«La plage»: revisiter l'île mystérieuse

«La plage»: revisiter l'île mystérieuse

Soumis par Stéphanie Faucher le 14/06/2016

«L’aventure introduit dans la lecture, donc dans la vie, la part du rêve, parce que le possible s’y distingue mal de l’impossible; elle exalte l’instant aux dépens de l’ennuyeuse continuité de la durée; elle joue la vie ou la mort tout de suite, pour échapper à la mort qui nous attend au loin.» (206). Cette citation du livre de Jean-Yves Tadié, Le roman d’aventures, sous-entend que l’aventure est multiple et peut donc varier selon les pays, les sociétés et les générations. La Plage d’Alex Garland est le parfait exemple. En effet, le roman paru en 1996 est une reconstruction de l’aventure dans un monde contemporain. Le travail vise à démontrer en quoi ce roman réutilise les vieux topos du roman d’aventures classique tout en reconstruisant le genre dans un contexte actuel. 

Richard, jeune voyageur en quête de nouvelles expériences réside dans une «guesthouse» miteuse en Thaïlande où il fait la connaissance de Daffy. Celui-ci lui parle de l’existence d’une plage paradisiaque et d’une île secrète. Le lendemain, Richard découvre une carte de l’île et le cadavre de Daffy. Il décide avec deux voyageurs français rencontrés plus tôt, Etienne et Françoise, de partir à la recherche de cette île mystérieuse. Le livre commence ainsi par un voyage mouvementé. La plage représente une chose mythique, inaccessible et toujours s’éloignant, ce qui transforme le voyage du début en quête (Denis, en ligne). L’emphase est mise sur la pureté de ce lieu inexploité:

Imaginez un lagon, caché de la mer et des bateaux qui passent, par un haut rempart de rochers en demi-cercles. Puis, imaginez du sable blanc et des jardins de coraux que ni la pêche à la dynamite, ni les filets de chalutage n’ont jamais touchés. […] Le paradis murmura Sammy. (Garland, 74)

L’île inconnue est donc l’objectif de Richard, Françoise et Etienne. Cette quête du  paradis terrestre évoque encore une fois un topos classique du roman d’aventures.

La Thaïlande est le lieu de départ, et l’aventure se trouve au-delà de ce qui est facilement accessible. C’est la mer qui sépare les voyageurs de leur but ultime.  Elle symbolise (ce qu’elle a toujours été) la vraie reine du roman d’aventures, lieu de tous les possibles, avec ses tempêtes, ses abîmes (Denis, en ligne), et son instabilité constante.

D’autre part, La Plage réexploite ce vieux topos de la carte, caractéristique du genre.

Pas de roman d’aventures sans carte […], la carte où s’inscrit un espace encore partiellement inexploré, est le signe matériel du monde imaginaire, et donne une réalité concrète à la géographie mythique […], enfin la carte retrace l’événement antérieur qui est à l’origine de l’aventure: l’aventure, nous le savons, n’est jamais un départ absolu, elle vérifie un événement primitif […]. (Idem)

La carte devient la marque du voyage original et c’est alors que le récit peut réellement commencer. Elle fait un lien entre le futur et le passé et questionne le lecteur: «Qui est l’homme à l’origine de cette carte, où mène-t-elle, pourquoi lui a-t-il donné?»  Grâce à cette carte, le voyage prend soudainement un sens et les voyageurs ne sont plus seulement des backpackers, mais deviennent des aventuriers chargés d’une mission, celle d’atteindre un lieu idyllique. 

Ensuite, si La Plage est un roman d’aventures, c’est aussi une réflexion sur la notion même de l’aventure à notre époque. Le voyage dans le roman d’aventures traditionnel a souvent lieu dans des espaces immenses, dangereux, inconnus, des endroits où toutes les aventures sont possibles (idem). Comme le dit Tadié,

[…] le lieu exotique a toujours été, pour le lecteur, une des marques du récit d’aventures: dans l’épopée, l’aventure a lieu loin de la terre natale, à Troie, ou dans les îles mystérieuses de la Méditerranée; de même dans les romans grecs: Théagène et Chariclée font naufrage en Égypte. (Tadié, op. cit., 152)

La Plage se situe en Thaïlande. Dans le contexte actuel, ce lieu est un véritable paradoxe puisqu’il représente à la fois l’exotisme du roman d’aventures classique, mais il est aussi le regroupement par excellence des backpackers occidentaux en orient.

Par exemple, dans le film de Danny Boyle, une des premières scènes est celle d’un Thaïlandais qui demande à Richard (Leonardo Di Caprio) de gouter à du sang de serpent. Il commence par refuser puis, acceptera finalement quand le vendeur l’insulte en lui disant que les américains sont tous pareils. Pour ce voyageur c’est l’insulte ultime puisque son but est justement de vivre autre chose que tous ces Américains touristes. Il finit donc par accepter. Cette scène est très évocatrice. Elle démontre que si la Thaïlande est un lieu qui reste tout de même exotique, elle est aujourd’hui un  regroupement d’Occidentaux. La scène démontre très explicitement que si Richard accepte de boire le sang de serpent, c’est uniquement pour vivre des expériences uniques: il goute véritablement à l’exotisme du pays. Et d’une certaine façon, il se rapproche de l’aventure…

La Thaïlande illustre l’idée qu’il est de plus en plus difficile de parcourir ces lieux inexplorés qui caractérisaient le roman d’aventures du XIXe siècle selon Venayre. Comme il l’explique, dès 1850, Gabriel Ferry puis Jules Verne donnent au genre ses lettres de noblesse et accordent à l’éloignement toute sa valeur: «il se dessine un ailleurs rêvé qui s’immisce dans le blanc de la carte, un espace vierge et sauvage qui échappe pareillement aux lois et à la connaissance et qui s’offre en quelque sorte à la supériorité de l’homme blanc.» (Ambroise, en ligne)

Ainsi, dans un monde où tout est de plus en plus accessible, on voit que le voyageur cherche à se distancier du touriste, puisque pour lui, il est autre chose.

Comme le dit Tadié: 

Cette présence universelle du roman d’aventures a sa raison dans la philosophie de l’aventure. «En quoi l’aventure est-elle donc caractéristique de notre modernité? Les évasions de l’aventure nous servent à pathétiser, à dramatiser, à passionner une existence trop bien réglée pour les fatalités économiques et sociales.» (Tadié, op. cit., 206)

C’est exactement ce que recherche le backpacker aujourd’hui. Il est avide de situations de plus en plus extrêmes et uniques qui lui permettront de sortir de son quotidien bien calculé et programmé. Cette scène l’illustre parfaitement:

Etienne a souri:

« Du rafting, du trekking. Je veux faire quelque chose d’original. Et on se retrouve tous à faire la même chose. Il n’y a pas de… je ne sais pas…

- D’aventure.

- Oui, c’est sans doute pour ça qu’on vient ici.» Il montrait du doigt Khao San Road, par delà le commissariat. «On vient ici pour l’aventure, et, à la place, on trouve ça.

- Décevant.

- Oui. (Garland, op. cit.)

Le routard incarnerait, selon les termes de Venayre, l’aventurier moderne, celui qui aime l’aventure pour elle-même. Sylvain Venayre met en relief le changement de la figure de l’aventurier et analyse le rapport entre poésie moderne et l’avènement de la mystique de l’aventure (Ambroise, op. cit.). Pour lui, la nouvelle figure de l’aventurier moderne est Rimbaud, mythe dont on ne retient que l’éternel vagabond (idem). Le nouvel aventurier n’est ni un reporter, ni un chercheur d’or, ni un colon, ni un prêtre, ni un soldat, ni un géographe, ni un guerrier. En d’autres mots, il n’est pas un héros. L’aventure moderne est donc caractérisée par le refus d’une activité sérieuse. Elle est comme la poésie, porteuse de valeurs suprêmes: «l’accomplissement de soi dans lequel la question de la mort, l’individualisme, la solitude, deviennent des points de fixation capitaux.» (Idem) Les aventuriers sont des marginaux isolés et ne sont plus de soldats de guerres, dit-il. Comme la langue rimbaldienne, l’aventure n’est plus au service d’idéaux, mais elle se prend elle-même pour idéal (Bouloc, en ligne), c’est «l’aventure pour l’aventure», au même titre que «l’art pour l’art.» Avant, l’aventurier quittait son environnement familier avec un but précis à atteindre, tandis que maintenant, il «part pour partir» et réponde à un appel (idem). L’aventure est un but en soi, et c’est exactement ce que recherche le  routard de notre époque.

L’aventurier moderne est donc l’antithèse du touriste. Pourtant, il ne sait pas exactement comment exprimer la différence. En parlant de cette plage lointaine, Richard dit:

J’ai voulu dire «Un lieu de vacances?» mais le mot est resté coincé dans ma gorge. Il me semblait si trivial. J’avais des sentiments ambigus sur la différence entre touristes et routards. Le problème, c’est que plus je voyageais et moins je voyais la différence. Mais il y avait une différence à laquelle je m’accrochais encore: les touristes partent en vacances, mais les routards font autre chose. Ils voyagent. (Garland, 124)

Si la différence est si dure à exprimer, serait-ce peut-être parce que les touristes sont partout? Si tout le monde recherche l’aventure, comment vivre une aventure unique?

À notre époque, il y a de moins en mois de ces «mondes» lointains à découvrir. Pour arriver à retrouver l’authenticité d’endroits vierges,  le backpacker doit sortir des sentiers tracés et doit quitter les lieux touristiques. Le livre aborde donc directement la question du tourisme et de la course effrénée à travers le monde de plusieurs Occidentaux à la recherche des sites paradisiaques les plus exotiques. Aujourd’hui, l’industrie du tourisme est omniprésente et le routard cherche à s’en éloigner. Le problème, c’est que tout le monde veut le faire. Fuyant la masse, ces nouveaux pèlerins prennent des chemins différents, s’échangent des informations, prennent de la drogue, et cela, toujours dans un but d’évasion. Cette une fuite vers l’ailleurs pour vivre des expériences hors du commun.

Aujourd’hui, c’est au-delà des frontières légales ou des limites accessibles  que le voyageur moderne peut vivre la vraie aventure. Ainsi, Garland base son roman dans un lieu inconnu, mais surtout, qui cherche à le rester. Puisque l’exotisme pur est de plus en plus difficile à retrouver, les voyageurs se chargent eux-mêmes de conserver son exclusivité. Le voyageur moderne qui ne peut plus réellement partir à l’aventure «de mondes perdus»  produit lui-même des blancs sur la mappemonde et se créer son monde à lui. Le roman met l’emphase sur ce désir profond que le mystère reste intact. En effet, à force de vouloir contrôler pour protéger la plage, ses habitants deviennent paranoïaques. Les sorties à l’extérieur sont interdites sauf pour la nourriture et les produits de première nécessité. Le culte du secret est permanent et les accès à l’île sont contrôlés 24 heures sur 24 pour empêcher la venue de nouveaux routards. Ce désir est absolument prédominant:

Je regardais l’organisation sophistiquée de Sal et me demandai ce qu’elle dirait si je lui expliquais que notre répit avec les visiteurs était on ne peut plus temporaire; que tous nos efforts pour protéger la plage ne servaient à rien. Je me demandais si cette nouvelle l’effraierait autant qu’elle m’effrayait. 

Bref, si l’homme est avide d’aventure indépendamment des époques, elle doit changer de cadre puisque le monde est en perpétuel changement. Comme le dit si bien Tadié, «Une structure vieille comme la littérature et jeune comme notre espoir supporte la décoration nouvelle que chaque pays, chaque société, chaque génération lui impose.» (207) La Plage de Garland nous prouve que le désir de l’aventure est aujourd’hui toujours bien présent. Si plusieurs topos de l’aventure classique restent les mêmes (la découverte du monde, la carte, les blancs sur la mappemonde, l’île perdue, la mer, etc.), sa manifestation prend une tout autre allure. Le roman d’Alex Garland pose un regard contemporain sur ce vieux genre. Au moment où le monde conquis par l’homme ne laisse plus de taches blanches sur l’immensité des cartes (Denis, op. cit.), il se questionne sur ce qu’est devenue l’aventure aujourd’hui. Il réussit, sans avoir recours au roman policier, au roman de science-fiction ou au roman d’espionnage, d’ancrer l’aventure dans un monde contemporain et réaliste. En d’autres mots, Garland a réussi à reconstruire un genre qui semble parfois un brin désuet.

 

Bibliographie

AMBROISE, Anne-Claude, «Sylvain Venayre, La gloire de l’aventure», http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=RHIS_052_0383&DocId=109710&Index=%2Fcairn2Idx%2Fcairn&TypeID=226&HitCount=15&hits=a085+a084+a083+a082+a081+9c01+9c00+9bff+9bfe+9bfd+9bdc+9bdb+9bda+9bd9+9bd8+0&fileext=html#hit1, consulté le 29 octobre 2011

BOULOC, «Sylvain Venayre, La gloire de l’aventure.», http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=GEN_052_0152&DocId=59857&Index=%2Fcairn2Idx%2Fcairn&TypeID=226&HitCount=10&hits=1006+1005+1004+1003+1002+c69+c68+c67+c66+c65+0&fileext=html#hit1, consulté le 29 octobre 2011.

DENIS, Ariel, «Le roman d’aventures», http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/roman-d-aventures/, consulté le 29 octobre 2011

GARLAND, Alex, «La plage», Hachette Littérature, Londres, 1996, 546p.

TADIÉ, Jean-Yves, «Le roman d’aventures», Quadrige/ Presses universitaires de France, Paris, 1982, 219p.