Arkham City ou rien

Arkham City ou rien

Soumis par Sébastien S. Dubé le 13/04/2015

 

Nous vivons de l’ombre d’une ombre. De quoi vivra-t-on après nous? (Ernest Renan)

L’automne tombe. Tout tombe. Surtout la lumière. Le soir, très tôt, les ombres dominent les rues brumeuses de la ville, tandis que la lumière du jour se fait de plus en plus brève, mais toujours plus puissante. Et une chance pour nous, Batman fait seulement partie de notre mythologie populaire et non de notre quotidien. Laissons les forces métaphysiques –la lumière représentant l’infiniment bon et l’ombre représentant l’infiniment mal– se livrer une éternelle lutte. Ne tentons pas de déroger à ce cycle, car celui qui regarde trop longtemps l’abîme finit par se faire regarder par l’abîme, n’est-ce pas là une leçon nietzschéenne? Et c’est précisément dans une chute libre en enfer, une catabase1 sans lumière, qu’est engagé le détective masqué. C’est à tout le moins ce que le dernier jeu vidéo du Chevalier noir, Arkham City, sorti à l’automne 2011, met en scène. Écrit et réalisé par Sefton Hill, ce jeu a été décoré de nombreuses nominations.

Mais pourquoi donc autant d’intérêt autour d’un millionnaire qui se prend pour une chauve-souris? C’est ce que je vais ici tenter de comprendre en analysant le jeu sous deux angles, à savoir l’esthétique du genre noir d’abord, puis plus philosophiquement, sous la loupe du nihilisme existentiel. Notez bien que je n’ai pas l’ambition de dévoiler une face cachée de Batman, mais plutôt de montrer que le médium du jeu vidéo, sujet d’analyse encore faiblement exploité, peut très bien encaisser cette complexe figure mythique.

Le contexte2 du jeu est assez simple; les murs de la prison d’Arkham s’effondrent et l’ensemble des criminels et «supervilains» prend d’assaut le quartier de Gotham. Dès lors, les règles changent: malgré le chaos, tous veulent se venger de leur bourreau, le Chevalier noir.

En fait, il s’agit d’une suite du jeu Arkham Asylum sorti en 2009. Ce dernier s’inspire de la célèbre bande dessinée Arkham Asylum: A Serious House on Serious Earth, parue en 1989, écrite par Grant Morrison et peinte par Dave McKean. Le scénario met en scène une «visite» de Batman à l’asile d’Arkham devenu incontrôlable, les prisonniers/internés se promenant librement. Très rapidement, la tâche se complexifie: la quête pour rétablir l’ordre et la justice se transforme en véritable cauchemar illustré, où l’illusion et la folie remplacent les ennemis archétypaux. Batman livre ainsi un double combat: psychologique et physique.

Cette idée de la folie est plus ou moins présente dans le jeu vidéo, le type d’action-aventure mélangé au genre de l’infiltration (enquête) à la troisième personne –autrement dit avec un angle de vue caméra épaule–, se prête davantage à une esthétisation des combats et donc plutôt à une représentation physique de la lutte psychologique.

Après le chaos intérieur s’ensuit le chaos extérieur. Même si les immenses murs de la ville d’Arkham empêchent les antagonistes d’accaparer la totalité de Gotham, il n’en reste pas moins qu’Arkham City devient une gigantesque arène où circulent librement les esprits les plus tordus. Et il semble n’y avoir qu’un seul gladiateur, tout aussi assoiffé de sang, prêt à mettre son poing sur la figure de quiconque obstruera son chemin: Batman.

 

Les codes du noir

D’emblée, je tiens à souligner que ce jeu est une véritable mine de récupération. Un nombre incalculable d’objets et de sujets provenant de l’ensemble des 74 ans de carrière de Batman s’y retrouvent. D’une minuscule affiche de Harvey Dent issue d’une couverture d’un ancien comic jusqu’au test de grossesse positif échappé dans un coin par Harley Quinn, l’acolyte du Joker; l’espace virtuel est truffé d’intertextes qui renvoient à l’ensemble de la bat-univers. Et étant donné la subtilité de ces intertextes, le déploiement de l’intrigue narrative ainsi que l’ensemble des constituants esthétiques, je ne crains pas d’avancer ici que l’équipe derrière Arkham City connaît Batman de fond en comble.

Mais avant de contempler l’abîme trop longtemps, amorçons cette catabase afin de mettre un peu de lumière sur cette obscure introduction.

Le scénario principal se construit selon les codes du noir, c’est-à-dire qu’une première énigme non résolue s’imbrique dans une deuxième, puis une troisième et ainsi de suite, jusqu’à la perte totale de repères dans le récit. En fait, très rapidement dans le jeu, nous ne savons plus sur quoi nous enquêtons. Nous poursuivons à tâtons, flânant d’une énigme à une autre, nous engouffrant dans cette spirale infernale propre au déterminisme des hardboiled:

The early hard-boiled detective novel is not far removed in time from late-nineteenth century social Darwinist tought. However, Freud, Jung, and literary Modernism interpose ideas between either a strictly biological or a mythical determinism such as fate and open up avenues of understanding that employ environment, heredity, and that unique quality that individualizes each human. If one thus states that violence is an expression of some people’s personalities, the potential for either social destabilization or social harmony arises in dramatic form. Any person could be violent or not at any time; living with outside influences, one nonetheless remains a creative force for good or evil. [L. D. Moore, p. 55]

Comme Lewis D. Moore l’affirme, les harboiled mettent souvent en scène une société où le faux emprunte le visage du vrai et réciproquement. Une société où l’individu à l’apparence pacifique peut se révéler un être vicieux et sans pitié, moyennant, dans la plupart des cas, quelques dollars. Dans cet univers, ce n’est pas seulement l’information qui est achetable, mais carrément les individus qui les conservent jalousement. Nul besoin d’aller plus loin pour comprendre l’analogie avec la bat-univers. En fait, en plus des éléments d’intrigue typiques du genre noir (enquête, corruption, mensonge, quête de liberté, etc.) les personnages d’Arkham City sont aussi enclins à changer leur fusil d’épaule. C’est-à-dire qu’ils peuvent, dans l’optique de parvenir à leur fin, s’allier temporairement avec l’ennemi. Ainsi, Batman fait nombre d’alliances compromettantes qui l’associent de façon récurrente au mal. J’y reviendrai.

Les codes du noir, et plus précisément du film noir, sont également présents dans l’esthétique de la ville. Une esthétique qui emprunte beaucoup à l’expressionnisme qui se définit au cinéma par quelques caractéristiques majeures dont le jeu typé –et souvent exagéré– des acteurs, les angles de caméra dits impossibles, les ciselures de l’image et les jeux incommensurables d’ombre et de lumière. Cette esthétique puise ses sources à même le gothique. Un gothique déjà présent dans le titre, Arkham City, une ville imaginée et élaborée par H. P. Lovecraft dans les années 1920. Située dans le Massachusetts (États-Unis), la ville abrite notamment un sanatorium qui a inspiré l’asile de l’univers de Batman.

Ce gothique omniprésent dans le jeu se mélange aux codes du steampunk. Les longs édifices, entre l’acier et le plâtre, aux angles obtus et aux innombrables détails, côtoient une machinerie rétro-technologique. Et tout cela est encadré par les «limites» de la science-fiction avec l’hyper-technologie propre à Batman. La ville dans ce jeu forme ainsi un tout. C’est-à-dire que le récit ne pourrait se déployer de la même façon si le joueur n’avait pas la possibilité de flâner «librement» entre les ruelles et les toits (sans pour autant avoir le temps de les explorer).

Voilà ce que le jeu se réapproprie afin de desservir son labyrinthe énigmatique dans lequel le protagoniste s’enfonce au même rythme que le joueur/spectateur.

 

L’intrigue existentielle

L’histoire s’ouvre sur le mystérieux Protocol 10, mis en place par le docteur Hugo Strange, et qui vise la destruction de Gotham. Or le Joker, atteint d’une grave maladie, parvient à détourner l’attention de Batman de sa cible en lui injectant la même maladie. Ce dernier ne possède alors que très peu de temps pour trouver le remède. Vous devinez que cela n’est pas aussi facile et que moult péripéties s’ensuivent.

Dès lors, le Joker pose le dilemme existentiel initial: qui sauver, Gotham ou Batman? Et plus le temps presse pour Gotham, plus le temps manque pour trouver l’antidote. Cette question du choix ne relève pas seulement du scénario, mais le joueur est également contraint de faire des choix. C’est-à-dire que plus nous parcourons la ville à la recherche du remède, plus nous croisons des victimes en détresse et moins nous pouvons les sauver.

Si nous prenons comme devise la célèbre phrase sartrienne qui veut que l’existence précède l’essence, et donc que la valeur d’un être se définisse par ses choix et ses actes, nous avons un sacré problème de superhéros! Car quelles sont les valeurs existentielles d’une figure héroïque qui tente d’abord de se préserver? Est-ce que le mot «héros» peut toujours s’appliquer?

Hugo Strange le dit d’emblée à Wayne, le mal qu’abrite Arkham n’est pas né de lui-même, il est né précisément parce que Batman existe. C’est l’éternelle lutte métaphysique qui s’étend ainsi jusqu’aux portes de Gotham. Ce concept, typique de l’univers de Batman, prend racine dans The Long Halloween (1996-1997), une série composée de treize comics écrite par Jeph Loeb et dessinée par Tim Sale.

 

La fragmentation identitaire

L’ouverture du jeu sur cette mise en place de l’abîme place aussitôt l’intrigue sous la figure du paradoxe. Le générique débute sur les hurlements de douleur –que l’on devine être ceux de Bruce Wayne–, suivis par un fondu enchaîné blanc duquel apparaît le Dr Strange. Dans un montage en parallèle, nous sommes ensuite projetés dans un passé en flash-back dans lequel, à travers une caméra épaule, un groupe de journalistes affamé d’informations attend un communiqué. Et déjà, nous sommes conviés à un simulacre. À peine la conférence entamée, la désinformation s’opère. Bruce Wayne fait un discours très politisé pour placer Arkham City en sécurité maximale. L’ambiance est chaotique et la masse de journalistes masque le protagoniste que nous voyons alors mieux sur deux gigantesques écrans surélevés. Deux images/reflets qui reviennent quelques secondes plus tard, après l’arrestation de Wayne, dans le reflet des lunettes du Dr Strange. Ce dédoublement, à l’instar de celui de Néo dans The Matrix, annonce déjà le morcellement identitaire. Le héros ne fait pas unité, il est divisé. Il s’agit en quelque sorte de l’identité fragmentaire et clivée dont parle Jean Baudrillard. Mais comme je n’ai pas envie de répéter la répétition, laissons Baudrillard aux simulacres et trouvons un chemin plus approprié à un millionnaire en collants noirs.

Carl Gustav Jung dans la Dialectique du moi et de l’inconscient introduit le terme d’individuation. Il s’agit d’un processus identitaire par lequel:

un être devient un in-dividu psychologique, c’est-à-dire une unité autonome et indivisible, une totalité […] L’individuation n’a d’autre but que de libérer le Soi, d’une part des fausses enveloppes de la persona [masque social], et d’autre part de la force suggestive des images inconscientes. [C. G. Jung, p. 117-118]

Jung ajoute plus tard dans son autobiographie, Ma vie: Souvenirs, rêves et pensées, que «la chose la plus terrifiante c’est de s’accepter soi-même» et qu’enfin, «on ne peut voir la lumière sans l’ombre, on ne peut percevoir le silence sans le bruit, on ne peut atteindre la sagesse sans la folie». Comme Wayne n’est qu’un humain et qu’il ne possède aucun pouvoir mis à part une technologie avancée et une volonté inouïe, on peut rapidement conclure que sa crise identitaire ne fait pas tant l’objet d’une quête transcendantale que d’un parcours psychologique plus réaliste, propre à l’existentialisme du genre noir et dont les théories jungiennes témoignent.

Poursuivons l’exemple, le générique s’achève et nous voyons Wayne ligoté à une chaise. Nous contrôlons, remuons le personnage, mais ne pouvons rien faire. La caméra est subjective. Nous comprenons alors que nous sommes Wayne. Et face à nous, il y a un miroir. Nous voyons ainsi le reflet de notre personnage, impuissant. Pendant ce temps, Strange poursuit un discours diffusé à travers deux autres écrans. Il explique qu’Arkham City va bientôt se réveiller, déversant le fléau anarchique tant attendu. Et que tout cela est possible grâce à Batman. Sans lui, il n’y aurait pas Joker. Ni Double-Face, ni Mr. Freeze, ni Catwoman, ni Pingouin, ni Riddler, etc.

La particularité de cette ouverture réside dans le fait que Batman ne peut pas sauver Bruce Wayne. Et Bruce Wayne sans son costume est une identité vide, morcelée. Dans ce jeu, il parvient à peine à être une image publique. La richesse et la célébrité –hégémonie du rêve américain– ne parviennent plus à convaincre quiconque et le seul argument qui lui reste est le coup de poing. Wayne est donc l’ombre de Batman et Batman est l’ombre de Wayne. Cependant, cette question de l’identité fragmentée demeure, jusqu’à présent, la même pour la majorité des superhéros (Peter Parker alias Spider-Man, Clark Kent alias Superman, etc.). Là où Batman se singularise et où cela se complexifie, c’est que si les superhéros représentent, en quelque sorte, la force absolue du Bien et qu’ils combattent –comme le souligne Umberto Eco dans De Superman au surhomme–, une entité tout aussi supérieure, la figure de Batman est ici vouée à un nihilisme qui abolit l’idée même de la dichotomie métaphysique.

Ainsi, Batman est une identité fragmentée emplie d’ombre et de violence. Il doit faire des choix afin de se construire. Tout comme Spider-Man. La différence c’est que l’araignée en collants a des superpouvoirs, comme l’ensemble des super-machins. Et puisqu’il y a pouvoir, il y a représentation d’une puissance au-dessus de la nature. C’est ce que nous nommons la métaphysique. À l’inverse, Batman n’a aucun pouvoir surnaturel. Et c’est là le problème, parce qu’il déroge à l’équilibre métaphysique du Bien et du Mal sans pour autant en être une incarnation ni une représentation.

L’une des plus célèbres phrases de Nietzsche –«Dieu est mort»– prend alors tout son sens. Si Dieu est mort, c’est que Dieu était. Et si Dieu était, c’est qu’il était un sujet. Selon Nietzsche,

Dieu, est la dénomination de l’être dans la philosophie occidentale et il cautionne un idéalisme métaphysique pour lequel l’être désigne une réalité intelligible, identifiée au Bien absolu et située au-delà du monde sensible. [F. Nietzsche, p. 1258]

Autrement dit, Dieu était la projection d’un ultime représentant du Bien. Et ce représentant pouvait être, tant et aussi longtemps que la dichotomie métaphysique se maintenait, c’est-à-dire que ce Bien absolu était opposé à un Mal absolu.

Le nihilisme est l’effondrement de cette lutte. C’est un néant existentiel qui le remplace. Et dans ce néant il existe deux possibilités (que Heidegger élabore davantage), de poursuivre la destruction en contemplant les idéaux sombrer (ce que nous nommons le nihilisme passif), ou de construire un certain idéal basé sur des valeurs autocentrées.

Cependant, il ne suffit pas d’avoir l’audace de renier le mensonge métaphysique, il faut accumuler la force apte à bâtir un nouveau monde, œuvre de la volonté de puissance ascendante, et cela n’est concevable que si la décadence, qui apporte avec elle l’esprit (Geist), le sens du négatif et de l’intériorité, se conjugue avec les types de volontés de puissance préservés de la contamination nihiliste, pour produire «l’esprit libre», tel que le souhaite Nietzsche, c’est-à-dire unissant «à la supériorité intellectuelle la santé et la surabondance des énergies» (XVI, 307) ou selon une splendide formule, «un César romain qui aurait l’âme du Christ» (XVI, 353). [J. Granier, p. 1259]

Dans Arkham City, l’effondrement des lois métaphysiques est imminent. Batman est cet être nihiliste qui se construit à travers une morale, non pas issue d’une doctrine du Bien absolu, mais du choix. Ses choix sont souvent issus d’une morale excessivement violente. D’ailleurs, l’esthétique de la violence est à un point tel présente qu’à un moment clef du scénario principal, Mr. Freeze demande au Chevalier noir pourquoi il n’utilise jamais d’arme à feu pour éliminer rapidement ses ennemis. La réponse de Batman est qu’il aime nettoyer les rues de Gotham au corps à corps. Mr. Freeze prétend alors que la vérité est qu’il n’est pas capable de ne pas se battre. Et Batman de répondre que c’est la seule façon de faire avancer les choses.

Dans un même ordre d’idées, le joueur constate que la ville regorge de points d’interrogation. Chaque point d’interrogation, créé par Riddler, correspond à une question et une sous-enquête associée. Constamment, Batman doit faire des choix. Souvent, la résolution d’une énigme passe par la destruction. Et parce que la Providence le veut ainsi, revenons à Baudrillard au sujet du nihilisme:

Lorsque l’espoir d’équilibrer le bien et le mal, le vrai et le faux, voire de confronter quelques valeurs du même ordre, lorsque l’espoir plus général d’un rapport de force et d’un enjeu s’est évanoui. Partout, toujours, le système est trop fort: hégémonique. Contre cette hégémonie du système [pratiquement rien] ne résout l’impérieuse nécessité de faire échec au système en pleine lumière. Ceci, seul le terrorisme le fait. Il est le trait de réversion qui efface le reste comme un seul sourire ironique efface tout un discours, comme un seul éclair de dénégation chez l’esclave efface toute la puissance et la jouissance du maître. [J. Baudrillard, p. 233]

Difficile de ne pas parler ici du Joker. Il est le double inversé et absolu de Batman, maintenant l’équilibre de la déchéance, permettant cet éternel retour au néant. «Un seul sourire ironique efface tout un discours» nous dit Baudrillard, c’est exactement le rôle du Joker, faire disparaître cette construction, remettre les pendules à zéro et permettre à Batman de rendre éternelle sa propre lutte.

Dans un jeu de cartes, il y a toujours deux jokers. Dans Arkham City, le second est sans conteste Batman. Il est cette identité à la fois fragmentée et multiple qui erre d’ombre en ombre, en quête d’absolu. Un absolu impossible, car métaphysique. Et il est réduit à n’être qu’humain. Même l’immortalité ne l’intéresse pas tant (à un moment, il en refuse la possibilité), c’est plutôt cette constante lutte qui l’anime. D’ailleurs à la fin du jeu, il tente de sauver le Joker, mais par accident, la flasque contenant l’antidote se brise. Le Joker meurt. Et au lieu de prendre le corps de son amante décédée, Talia al Ghul, il prend le Joker dans ses bras, l’emmène à l’extérieur d’Arkham City, le dépose sur une voiture de police et avance vers la caméra jusqu’à obscurcir l’écran entier. Il suffit d’à peine quelques secondes à sillonner les fandom3 pour se rendre compte que cette fin soulève, pour beaucoup, l’insatisfaction. Pourquoi avoir choisi le Joker?

 

Gargouille ou chauve-souris?

Les gargouilles qui peuplent Arkham City représentent une synthèse entre l’esthétique du noir et le nihilisme existentiel. Tout au long du jeu, nous sommes constamment appelés à en faire usage, pour nous cacher comme pour nous déplacer. En outre, l’affiche officielle du jeu vidéo met en évidence Batman, le poing ensanglanté, perché sur une gargouille.

Il est intéressant de constater qu’historiquement et que mythologiquement, les gargouilles sont des créatures à l’aspect maléfique qui servent à chasser le Mal qui oserait s’approcher des bâtisses religieuses sur lesquelles elles sont disposées. La gargouille était déjà présente chez Bob Kane, mais est davantage exploitée chez Frank Miller. Dans Arkham City, j’oserais même associer Batman à celles-ci, comme symbole complémentaire à la chauve-souris.

Dans un monde où le balancier des forces métaphysiques est stable, les gargouilles, représentant d’un mal, peuvent orner l’extérieur des bâtisses, car le Bien absolu règne à l’intérieur de celles-ci. Mais dans un néant nihiliste, l’intérieur des églises est la cache de la plupart des esprits fourbes, particulièrement dans Arkham City. Batman est donc cet être caractérisé par le Mal qui combat le Mal; c’est le Chevalier noir. Ce qui justifie la richesse et la complexité de la bat-univers. En d’autres termes, pour remettre de l’ordre, injecter du Bien, on peut conclure qu’il suffirait d’extraire Batman de son propre univers. Ses ennemis en mourront.

Volonté des créateurs ou non? Quoi qu’il en soit, ce jeu vidéo soutient le caractère héroïque singulier de Batman, à savoir qu’il n’est pas surhumain, mais bien un surhomme au sens nietzschéen du terme.

Et voilà à quoi le jeu vidéo peut et doit se livrer: l’exploration de dynamiques complexes rendues possibles par l’exploitation d’un univers original, immersif et dont les limites du temps sont celles de la capacité de réception du joueur.

 

Bibliographie

BAUDRILLARD, Jean. Simulacres et Simulation, Paris, Galilée, coll. «Débats», 1981, 233 p.

CHEVALIER, Jean et GHEERBRANT, Alain. Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins»,  1982, 1061 p.

GRANIER, Jean. «Nihilisme» dans Dictionnaire de la philosophie, Paris, Albin Michel, coll. «Encyclopédie Universalis», 2000, 2042 p.

JUNG, Carl Gustav. Dialectique du moi et de l’inconscient, Paris, Gallimard, coll. «Folio essais», 1986, 287 p.

_______________. Ma vie: Souvenirs, rêves et pensées, Paris, Gallimard, coll. «Témoins», 1967, 540 p.

MOORE, D. Lewis. Cracking the Hard-Boiled Detective: A Critical History from the 1920s to the Present, Jefferson, McFarland, 2006, 298 p.
 
NIETZSCHE, Friedrich. Nietzsche contre Wagner: Pièces au dossier d’une psychologue dans Œuvres I, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 2009, 1750 p.

 

  • 1. La catabase est, dans l’épopée grecque, la descente volontaire (même si souvent initiatique) du héros dans le monde souterrain, soit les Enfers. L’anabase, à l’inverse, correspond à l’élévation spirituelle ou symbolique du héros.
  • 2. Je parle ici de contexte, car ce jeu vidéo ne se construit pas selon les règles syntagmatiques de la lecture fictionnelle, c’est-à-dire que l’histoire ne débute pas nécessairement à la première page pour se terminer à la dernière; nous pouvons explorer la ville et suivre, quand bon nous semble, le scénario principal auquel se greffe de multiples sous-enquêtes.
  • 3. Les fandom sont des regroupements de fans sur un sujet, thème ou idole spécifique.