux casual sont commercialisés différemment des jeux hardcore (ceux-ci faisant l’objet de notre étude). Soderman effectue une analyse textuelle d’une image provenant d’un article du magazine GamePlayer intitulé «Are ″Casuals″ Killing Gaming?» (2008: en ligne). L’image est un point de comparaison entre les deux publicités. La première est une publicité de la console Wii par Nintendo tandis que la deuxième en est une de la Playstation 3 par Sony. La première met en scène une femme d’âge moyen avec la Wii Remote en main, alors que la dernière présente un jeune homme criant vers le téléviseur ou à la personne regardant cette image. Soderman remarque que 

 

Such an image displays an appropriation of the cultural (gamic) phallus by the Wii-wielding woman –a threatening image of feminization that must be visually contained through the hyperbolic excess of ″hard-core″ masculinity displayed predominantly in the center of the image. (2017: 41) 

 

Autrement dit, les femmes peuvent jouir des jeux casual, tant et aussi longtemps que les hommes peuvent continuer à prendre part à des jeux d’action difficiles, et supposément adaptés à leur genre.

 

Ainsi, nous pouvons comprendre pourquoi les auteur.e.s cité.e.s. en début de travail font encore état d’un marché créé par et pour des hommes. Cet exemple peut paraître anodin, mais il est un bon ambassadeur de la division genrée des publicités de jeux vidéo: les jeux qui «ne sont pas vraiment des jeux» seraient destinés aux femmes, comme ceux de la Wii ou encore ceux de la série The Sims (Electronic Arts, 2000-) (Fullerton, Morie et Pearce, 2007: en ligne), tandis que les «vrais» jeux exigeants seraient pour les hommes. Or, le pourcentage élevé de joueuses confirme que les femmes s’adonnent aussi à ces types de jeux. Cependant, cette dynamique a lieu dans un marché qui est davantage masculin que féminin. 

 

La pertinence de se pencher sur ce point vient du fait que les compagnies vidéoludiques se targuent de produire des jeux produits pour tout le monde (Burrill, 2017: 31). Alors, soulève Derek Burrill, pourquoi est-ce que les jeux vidéo n’ont jamais fait état de diversité (2017: 31)? Et de quelles façons la diversité est-elle mise en scène, lorsqu’elle est présente? Recentrons-nous sur la question de la représentation des femmes en jeux vidéo. À propos de Lara Croft, Helen Kennedy exprime que «[t]he juxtaposition of physical prowess and sexuality continues to produce a great deal of ambivalence amongst feminist and non-feminist commentators.» (Kennedy, 2002: en ligne) Sur cette question, non seulement les opinions des féministes et des non-féministes sont partagées; il y a également une absence de consensus à l’intérieur même des camps.

 

Cortana, ou l’intelligence artificielle incarnée

Dans Halo, Cortana est la principale alliée de Master Chief, soldat masculin doté de capacités surhumaines. Alors que ce dernier possède des habiletés physiques hors pair (force herculéenne, grande stature, faculté de sauter très haut), Cortana est, en quelque sorte, son «extension» électronique. Sur le plan physique, ce personnage est en fait une micro-puce s’insérant dans le casque de Master Chief et pouvant se glisser à l’intérieur de programmes informatiques et autres appareils électroniques. 

 

L’intrigue de Halo se situe dans un contexte futuriste, dans lequel l’extinction de la race humaine est imminente. Selmin Kara affirme qu’un des traits partagés par les films dont la diégèse se situe dans l’anthropocène est un changement d’adoption d’un point de vue féminin plutôt que masculin (2016: 766). En ce sens, il n’est pas étonnant que le jeu présente un personnage féminin fort.  L’anthropocène, l’idée selon laquelle les humains sont responsables de la nouvelle situation écologique due à leurs actions posées depuis la révolution industrielle (Kara, 2016: 752), est intimement lié aux représentations d’univers dystopiques. Dans cet ordre d’idée, TreaAndrea Russworm avance que les jeux vidéo présentent souvent des univers dystopiques (2017: 110) dans lesquels des protagonistes féminins sont mis en avant-plan (2017: 110).

 

Cortana apparaît également en tant que jeune femme lors d’apparitions émanant de la puce, ce qui arrive quelques reprises au cours des jeux. Mais comment Cortana peut-elle offrir une représentation féminine marquée, étant donné son rôle peu présent? Plus important encore, comment les gens peuvent-ils/elles s’identifier à elle? Nous suggérons que cela vient du fait que Cortana est une image digitale représentant une forme de girlhood.

 

Heather Warren-Crow, citant Catherine Driscoll, explique que le mot girlhood se réfère à «an idea of mobility preceding the fixity of womanhood and implying an unfinished process of personal development.» (2014: 9) Cortana représente cette notion de girlhood puisqu’elle dépeint non seulement une image éternellement jeune, mais également une plasticité de soi-même (2014: 9). La plasticité d’une image se réfère à «a force that molds or material that is molded.» (2014: 2) Cortana incarne simultanément ces deux mouvements; son intelligence artificielle a été programmée pour effectuer certaines fonctions («is molded»), certes, mais elle peut aussi prendre plusieurs formes, dont celle d’une jeune femme, une puce naviguant dans un circuit informatique et changeant ses codes, etc. («that molds»). Warren-Crow affirme que «[g]irlishness is thus the pursuance of a mobile and forever modifiable body.» (2014: 11-12). L’important est le fait que le girlhood est une féminisation de l’image qui peut s’appliquer à n’importe quel.le joueuse et joueur (Warren-Crow, 2014: 16). Warren-Crow explique cela grâce à l’exemple d’Alice, du conte Alice’s Adventures in Wonderland de Lewis Carroll. Dans ce récit, Alice, en tant qu’image plastique, sert de figure d’identification aux lecteurs afin que ces derniers puissent naviguer dans le monde dépaysant de Wonderland (Warren-Crow, 2014: 30). Le personnage agit, en quelque sorte, en tant que guide à travers l’univers établi par Carroll. Cette idée s’applique également à Cortana, puisqu'elle guide simultanément Master Chief et les joueurs et joueuses dans un monde inconnu et hostile. Ces derniers et ces dernières peuvent donc autant s’identifier à elle qu’à Master Chief. 

 

La féminisation de l’image plastique –par le biais du personnage de Cortana– sert de contrepoint au mode typiquement foncièrement masculin du FPS (first person shooter), auquel Halo appartient. Irene Chien explique que ce type de jeux met en scène un soldat habituellement américain qui est, la plupart du temps, représenté par une arme qui domine l’avant-plan (2017: 133). Dans une lecture psychanalytique freudienne, la forme foncièrement phallique de l’arme à feu devient un symbole masculin. Mais la masculinité du FPS ne s’arrête pas au symbolisme du phallus; l’espace diégétique dans lequel ces jeux se déroulent est aussi à l’image d’une certaine virilité, à sa manière. Par exemple, Chien considère les espaces des jeux comme Halo comme étant intrinsèquement hostiles, puisque en attente d’être conquis par des soldats (2017: 134). Habituellement, c’est donc un univers rugueux, militarisé et violent qu’est celui des FPS. Les réserves que Warren-Crow pouvait entretenir envers la forme de girlhood sont alors ici révoquées: si l’idée d’une individualité «unfinished» pouvait sembler négative, nous proposons que Cortana, en raison de sa plasticité, s'oppose au monde forcément masculin du FPS. Le fait qu’elle puisse mouler et être moulée, guider le joueur ou la joueuse à travers le monde de Halo et ainsi servir de modèle d’identification pour ces derniers et ces dernières est à l’opposé du jeu de tir régulier, dans lequel nous sommes invités à nous projeter presque exclusivement dans des protagonistes masculins. 

 

Halo: un typique FPS mettant en scène une arme positionnant le ou la joueur(se) en tant que soldat (Halo: Combat Evolved, Microsoft Game Studios, 2001)

 

Si Cortana nous mène, il est à noter cependant que nous n’empruntons jamais directement son point de vue. Elle est une force externe, et non le sujet d’une focalisation interne. Son point de vue nous est donc suggéré à travers celui de Master Chief. D’ailleurs, nous ne suivons pas le point de vue du personnage lorsqu’elle traverse des circuits électroniques. Par contre, lorsqu’elle se trouve dans le casque de Master Chief, nous avons accès à sa subjectivité et à sa voix. 

 

Attardons-nous maintenant à l’apparence même de Cortana. Le film Snowpiercer (Bong Joon-ho, 2013) laisse entrevoir une nouvelle civilisation basée sur des groupes marginalisés selon les standards occidentaux, soit un jeune homme noir et une femme asiatique (Kara, 2016: 778). Étant une femme, Cortana semble être en lien avec cette idée. Cependant, son apparence de plus en plus sexualisée au fil de la série. Cela contribuerait à amoindrir son côté progressiste par rapport aux idéaux féminins entretenus par les créateurs vidéoludiques masculins. Cortana demeure une figure féminine définie par rapport au bon désir d’un homme, Master Chief. La question de la sexualisation du personnage est un autre exemple de cette logique. À travers la série, Cortana semble être de plus en plus sexualisée. Sa poitrine et ses hanches semblent avoir pris en rondeurs, et son apparence générale paraît de plus en plus humaine, précise, et moins robotique. L’avancée dans les procédés graphiques semble s’être traduite par une plus grande liberté dans la sexualisation de Cortana. Notons qu’elle apparaît plus souvent à l’écran sous sa forme physique humaine à mesure que les jeux progressent. La forme de girlhood établie par le personnage semble donc liée à une sexualisation, c’est-à-dire que si Cortana peut fondre les circuits et se fondre dans ces derniers, elle doit pouvoir dégager une image attirante pour le public masculin visé par l’éditeur.

 

L’évolution de Cortana à travers les quatre premiers chapitres de la série Halo (Microsoft Game Studios, 2001-2012)

 

Nous pouvons alors constater que la lecture du genre chez Cortana est ambivalente: est-elle complètement soumise, alors qu’elle possède sa propre subjectivité et peut donner des ordres? La réponse est nuancée; Cortana possède un champ d’action relatif au bien vouloir de Master Chief. En d’autres termes, elle peut avoir un libre arbitre si Master Chief le lui permet, ce qui réduit grandement son agentivité. Elle est littéralement un objet entretenu par son propriétaire. Cette idée vient quelque peu contredire l’aspect de rédemption de la figure de la girlhood, puisque Cortana peut seulement mouler et être moulée au gré de son propriétaire. Malgré cela, Cortana possède son point de vue (bien que nous ne le partageons pas directement) et sa propre personnalité, et fait preuve d’un caractère distinct. Elle est donc une entité féminine potentiellement libre, mais brimée par les hommes qui l’entourent. En ce sens, elle peut ressembler à plusieurs autres incarnations d’intelligence artificielle féminine, non seulement en jeux vidéos, mais aussi dans d’autres médiums artistiques, comme en cinéma: Joi dans Blade Runner 2049 (Denis Villeneuve, 2017), Samantha dans Her (Spike Jonze, 2013) ou bien Ava dans Ex Machina (Alex Garland, 2014). 

 

Lara Croft, ou la polyvalence du féminin

Une question similaire se dresse lorsque nous étudions Lara Croft. En 1996, Sony marque l’histoire du jeu vidéo en introduisant un personnage à l’appel bimodal, c’est-à-dire, s’adressant autant aux hommes qu’aux femmes (Kennedy, 2002: en ligne). Pour une fois, les gamers féminins avaient une femme protagoniste à travers laquelle se projeter (Kennedy, 2002: en ligne). Évidemment, des exceptions sont à noter, par exemple Samus dans la série Metroid (Nintendo, 1986-), quoique son genre ne fut révélé qu’à la toute fin de la première aventure. Héroïne de la série Tomb Raider, Lara est le penchant féminin d’Indiana Jones, aventurière archéologue intrépide parcourant d’anciens tombeaux dangereux.

Kennedy suggère d’étudier ce personnage au-delà d’une lecture binaire qui essaie simplement de «[d]ecide whether she is a positive role model for young girls or just that perfect combination of eye and thumb candy for the boys.» (2002: en ligne) En d'autres mots, nous devrions regarder Lara selon une lecture plus fluide que la simple division entre hommes et femmes à laquelle nous sommes habitués.

 

Premièrement, la représentation de la féminité de Lara, en ce qui a trait à son corps, semble se situer sur un spectre. Lara peut être identifiée à l’aide de caractéristiques traditionnellement liées à la féminité et à la masculinité. Afin de cerner la représentation physique d’un personnage, Burrill suggère d’effectuer une «analyse corporelle» («body analysis»), laquelle est souvent ignorée des études de jeux vidéo (Burrill, 2017: 28). Ce type d’analyse, se concentrant sur l’apparence physique du personnage, amène une lecture plus proche d’une compréhension queer en écartant les normes hétéronormatives de l’équation. C’est ce qu’effectue Kennedy en faisant une analyse textuelle du corps de Lara: 

 

The discussion of Lara as a male fantasy can, however, foreclose any discussion she might equally be available for female fantasy. The encapsulation of both butch (her guns/athletic prowess) and femme (exaggerated breat size, tiny waist, large eyes, large mouth) modes of representation makes Lara open to potentially queer identification and desire. (2002: en ligne)

 

Ainsi, la lecture du personnage est plus nuancée qu'à première vue. La plupart des détracteurs du personnage font état de leurs critiques selon un point de vue hétéronormatif et cisnormatif. Par exemple, Fullerton, Morie et Pearce clament que Lara Croft est une fantaisie masculine d’une «Barbie bottant des fesses» (2007: en ligne). Plus indulgents, Justine Cassell et Henry Jenkins parlent plutôt d’un modèle féminin attrayant pour les filles, mais également attirant pour le marché masculin de perçu comme étant hégémonique (1998: 30). Ces deux exemples révèlent que beaucoup de chercheur.e.s adoptent encore un point de vue hétérosexuel et cisnormatif. Pourtant, l’orientation sexuelle de Lara n’est jamais dévoilée (Kennedy, 2002: en ligne); elle ne connaît pas de rencontre amoureuse et aucun désir romantique n’est signalé (Kennedy, 2002: en ligne). Bien que Lara reste une figure sexualisée, l’absence d’un discours hétéronormatif clair ouvre la porte à une interprétation queer

 

Kennedy note que cette absence de discours suggère que les développeurs étaient peut-être inconfortables à créer Lara explicitement comme un «objet de désir masculin» (Kennedy, 2002: en ligne). Cela veut aussi dire que Lara n’a pas d’identité sexuelle et une subjectivité réduite (Kennedy, 2002: en ligne); le joueur ou la joueuse est donc invité.e à projeter la sienne en Lara, de la même manière que l’absence de personnalité de Master Chief laisse libre cours à une appropriation subjective. Ainsi, les joueurs hétéros peuvent modeler Lara selon leurs propres désirs, et les joueurs queer aussi. De cette façon, la représentation ambivalente de Lara est non seulement bimodale, mais bien multimodale; elle s’ouvre à tous et à toutes, peu importe la sexualité de chacun.e.

 

Kennedy affirme que des figures féminines comme Lara, «[…]through their performance of extraordinary feats, undermine conventional understandings of the female body.» (Kennedy, 2002: en ligne) Lara est athlétique, possède une bonne force physique et peut parcourir des environnements hostiles et dangereux. Il y a 22 ans, cela n’était pas une représentation féminine très répandue dans l’univers vidéoludique (et cela continue de ne pas l’être, que ce soit en en jeu vidéo ou en fiction en général). Si nous considérons le genre selon ce que dit Judith Butler, à la manière d’un «[…]enactment, a performance of iterative acts that fabricate the illusion of stable gender categories» (citée dans Burrill, 2017: 29), Lara brise les codes de genre traditionnels féminins. Les joueurs et joueuses ont donc la chance de s’identifier à un personnage qui va au-delà des paramètres féminins normatifs. 

 

Bien que Lara soit désignée comme étant de sexe féminin par les producteurs, les hommes peuvent tout de même s’identifier à elle (Kennedy, 2002, en ligne). Bien que le joueur puisse traiter Lara comme un objet de désir à prime abord, celui-ci va potentiellement arriver à se projeter dans cet avatar digital au fil de l’aventure (Kennedy, 2002, en ligne), et à s’y identifier. Cassell et Jenkins font le parallèle entre cette expérience d’identification de genre croisée et les écrits de Carol Clover concernant le genre du slasher movie, expliquant que l’équivalent en film est la figure de la final girl (1998: 30-31). Dans les deux cas, le processus d’identification croisée (un homme qui s’identifie à un personnage de femme) existe non pas pour habiliter («to empower») la femme, mais pour diminuer le pouvoir du joueur/spectateur masculin («to disempower») (Cassell et Jenkins, 1998: 30-31).

 

Conclusion

En résumé, la lecture ambivalente de Lara laisse place à une lecture queer dans laquelle les joueurs masculins sont invités à se projeter à travers une corporéité féminine évoluant dans une histoire d’aventure. Cortana pouvait interpeller autant les hommes que les femmes à travers une illustration du concept du girlhood, permettant une féminisation de l’image pouvant s’appliquer à n’importe quel individu, peu importe son genre ou sa sexualité. Toutefois, l’image de plus en plus sexualisée du personnage (suivant des critères de beauté normatifs) semble miner cet aspect progressiste. De son côté, Lara offre un certain degré d’ouverture en raison de sa sexualité non dévoilée et d’une performance de genre brisant les normes. Grâce à son image faisant cohabiter des éléments féminins et masculins, elle permet également à tout type de joueur et de joueuse de s’identifier, peu importe son genre ou sa sexualité. À l’inverse de Cortana, la sexualisation de Lara semble s’être atténuée avec les années, reflétant le même cheminement adopté par les adaptations cinématographiques de la série. Par exemple, ses vêtements révèlent moins ses courbes tandis que ces dernières sont moins accentuées. 

 

L’itération la plus récente de Lara Croft, moins sexualisé que les précédentes tout en mettant davantage l’accent sur le péril de sa survie (Square Enix, Microsoft Studios, 2015).

 

Certaines chercheuses et professeures en média, technologie et game design telles Tracy Fullerton, Jacquelyn Ford Morie et Celia Pearce émettent toutefois des réserves quant aux effets du positionnement d'un personnage féminin dans un contexte masculin (2007: en ligne). Cortana et Lara sont de bons exemples de figures féminines évoluant dans des «espaces d’hommes» (sauvages, hostiles), mais qu’en est-il des personnages de femmes disposés à l’intérieur de lieux considérés comme «féminins» (intimes, sécurisants)?

Pour comprendre ce dernier point, divisons les espaces vidéoludiques en trois, comme le font les chercheuses citées ci-dessus (Fullerton, Ford et Pearce, 2007: en ligne). Le premier consiste à conquérir l’espace (Fullerton, Ford et Pearce, 2007: en ligne), comme dans la plupart des FPS, tel que Battlefield (Electronic Arts, 2002-). Le deuxième comporte les jeux invitant à découvrir l’espace à travers une progression narrative: «Thus rather than a terrain of contested territory, the game becomes a space imbued with story and mystery to be discovered and uncovered.» (Fullerton, Ford et Pearce, 2007: en ligne); pensons à The Legend of Zelda (Nintendo, 1986-) ou Myst (éditeurs multiples, 1993-2005). Finalement, le dernier espace en est un de cultivateur qu’il faut créer, entretenir et préserver; pensons à The Sims (Electronic Arts, 2000-) ou à son ancêtre, Sim City, (éditeurs multiples, 1989-) (Fullerton, Ford et Pearce, 2007: en ligne). Halo présenterait un mélange des deux premiers types d’espaces, étant donné le caractère sandbox (les niveaux peuvent être complétés dans l’ordre souhaité), mais conquérant de la franchise (l’espace doit tout de même être conquis), tandis que Tomb Raider semble entrer dans la seconde catégorie. 

 

La troisième catégorie est celle de l’espace cultivé (Fullerton, Ford et Pearce, 2007: en ligne). Ce type de jeux regroupe davantage des caractéristiques typiquement féminines, comme le fait de regrouper, de construire, d’assembler (Fullerton, Ford et Pearce, 2007: en ligne). Les jeux Portal en sont de bons exemples. Cette série de jeux se réapproprie la forme du FPS afin de mettre en scène une femme, Chell, devant résoudre différentes énigmes concoctées par une intelligence artificielle féminine du nom de GLaDOS. Chell doit utiliser un fusil tirant des portails afin de se mouvoir entre eux et ainsi trouver sa sortie des différentes pièces dans lesquelles elle est enfermée. L’arme est ainsi détournée de son propos d’origine: elle lance des orifices au lieu de balles meurtrières. 

 

En 2007, Bonnie Ruberg a effectué dans son blogue une analyse lesbienne de Portal (2017: 199). Ce papier polémique, engendrant un discours hétéronormatif selon lequel une lecture queer ne pouvait être faite puisque le jeu ne traite pas explicitement de relations lesbiennes (Ruberg, 2017: 199). Il semble que si des jeux s’ouvrent à une lecture non-hétéronormative, une bonne partie de la communauté de joueurs ne partage pas ce discours idéologique. Néanmoins, il est pertinent de se référer à un élément important du billet qu’a fait paraître Ruberg: 

 

We’re dealing with a reshaping of a highly masculine genre, the FPS. If that itself weren’t “queering” enough, there’s the whole holes issue. We’ve talked before about how the guns in first-person shooters act as phallic avatars–that is, as penises. But in a world of women, this gun doesn’t shoot bullets. It shoots orifices. Openings. Fine, vaginas. Vaginas you, a female character, have to enter/exit to solve puzzles (2007, en ligne).

 

Son message est on ne peut plus clair: Portal, tout en étant une forme de FPS, propose une réorganisation et une reconversion des codes liés au masculin en codes liés au féminin (les orifices). Bien que le jeu présente quelques clichés (pensons à l’intelligence artificielle féminine), Portal ne semble pas vouloir directement s’adresser au public typique hardcore gamer masculin; d’ailleurs, la protagoniste Chell n'apparaît même pas à l’écran, ce qui la positionne d’emblée loin de toute forme de sexualisation. Nous empruntons uniquement sa subjectivité afin de découvrir l’espace et ainsi vaincre les énigmes de l’adversaire, lui aussi féminin. 

 

La réappropriation féminine du FPS –tirer des orifices dans Portal (Portal 2, Valve Corporation, 2011)

 

À la lumière de ces analyses, nous pouvons comprendre les nuances qu’entretient chaque jeu envers les représentations de genre et de sexualité.  Halo et Tomb Raider jouent respectivement avec le concept du girlhood pour Cortana et celui de la performance du genre pour Lara. Toutefois, ces personnages entretiennent une image sexualisée remettant en doute leur capacité à interpeller un public autre que typiquement masculin. Cette critique peut être valide en ce qui concerne Cortana, mais nous sommes convaincus qu’une lecture queer de Lara parvienne à démontrer que le corps de ce personnage, autant à la fois féminine et masculine, appelle à une certaine diversité d’identification. Finalement, Portal réussit à interpeller davantage que les hommes hétérosexuels grâce à la réappropriation du genre du FPS en traits féminins et queer. D’ailleurs, à la différence des deux autres jeux étudiés, Portal ne sexualise d’aucune manière ses protagonistes. Les résultats de cette étude nous font comprendre que l’on ne peut soutenir de généralité au chapitre de la représentation des genres et de la sexualité dans les jeux vidéo actuels; nous proposons de continuer cette recherche afin de pouvoir cerner davantage les positionnements de l’industrie vidéoludique rapport à ces questionnements.

 

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