Du franchissement de l’espace au franchissement de la dimension

Du franchissement de l’espace au franchissement de la dimension

Soumis par Juliette Fridli le 14/04/2021

 

L’univers Cloverfield ou Cloververse a la particularité de nous offrir des représentations spectaculaires d’une Amérique transformée ou en voie de transformation. Des images édifiantes que la stratégie marketing nous dévoile dès la publication des affiches des films. La plus marquante étant certainement celle de Cloverfield (2008) positionnant en premier plan la statue de la liberté décapitée, encore fumante, tournée vers Manhattan dont la skyline est défigurée et en feu. En observant ces affiches (souvent premier rapport que nous établissons avec un film) nous nous rendons compte que la représentation des espaces va être significative au sein de la saga portée par J.J. Abrams[1] producteur des trois volets. Pour Cloverfield, la statue de la liberté est isolée de Manhattan par la baie de New York. Dans l’affiche de 10 Cloverfield Lane (2016) une maison typique de l’Amérique rurale est seule au milieu de champs dont le « L » de Lane fait le lien entre la surface de la terre et le monde sous-terrain. Celle de The Cloverfield Paradox (2018) représente l’immensité spatiale dans laquelle on aperçoit au centre du « O » de Cloverfield un petit personnage, isolé dans sa bulle au milieu des étoiles. Voilà déjà insinués les rôles du chemin, de la frontière et de l’isolement.

 

Isolement et inversion de valeur

 

La saga propose trois milieux distincts, Manhattan, un bunker en Louisiane et une station spatiale, mais ils ont en commun d’être sujets à l’isolement. Ce sont des endroits clos ou limités desquels on ne peut s’échapper facilement. L’isolement a la caractéristique intéressante de comporter une dualité au sein même de sa représentation. Il peut être vecteur de peur et d’angoisse[2], provoquant claustrophobie chez les sujets, mais peut aussi être la figure du cocon, de l’intimité et de la sécurité. Il suppose dans tous les cas une opposition entre intérieur et extérieur entre lesquels la frontière peut être franchie ou non.

 

La thématique de l’isolement n’est pas immédiatement visible dans le cas de Manhattan mais on se rend compte assez rapidement qu’une fois privée de ses ponts l’île de Manhattan se retrouve isolée et la seule façon pour nos protagonistes de s’enfuir est la voie des airs. Le pont, en plus de sa fonction pratique de faire le lien entre deux endroits est une figure symbolique qu’on peut retrouver dans de nombreuses fictions[3]. Cloverfield narre l’histoire de Rob (Michael Stahl-David) et de ses amis qui lui avaient réservé une fête de départ surprise à son appartement. Le quartier attaqué par une mystérieuse bête, ils doivent suivre la foule paniquée et stupéfaite pour s’échapper de Manhattan. Arrivés sur le pont de Brooklyn, qui leur permettrait d’avoir la vie sauve en rejoignant l’autre côté, le monstre surgit, percute le pont et emporte tragiquement au fond des eaux non seulement le drapeau américain mais également Jason (Mike Vogel) le frère de Rob. Nos amis New Yorkais, désormais amputés d’un de leur membre, pensent à se mettre en sécurité en s’isolant dans les tunnels du métro pour rejoindre et sauver leur amie Beth (Odette Yustman Annable). En effet, sous terre ils sont à l’abri de la grosse bête, des effondrements et de la poussière des bâtiments à l’esthétique évidente du onze septembre[4] ainsi que des tirs de l’armée. Mais cela ne dure qu’un temps, le calme du lieu, bien que véhiculant certaines craintes[5], est perturbé par une armée de parasites, sorte de « bébés monstres », logée dans les tunnels et prête à leur sauter dessus. Il leur faut alors sortir de l’isolement et franchir de nouveau la limite entre le sous-sol et l’extérieur mais les deux espaces sont dangereux. Manhattan est devenu une zone de guerre et les tunnels sont infestés de parasites. Une fois Beth retrouvée, ils sont confinés dans une cabine d’hélicoptère pour enfin quitter Manhattan. Au moment où nous pensons que la bête a été neutralisée à travers la caméra et la voix de Hud (T.J. Miller) exprimant la reconnaissance et la joie de la puissance de feu américaine, cette dernière les rattrape et les ramène au sol. Beth et Rob se réfugient sous une arche de Central Park attendant la mort. Ils ne sont épargnés ni sur terre, ni sous terre ni même dans les airs. Aucun lieu n’est hors de danger et les actions de l’armée américaine paraissent être totalement vaines pour sauver New York puisqu’il semble même que l’attaque nucléaire n’ait pas réussi à avoir la bête. De plus, rien ne nous dit que Lily soit en sécurité une fois évacuée car les parasites pourraient très bien dépasser le périmètre de Manhattan. Nous l’avons constaté, les frontières sont poreuses et l’au-delà du Brooklyn Bridge qu’on pensait être sain et sauf pourrait très bien s’inverser. Ce ne sont que des suppositions car une fois la bande de la caméra terminée nous ne savons plus rien. C’est sur ce manque d’informations que joue 10 Cloverfield Lane.

 

Ce deuxième volet a une thématique survivaliste avec le bunker dans lequel on s’enferme pour survivre. L’abri antiatomique qui apparaît après la Seconde Guerre mondiale avec la peur de l’attaque nucléaire ne disparaît pas à la fin de la Guerre froide[6]. C’est un isolement salvateur à l’image du fort qui peut évoluer selon la menace. Dans les fictions post-apocalyptiques il empêche les ennemis d’entrer et permet d’échapper aux attaques de zombies, invasions extraterrestres, désastres écologiques ou encore à de diverses contagions. Nous voyons Michelle (Mary Elizabeth Winstead) faire ses valises pour s’éloigner de son fiancé. Le film s’ouvre sur un plan de pont qui pourrait faire le lien entre la ville qu’elle quitte et les routes de campagne qu’elle prend pour s’enfuir. Suite à un accident de voiture elle se retrouve enchaînée dans une cave qu’on apprend ensuite être une pièce du bunker d’Howard (John Goodman). C’est un endroit isolé de toutes formes d’informations pour elle et pour nous. Les lieux sont immédiatement définis par Howard annonçant qu’il lui a sauvé la vie en l’isolant dans le bunker et qu’aucune forme de vie humaine n’a survécu et ne pourra survivre à l’extérieur de celui-ci tout du moins dans l’immédiat. Commence alors le doute pour déterminer l’espace sécurisé de l’espace dangereux entre lesquels la frontière devient de plus en plus flou. Un va et vient s’opère sur le statut du bunker, d’abord danger quand Michelle est attachée, puis seul endroit sécurisé sur Terre et inversement. Le film met à mal nos certitudes en dévoilant petit à petit la personnalité d’Howard et les indices pouvant nous aider à comprendre la situation. Le suspense est entretenu jusqu’à la fin du film. Nous doutons avec Michelle, pour découvrir, une nouvelle fois et cette fois-ci avec certitude, qu’aucun lieu n’est sécurisé. Le bunker est menacé par un pédophile et meurtrier, et l’échappatoire à ce fou furieux est le terrain de jeu des aliens. Néanmoins, c’est le volet qui représente le plus d’espoir en l’humanité car Michelle arrive à franchir les frontières des différents espaces bien qu’ils soient tous menaçants. Elle fait le choix de suivre son instinct et de se battre pour survivre. Et ce, jusqu’au dernier plan où elle entend à la radio qu’ils ont besoin d’aide à Houston et alors qu’elle se dirige vers Bâton-Rouge elle fait marche arrière pour aider ses congénères. Elle sait qu’il n’y a plus de fuite possible que tous les lieux sont dangereux, elle doit s’y faire, s’adapter et surtout agir.

 

Enfin présentons la station spatiale Cloverfield de The Cloverfield Paradox, dont on ne peut sortir qu’équipé, protégé et dans un périmètre plus ou moins limité. On peut faire le lien avec le volet précédent quand Michelle se fabrique ce qui ressemble à une tenue de cosmonaute pour sortir en toute sécurité du bunker. Ce troisième volet pourrait contenir deux isolements parallèles. L’isolement représenté par la station spatiale mais aussi par la Terre où reste Michael (Roger Davies), le mari d’Ava Hamilton (Gugu Mbatha-Raw). Tout d’abord, en début de film, le couple discute en voiture, non seulement ils sont restreints physiquement à l’habitacle du véhicule mais ils sont bloqués dans les bouchons. Ensuite on voit Michael seul, cloîtré dans son bureau ou sa chambre, à regarder ce qu’il se passe par la fenêtre, et enfin le bunker dans lequel il se met en sécurité avec la petite Molly (Clover Nee). Les seuls moments où on voit l’extérieur c’est pour constater le désordre et les conséquences soit de la pénurie d’énergie, soit de la bête. Cette fois-ci une inversion de la notion de sécurité n’est pas opérée puisqu’on ne voit jamais Michael en danger ou menacé quand il se trouve dans des espaces clos. À la notion d’enfermement présente dans le plan spatial et le plan terrestre, on peut ajouter l’isolement psychologique qui semble être de plus en plus présent à mesure qu’on avance dans la saga. Revenons à la station Cloverfield, lieu isolé mais serein car tout y est propre (contrairement à la Terre) et contrôlé, des missions de l’équipage aux quantités de denrées alimentaires. Du moins jusqu’à ce que l’accélérateur de particules Shepard s’emballe créant une faille spatio-temporelle. Une fois encore nous sommes témoins d’un inversement de situation. L’équipage entre dans une autre dimension (voire même entre deux dimensions) isolant les membres de leur Terre et permettant à la menace de s’immiscer à bord du Cloverfield. La menace est d’abord invisible mais suspectée, la Terre disparaît et une discrète anomalie apparaît chez Volkov (Aksel Hennie). Puis le chaos et la crasse qu’on aperçoit sur Terre viennent souiller la station immaculée, par le cambouis et le sang de Mina Jensen (Elizabeth Debicki) ou encore par les vers qui réapparaissent expulsés du corps de Volkov. Seule la section du bras de Mundy (Chris O’Dowd) peut paraître propre, bien qu’étrange il n’est pas un élément négatif car il aide l’équipage à y voir plus clair. Quand Ava Hamilton pense pouvoir retourner chez elle en quittant l’espace, elle ne se doute pas qu’elle se dirige vers une plus grande menace, celle de la bête qui l’attend sous les nuages.

 

Les trois volets semblent alors jouer sur la représentation de deux espaces distincts : l’endroit sécurisé et l’endroit porteur de danger. Plus particulièrement sur le passage de l’un à l’autre à la fois physiquement, avec le franchissement des personnages, et symboliquement car on assiste souvent à une inversion des valeurs d’un lieu. L’inversion et la menace mènent au déplacement des personnages vers un endroit qu’ils espèrent hors de danger. Mais existe-t-il vraiment un tel lieu dans le Cloverfield Universe ? On peut en douter car cette migration s’avère soit vaine, soit illusoire mais toujours compliquée.

 

Se déplacer dans les espaces : le labyrinthe

 

Les personnages évoluent dans des espaces non seulement étriqués mais aussi difficile à la compréhension ayant l’esthétique du labyrinthe. Les tunnels du métro de Cloverfield forment un labyrinthe sous-terrain que Rob analyse en regardant les lignes qui se croisent sur le plan du New York City Subway. Le QG de l’armée et l’hôpital de fortune aménagés dans le centre commercial sont constitués de bâches qui sont autant de pans d’un labyrinthe et ont aussi la capacité de nous dévoiler sans nous montrer totalement les dégâts des parasites. Nous observons le même schéma avec les étagères et rayons de denrées du bunker qui forment de petits couloirs labyrinthiques. Tandis que pour les déplacements entre les différents niveaux de la station Cloverfield nous ne pouvons que faire confiance à l’équipage pour les suivre et ce n’est qu’en regardant le making of de ce troisième volet que nous apparaît le plan à partir duquel nous pouvons comprendre clairement où sont situées les actions. Cet aspect labyrinthique est mis en avant dans les différentes scènes de courses qui nous présentent des virages à négocier, des obstacles à éviter ainsi qu’une bonne connaissance du lieu. Rob analyse les méandres du métro pour sauver Beth, Michelle découvre de nouvelles pièces au fur et à mesure du film ce qui lui permet de trouver un moyen d’échapper à Howard, enfin, dès qu’un bruit suspect ou une anomalie apparaissent dans la station l’équipage doit réfléchir pour trouver d’où cela peut venir. 

L’esthétique physique du labyrinthe est visible mais nous pourrions aussi déceler un labyrinthe mental chez les personnages principaux. En tant que spectateur, nous assistons à une évolution psychologique des protagonistes qui ne s’établie pas en ligne droite. Cloverfield met en place une relation complexe entre Rob et Beth, amis d’enfance, nouvellement amants mais pas encore en couple qu’ils sont déjà contraints de se séparer quand Rob doit partir au Japon. Brouillé avec Beth, Rob commence par suivre la foule mais change d’avis en entendant le message de Beth pour aller la sauver. Michelle ne sait que penser de la situation et passe d’un extrême à l’autre tout au long du film. Elle effectue un virage complet dans son comportement quand elle fuit les responsabilités ainsi que son fiancé au début du film et qu’elle fait demi-tour pour faire face au problème et lutter contre les monstres à Houston. Quant à Ava, elle hésite à rejoindre la mission avant de s’engager puis un dilemme se présente à elle quand elle comprend que ses enfants sont en vie dans l’autre dimension. Tout comme pour l’isolement nous franchissons la frontière de la représentation physique du lieu (isolé, labyrinthique) pour accéder à la dimension psychologique des personnages (solitude et isolement, complexité psychologique).

 

Le labyrinthe peut aussi supposer la présence d’un monstre. Pensons à un des labyrinthes les plus célèbres qui est celui construit par Dédale pour enfermer le Minotaure. Bien que les monstres connaissent ou non les lieux dans lesquels ils évoluent, ils en sont souvent les maîtres. Il est possible de les croiser à chaque recoin du labyrinthe, à n’importe quel moment, rendant les déplacements difficiles et réduisant le nombre d’issue possible à son extrême. Car il est toujours aisé d’entrer dans un labyrinthe mais ce n’est jamais le cas pour en ressortir.  Les parasites de Cloverfield occupent tout l’espace des tunnels notamment les plafonds inaccessibles aux humains. Mina Jensen apparaît dans les murs de la station en se confondant avec eux elle ne fait plus qu’un avec le labyrinthe avant d’en être extraite. Aussi, le cri de Jensen résonnant dans la station ressemble aux bruits de la bête dans les précédents volets. Mais le monstre le plus à même d’être rapproché du Minotaure est Howard. Dans un premier temps, on peut observer une similitude physique entre Howard et le Minotaure qui sont deux personnages imposants, quand Howard se met au travers d’un couloir il est difficile de lui échapper. Tout comme Astérion, le Minotaure de Jorge Luis Borges[7], il habite le labyrinthe, soit le bunker, dont il est le maître de maison. La demeure d’Howard telle la demeure d’Astérion sera son lieu de mort car Michelle, Thésée du Cloververse devient rédemptrice libérant Howard de sa paranoïa.

 

Cette construction labyrinthique peut aussi être appliquée à l’expérience du spectateur qui tente de faire des connexions entre chaque volet. En quoi le nom Cloverfield permet-il de les réunir ? La bête aussi appelée « Clover » est-elle la même dans chacun des films ? Howard Stambler[8], ancien employé de l’entreprise Bold Futura, filiale de Tagruato[9] serait-il la clé de l’énigme ? Il prend parfois un premier chemin de compréhension pour ensuite en découvrir un autre menant à une voie sans issue ou bien à un carrefour de possibilités. Il faut regarder plusieurs fois les films pour analyser les raisons de la présence de ces trois volets dans une même saga, voire même chercher au-delà des films. Cet « au-delà » du film a parfaitement été exploité par les équipes des films grâce à internet. En effet, la réflexion labyrinthique est alimentée par de nombreux stratagèmes mis en place pour semer des indices sur la toile : le site internet de l’entreprise Tagruato, les messages du « whistleblower », un reportage sur une station de forage en pleine mer mystérieusement détruite, le site du groupe éco-terroriste T.I.D.O Wave ou encore jamieandteddy.com. Sans compter les profils Myspace et Twitter des personnages, ainsi que les communications d’Howard envers sa fille et autres mots de passes dissimulés aux tréfonds des internets. Un labyrinthe d’informations auquel nous accédons avant ou après avoir vu les films mais dont nous ne sommes pas certains de trouver la sortie. Le Cloververse s’avère alors être un univers labyrinthique dans lequel nous sommes vite perdus d’autant plus quand il s’agit d’interroger les dimensions.

 

 

Bienvenue dans une nouvelle dimension

 

Dans l’univers de Cloverfield, franchir un espace c’est déjà entrer dans une nouvelle dimension, jusqu’au dernier volet qui ne suppose plus mais impose le franchissement et l’existence de dimensions parallèles. Laissons de côté la science-fiction pour observer dans un premier temps les dimensions spatiales et symboliques. Les protagonistes arpentent l’espace en faisant des allers-retours entre le plan terrestre, extra-terrestre et le monde sous-terrain. Ils franchissent donc des limites physiques mais les frontières peuvent très bien relever de l’imaginaire, de l’immatériel. Comme nous l’avons vu, les lieux clos ont une dimension symbolique propre relevant de l’intime et du sécuritaire qui s’inverse soudainement dès qu’ils sont infestés. Au sein du bunker de The Cloverfield Paradox, Howard projette sa propre dimension, sa propre réalité, en recréant une cellule familiale de toute pièce[10]. Ainsi les dimensions spatiales et symboliques sont constamment franchies au sein des films, permettant de créer des ambiances bien particulières et des tensions dans la narration.

 

La saga Cloverfield nous emmène également dans la dimension de l’étrange. On aborde cette dimension dès la sortie de l’appartement de Rob. Dès que les invités franchissent la porte et se précipitent dans les escaliers pour rejoindre le toit, ils ne peuvent nier que quelque chose a changé. Ils entrent, et nous avec, dans la dimension de la recherche de compréhension de l’évènement[11] et de l’inconnu. Le terme de dimension de l’étrange peut nous évoquer un classique des séries télévisées appartenant au genre fantastique : The Twilight Zone (Rod Serling). Série qui traverse les époques depuis la fin des années 1950 avec plus ou moins de succès mais qui ne cesse visiblement d’être source d’inspiration. Dans une interview en 2016 pour la promotion de 10 Cloverfield Lane, J.J Abrams évoque l’effet Twilight Zone : « these revelations occur there’s great sense of sort of this modulation of energy and it’s a testament to I think not just what Dan did and then the actors did but to the story itself and the screenplay it’s a great Twilight Zone idea »[12]. Nous pourrions tout à fait, sur un mode parodique, reprendre la « formule » Twilight Zone dans les trois volets avec ces personnages qui seraient entrés sans le vouloir dans la « Quatrième Dimension ». Le discours ouvrant chaque épisode de la série pourrait s’appliquer sans problème aux films : « Rob Hawkins jeune New Yorkais dynamique fête son départ pour le Japon mais il ne sait pas encore qu’il s’apprête à entrer dans … la Quatrième Dimension ». Idem pour la structure de fin qui est généralement ouverte ou bien mystérieuse se clôturant par la voix de Rod Serling ou de Jordan Peele pour la dernière version : « cela restera dans la Quatrième Dimension »[13]. Le thème de l’autre dimension cher à The Twilight Zone pourrait s’appliquer plus particulièrement à The Cloverfield Paradox que ce soit dans le thème abordé que dans la tournure des évènements. Dès la première saison, la conquête spatiale est le sujet de plusieurs épisodes de la série[14]. Plus récemment dans la nouvelle génération de The Twilight Zone, un épisode postérieur à The Cloverfield Paradox, Six Degrees of Freedom (2019) présente des similitudes avec ce dernier. Une mission vers Mars dégénère quand une attaque nucléaire imminente menace la Terre. L’équipage est aveugle car dans l’incapacité d’ouvrir les volets d’un hublot sans danger et ne savent pas si la Terre a réellement disparu contrairement à l’équipage du Cloverfield. Le thème de la conquête de l’espace dans les fictions est évidemment sujet à l’ouverture de brèche, à la rencontre avec l’Autre, l’étranger, le différent. Mais qu’en est-il quand on se rencontre nous-même mais Autre ? Cet univers parallèle est confirmé dans The Cloverfield Paradox par une vidéo que Mina Jensen a reçu, Ava peut voir son Autre, et sa famille complète sans la perte de ses enfants. La question des mondes parallèles est posée et un exercice de rétrospection s’impose aux spectateurs de la saga. Les trois volets sont-ils sur le même plan dimensionnel ? Si le paradoxe Cloverfield a engendré le chaos, il pourrait être l’origine de la catastrophe des deux volets précédents. Auquel cas il y a bien une nouvelle dimension qui aurait pénétré la nôtre dans tous les volets et le Clover, le monstre, en serait la manifestation. Il n’y aurait pas une attaque volontaire ou un réveil des « bêtes » mais bien une surprise à la fois pour les humains et les monstres propulsés dans un endroit inconnu. Cela correspondrait plutôt bien, comme on peut le voir dans le bonus de Cloverfield, à la volonté de faire du premier Clover une bête qui agirait comme un nouveau-né, ne sachant pas ce qu’elle fait là. Nous pourrions aussi nous demander à chaque nouveau volet si nous sommes confrontés à une nouvelle dimension, et dans quel univers nous nous trouvons en tant que spectateur. Mais ce sont des questions qui resteront en suspens et continueront d’être débattues par les admirateurs de la saga sur les forums et autres « Cloverpédia ».

 

Si ces débats existent c’est qu’il y a encore une autre dimension que la saga Cloverfield franchit, une frontière qu’elle rend plus fine que jamais : celle qui sépare la réalité de la fiction. Par le traitement même de la question des univers parallèles, la saga nous force à nous demander quand la bête interviendra dans la dimension dans laquelle nous vivons. Mais plus intéressant et déjà évoqué, elle importe le Cloververse dans notre réalité. En effet, en multipliant les insertions dans le réel grâce aux sites internets et aux réseaux sociaux elle nous permet de nous intégrer et d’interagir avec l’univers Cloverfield. Nous opérons un travail de recherche en envoyant un mail à l’adresse contact trouvée sur le site de l’entreprise Tagruato, en allant sur les réseaux sociaux des personnages ou en cherchant les mots de passe pour s’immiscer dans la vie privée des protagonistes. Les équipes marketing sont même allés plus loin en faisant déambuler un « Slusho!Truck[15] » au Comic Con de San Diego avant la sortie de The Cloverfield Paradox. Le camion délivrait des boissons Slusho ! et permettait aux clients de remplir un formulaire pour gagner une figurine Slusho. Les heureux élus recevaient la figurine avec un prospectus présentant « The Cloverfield Energy Initiative » prévu pour 2028, date de la mission de The Cloverfield Paradox. Encore une campagne promotionnelle bien ficelée[16] dans laquelle l’univers fictionnel s’intègre à notre monde et inversement en rendant, une fois de plus, la frontière poreuse. Une frontière perméable qui est parfaitement symbolisée par le bras de Mundy avalé et sectionné par le mur puis franchissant les dimensions sans aucun obstacle pour se retrouver de l’autre côté de la station agissant indépendamment du reste du corps[17].

 

Pour conclure

 

La saga Cloverfield projette des représentations complexes, rien n’est jamais simple dans ce qu’elle propose ou comment elle le propose. Elle entretient l’illusion d’une issue possible mais chaque lieu censé être hors de danger est finalement infecté par une menace humaine ou extra-terrestre. Non seulement la valeur des espaces se retrouve inversée, ils ne sont plus salvateurs, mais deviennent source du danger ou tout du moins un nouveau danger. L’image du cocon sécurisant et protecteur[18] se renverse une fois investi par « l’Autre ». Cette inversion du lieu clos est une idée qu’on retrouve par exemple dans un thriller comme Panic Room ou encore dans une fiction post-apocalyptique telle que The Walking Dead. Conjointement à l’isolement, on pense que la frontière entre les espaces une fois franchie nous mettra à l’abri du danger sur un territoire sain et sauf mais ce n’est qu’une illusion. En tant que spectateur nous savons que franchir la frontière et sortir de l’isolement n’est pas la fin des problèmes car le monstre est partout. Le monstre est d’autant plus omniprésent qu’il a plusieurs formes et investi plusieurs dimensions. Il faut alors s’adapter et appréhender l’espace, apprendre à se déplacer dans le cauchemar labyrinthique et franchir les dimensions spatiales et symboliques quand il ne s’agit pas de naviguer entre des mondes parallèles. C’est un univers plus complexe qu’il ne pourrait paraître de prime abord dans lequel l’univers fictionnel et science-fictionnel s’intègre à notre monde rendant la frontière poreuse. Ainsi, tout est possible comme le résume Julius Onah dans le bonus de The Cloverfield Paradox nommé « Things are not as they appear » :

 

The Cloverfield universe is about possibility. It’s about fact anything could possibly happen. And the joy of what the Cloverfield experience does is it does take you on a journey where literally anything could possibly happen. The most insane things that you could see could happen right in front of you.

 




[1] Symbolique du lieu à laquelle il nous a habitué dans la série LOST (2004-2010), notamment autour de l’île qui a soulevé les interrogations des spectateurs et autres fans : est-ce une « prison expérimentale », le Purgatoire ou encore une île se trouvant sur le dos d’une tortue et de ce fait, en perpétuel mouvement ?

[2] Lorène Trémerel, « Entre peur et horreur: "C’était une belle journée" ». Dans le cadre de Nom de code: Cloverfield. Journée d’étude organisée par Figura, le Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire. En ligne, 2 avril 2021. Document audio. En ligne sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain. <http://oic.uqam.ca/fr/communications/entre-peur-et-horreur-cetait-une-belle-journee>. Consulté le 9 avril 2021.

[3] Parmi de nombreux exemples nous pouvons en citer deux : Brooklyn Affairs (2019) d’Edward Norton qui évoque entre autres les enjeux politiques des ponts et, dans un tout autre genre, The Dark Knight Rises (2012) de Christopher Nolan dans lequel les habitants de Gotham sont enfermés car les ponts sont contrôlés.

[4] Photos du National Geographic qui font écho à certains plans du film tels que la scène de rue après l’écroulement du Woolworth Building ou encore l’appartement de Beth « éventré ». https://www.nationalgeographic.com/history/article/september-11-pictures....

[5] Hud commence à rappeler un fait divers effrayant et se fait rabrouer par ses compagnons « It’s maybe not the best topic for conversation down here ».

[6] On le rencontre assez régulièrement dans les fictions dans lesquelles il peut avoir un ressort dramatique (Parasite, 2019), paranoïaque (Six Feet Under, 2001-2005) ou encore comique (Malcolm in The Middle, 2000-2006).

[7] La demeure d’Astérion est une nouvelle issue de L’Aleph de Jorge Luis Borges.

[8] Stambler est aussi le nom de famille du Professeur Mark Stambler (Donal Logue) interrogé à la télévision dans The Cloverfield Paradox mettant en garde sur les dangers de la mission. Un compte Twitter lui avait été créé pour l’occasion et semblait confirmer la théorie de la confusion entre les dimensions.

[9] L’entreprise japonaise Slusho ! dans laquelle Rob travaille est aussi une filiale de Tagruato. Nous retrouvons le logo de l’entreprise Tagruato et d’une autre de ses filiales, Yoshida Medical Research, sur la station Cloverfield.

[10] Victor-Arthur Piégay, « Le Cloververse: la trilogie et au-delà ». Dans le cadre de Nom de code: Cloverfield. Journée d’étude organisée par Figura, le Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire. En ligne, 2 avril 2021. Document audio. En ligne sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain. <http://oic.uqam.ca/fr/communications/le-cloververse-la-trilogie-et-au-dela>. Consulté le 9 avril 2021.

[11] Sébastien Hubier, « Cloverfield. L'événement, est-ce possible? ». Dans le cadre de Nom de code: Cloverfield. Journée d’étude organisée par Figura, le Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire. En ligne, 2 avril 2021. Document audio. En ligne sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain.<http://oic.uqam.ca/fr/communications/cloverfield-levenement-est-ce-possible>. Consulté le 9 avril 2021.

[12] Interview à retrouver sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=i9FVepfR6og

[13] Dans le cas de Cloverfield, la dernière voix qu’on entend est celle du réalisateur, Matt Reeves, murmurant à la fin du générique « It’s still alive » à l’envers.

[14] À titre indicatif, la saison 1 comporte 8 épisodes sur 36 consacrés à la conquête de l’espace ou à l’alien.

[15] Le compte Twitter @SLUSHOTRUCK permettait de suivre ses déplacements après son passage au Comic-Con de San Diego en 2017. Après investigation des internautes, chaque arrêt du Slusho!Truck correspondrait à des villes étant des centres de productions énergétiques (gaz naturel, énergie hydraulique ou nucléaire), faisant le lien avec la situation de crise du dernier volet de la saga.

[16] Dans la même veine, pour le lancement de la série 13 Reasons Why (2017-2020), Netflix avait confié à des influenceurs internationaux « le » téléphone du personnage principal et permettait aux internautes d’en voir le contenu.

[17] On peut supposer que le bras qui apparaît soit celui du Mundy de l’autre dimension ayant connaissance de la position du gyroscope.

[18] On peut renvoyer à l’affiche de The Cloverfield Paradox dans lequel le personnage semble être dans un cocon.