«Bram Stoker’s Dracula» et «Psycho», ou comment vivre le monstre à l’écran

«Bram Stoker’s Dracula» et «Psycho», ou comment vivre le monstre à l’écran

Soumis par Camélia Paquette le 21/06/2016

 

L’adaptation cinématographique est une transposition consistant à prendre un livre et, à l’aide de diverses transformations dues au nouveau média qu’est le film, à faire de l’œuvre de base un tout autre objet. Bram Stoker’s Dracula de Francis Ford Coppola et Psycho d’Alfred Hitchcock sont deux adaptations cinématographiques des romans Dracula de Bram Stoker et Psycho de Robert Bloch. Ces œuvres illustrent la figure du monstre: pour le premier, le monstre moderne fantastique qu’est le vampire et pour le second, le monstre contemporain réaliste qu’est le tueur en série. Plusieurs points de leurs adaptations se recoupent tandis que d’autres les éloignent l’une de l’autre, montrant ainsi les différentes manières d’illustrer un même thème. Le type de narration similaire sert à la construction du monstre dans le récit de même que le mobile du mal et la perte sont deux facteurs conduisant à sa création même. Les transformations de celui-ci au fil du récit, l’érotisme et le travail de l’espace conduisent à sa représentation dans l’histoire. Finalement, la possibilité, ou non, d’une rédemption clôt les œuvres.

Le monstre est cette créature qui naît de la perception de soi et de l’autre, de ce qui est jugé inacceptable d’après les normes sociales (Manuel, 2009). Il se situe entre l’humain et l’inhumain, entre le connu et l’inconnu: de là, il en devient monstrueux, puisqu’il ne cadre dans aucune catégorie (Ancet, 2009). Ses actes, d’une cruauté et d’une violence extrême, sont souvent ce qui le place sous les traits du monstre (Pharo, 2009): il agresse la morale, comme c’est le cas avec des tueurs en série tels que Norman Bates et des créatures assoiffées de sang comme Dracula.

La narration utilisée et le type de focalisation choisi participent grandement à la construction du monstre en soi dans les deux récits, puisque le lecteur et le spectateur sont maintenus dans l’ignorance de ce que perçoit et vit le monstre, le rendant de ce fait loin d’eux et de l’humanité. Le roman de Bram Stoker est épistolaire: se servant d’une narration homodiégétique et d’une focalisation interne multiple, il offre aux lecteurs les récits du journal de Jonathan Harker, les lettres échangées entre Lucy et Mina, le journal du docteur Seward, des coupures de presse, etc. (Menegaldo, 2005). Jamais les pensées des deux protagonistes principaux, Dracula et Van Helsing, ne sont connues autrement que par les rapports des autres donnés à lire, ce qui provoque une distance vis-à-vis du vampire, qui n’est perçu qu’à travers les yeux des personnages et qui, par conséquent, devient étranger de l’observateur. Dans son film, Coppola a travaillé pour rendre cette caractéristique polyphonique et subjective du roman par différents procédés comme la lecture de certains passages du journal de Jonathan à l’aide de la voix narrative hors champ, de celle de Mina tapant son journal à la machine et le Dr Seward parlant devant son gramophone (Menegaldo, 2005).

Psycho de Robert Bloch est aussi un récit en focalisation interne multiple avec une narration homodiégétique. Marion, Leila, Sam et Norman s’alternent la parole dans les passages du roman, racontant sur le moment ce qu’ils vivent et ressentent. Les procédés narratifs sont d’ailleurs montés de manière à montrer les soupçons de Norman envers sa mère et ainsi son assurance d’être innocent des crimes, ce qui permet la surprise du lecteur lors du dévoilement où Norman se révèle être sa mère tueuse. L’adaptation cinématographique d’Hitchcock a elle-même repris cette focalisation interne multiple, restreignant ainsi le savoir du spectateur pour le faire équivaloir à celui d’un personnage du récit (Jullier, 2012). Avec l’ellipse privatique, qui empêche ainsi l’observateur de tout percevoir, on suit d’abord Marion, empêchant ainsi de connaître le dédoublement de personnalité de Norman. Une fois Marion assassinée, les autres personnages prennent le devant sans que jamais Norman ne soit en focalisation interne.

Le mobile du monstre en soi pour commettre ses actes immoraux est aussi essentiel dans la définition du monstre, puisqu’il constitue son but premier et le place dès lors du côté d’un bien possible ou du mal pour l’observateur. Dans le roman de Bram Stoker, Dracula a pour objectif de redorer son blason familial et sa caste déclinante par la domination du monde avec ses créatures. Ceci est davantage un but qu’un mobile en soi: cette absence de raison le place du côté du monstre puisqu’il accomplit le mal, dominer le monde, sans réelle motivation pour le lecteur. D’un autre côté, Coppola transforme Dracula en un homme condamné à être un monstre pour avoir défié la religion suite au suicide de son épouse à qui l’on refusait l’entrée du paradis. Sa motivation, à la vue de Mina qui ressemble trait pour trait à sa femme Elizabeta, est de reconquérir l’amour de sa vie. Dracula devient ainsi un monstre pour les actions qu’il commet pour se venger de son ennemi Van Helsing, mais ses motivations le rendent plus humain et donc, plus accessible. Dans Psycho, que ce soit le roman ou le film, Norman n’a aucun mobile aux yeux de l’observateur lorsque survient le crime (Lefebvre, 1997). En effet, il observe d’abord, voyeur, à travers un trou dans le mur, Marion se déshabiller dans la salle de bain. Puis, soudainement, le meurtre a lieu sous la main d’un assassin anonyme qui apparaît comme sans sens après une scène d’un érotisme suggéré. De ce fait, cette soudaineté dans ce déferlement de violence, Marion étant poignardée à de nombreuses reprises sans aucun mobile, place l’action du côté de la monstruosité.

La perte de l’amour, dans un cas marital et dans l’autre filial, est ce qui mène à la création du monstre. Dans Dracula de Bram Stoker, la création est peu abordée, mais Coppola a répondu dans son film à cette question fondamentale de l’origine du vampire. La perte de son épouse, qui s’est suicidée alors qu’elle était persuadée de sa mort et ne peut pas avoir accès à un enterrement chrétien, mène le comte à défier Dieu en poignardant le crucifix qui saigne des flots de sang. À l’aide d’une coupe qui donne l’image d’un Graal maudit, il s’abreuve du sang du Christ et devient le monstre vampire, honni de la religion, condamné à boire le sang pour survivre, à être le prédateur de l’homme. Mina est pour lui une possibilité de rédemption: elle est son épouse réincarnée, tel que le souligne la ressemblance entre les deux femmes, jouées par la même actrice. La seconde perte, c’est-à-dire lors du mariage de celle-ci avec Jonathan Harker en Roumanie, s’associe à une violence aussi intense que son amour pour elle. Lors de cette scène particulière, le prince est montré défiguré par ses larmes, dandy devenu vieillard, anéanti par le départ de son aimée. Puis, le mariage de Mina est entrecoupé par des scènes illustrant la dévoration de Lucy, séquence qui s’achève lors du baiser auquel se succède une violence inouïe par le sang inondant la chambre de la victime (Thiéry, 2005).

Dans Psycho, que ce soit dans le livre ou le film, Norman devient un monstre lui aussi par la perte de l’amour, mais cette fois de nature filiale. En effet, sa mère, envers qui il tient un lien d’attachement singulier par sa puissance, menaçait de partir avec un autre homme en l’abandonnant derrière elle. Norman empoisonne donc l’amant, puis sa propre mère outragée. Ne pouvant faire face à cette perte qui le prive de l’amour maternel dont il a toujours eu besoin, l’homme éprouve la nécessité d’un retour à l’enfance: il fait renaître sa mère dans sa schizophrénie et partage son corps avec elle (Decobert, 2008). C’est l’arrivée de Marion qui brise le fragile équilibre de Norman entre réalité et illusion. La mère que l’homme imagine, jalouse et ardemment protectrice de son fils, tue l’intruse menaçante par sa sexualité à coups de couteau. Par conséquent, c’est la perte du lien filial qui unit Norman à sa mère qui provoque la création du monstre dans un aspect schizophrénique.

Par la suite, les effets monstrueux, par des transformations diverses et autres phénomènes, sont l’une des caractéristiques qui permettent de traiter le monstre comme tel. Que ce soit dans le film ou dans le livre, Dracula est lié à l’animalité: il se transforme en loup, en chauve-souris, en hybride entre le la bête et l’homme. Le comte n’a ni reflet ni ombre, des caractéristiques propres au vivant. Coppola, s’il respecte l’absence de reflet, joue toutefois avec une ombre qui s’affranchit des mouvements du corps, s’en servant pour mieux transmettre l’omniprésence du vampire et ses intentions secrètes: par l’absence de mimèsis, elle explique le mieux le personnage (Chauvin, 2005). De même, il y a une transgression de la normalité, ce qui place Dracula du côté du monstre: il vit inversement au temps commun en dormant le jour et en vivant la nuit, il se déplace avec une rapidité hors du commun, il se nourrit de sang plutôt que de nourriture solide, il se transforme en bêtes (Remy, 2005)… De même, le Dracula de Coppola connaît, dans ce qui pourrait être qualifié de travestissement humain, trois faces différentes tout au long du film: le guerrier, le vieillard et le dandy (Lombard, 2005). Le combattant est le visage qu’il affiche au début du film, il est le chrétien en croisade qui se retourne contre Dieu en apprenant la damnation de l’âme de sa belle et devient ainsi le monstre vampire. Le vieillard est l’homme sans cœur ni émotion, pour qui la vengeance et la domination du monde sont la raison de vivre. Il est la première figure à s’emparer de Mina, sa main crochue tenant son portrait sur le bureau de Jonathan, alors qu’un changement de scène montre Mina se caressant la poitrine. C’est sous ce visage que le monstre devient inhumain et accomplit ses crimes. Le jeune dandy, qui apparaît pour la première fois en émergeant de sa caisse à Londres, est montré en contre-plongée, ce qui accentue l’impression de puissance et de force due à l’amour à conquérir. Il est la figure qui apparaît le jour tandis que le vieillard et les transformations en bête n’apparaissent que la nuit. Il est aussi la face qu’il révèle à Mina dans les scènes érotiques.

Bien que récit de nature plus réaliste, Psycho présente aussi divers effets monstrueux qui fabriquent le monstre aux yeux du spectateur. Une importante différence entre le livre et le film est d’ailleurs à souligner: homme d’âge moyen, fils à maman vieillissant, Norman Bates est rajeuni en un jeune homme pour le film puisqu’Hitchcock était persuadé que le spectateur soupçonnerait immédiatement un homme plus âgé vivant seul. L’homme est d’ailleurs au centre d’un travestissement humain, comme Dracula: il se déguise en sa mère et, plus encore, prend convulsivement la personnalité de celle-ci. De plus, il vit dans une temporalité hors norme: son présent est le passé puisqu’il est persuadé que sa mère est toujours vivante. En effet, Norman vit dans une intemporalité, ce qui est notamment illustré par ses occupations conservatoires impropres aux jeunes de son âge: tenir la maison, s’occuper quotidiennement du motel et prendre soin de sa mère (Vancheri, 2013). La chambre de madame Bates illustre d’ailleurs cette intemporalité, tant dans le roman que dans le film, puisque tout y est à sa place comme une vie ininterrompue et, surtout, puisque la chambre, avec les vêtements encore dans la penderie, est restée dans un décor digne d’un musée. Cependant, même Norman remarque que le temps se poursuit sans lui: plus personne ne s’arrête au Bates Motel. D’un autre côté, la passion taxidermiste de Norman le place sous le signe de la bête et est marquée de curiosité. Dans sa conversation avec Marion dans le salon du motel, Norman précise qu’il fait plus que passer le temps puisqu’il est entièrement occupé à le remplir, comme il remplit les oiseaux de paille: ces paroles ont un sens sexuel caché (Vancheri, 2013). De plus, la taxidermie le place dans une étrange relation avec la mort, où celle-ci revêt un caractère intemporel et muséifié, une étrange relation qui se confirme et s’accentue par la découverte de la mère naturalisée elle aussi.

L’érotisme est aussi un trait de caractère du monstre. En effet, la monstruosité de Dracula, notamment dans le film de Coppola, y est fortement liée. Sa présence libère la sensualité de la sage Mina (Menegaldo, 2005). Auparavant tenant un discours prude sur les actes sexuels lors de ses conversations avec Lucy, la jeune femme affiche un sourire plus érotique et épanoui et laisse entendre des gémissements. De même, son apparence physique change: ses cheveux en chignon se libèrent et ses vêtements deviennent plus transparents. L’une des scènes-clés du récit est celle de la vampirisation de Mina par Dracula. Dans le roman, le docteur Seward est le narrateur de la scène, ce qui met en évidence les effets à la fois fascinants et repoussants de l’acte quasi sexuel qu’entraîne l’absorption du sang du vampire. Le récit souligne largement la brutalité de l’agression et la profonde répulsion de Mina se voyant contrainte de boire le sang damné. Les retours des personnages sur l’évènement révèlent la honte de la victime envers ce qui lui a été forcé de faire et une profonde volonté de rédemption. Dans le film, Mina est, au contraire, celle qui insiste pour être vampirisée: elle accepte le monstre qu’est Dracula et l’aime au point de souhaiter être damnée comme lui pour être à ses côtés pour l’éternité (Menegaldo, 2005). La réticence, dès lors, ne vient plus de Mina, qui n’est plus une victime, mais bien de Dracula. Celui-ci, en pleine jouissance, s’interrompt dans son acte pour refuser la damnation à sa belle au nom de son amour pour elle. Le comte, faisant ainsi preuve d’un sens moral inédit dans le roman, repousse son désir: c’est Mina qui doit reprendre l’initiative de la vampirisation en suçant le sang qui s’écoule de son entaille à la poitrine. Les chasseurs de vampire, en entrant dans la chambre, n’arrivent plus tels des sauveurs comme dans le roman, mais bien comme des intrus dans une scène aussi intime que charnelle (Wrobel, 2005).

Dans Psycho, l’érotisme est involontaire et mal reçu et s’accompagne de voyeurisme et d’une certaine atteinte à la moralité: il est ce qui rapproche l’homme du monstre puisqu’il est la cause du déchaînement de violence envers Marion. Dans le roman, Norman, après une certaine hésitation, observe dans un petit trou dans le mur la jeune fille qui commence à se déshabiller dans la salle de bain, une scène travaillée par un certain érotisme. C’est d’ailleurs ce désir charnel qui pousse la part de Norman identifiée comme la mère à prendre le contrôle pour protéger son fils contre la séduisante intruse et le conserver pour elle seule. C’est dans ce contexte, dévoilé à la fin du récit, que Norman, travesti en sa mère, entre dans la salle de bain et poignarde Marion avec une violence inouïe. Cette scène est similaire dans le film d’Hitchcock, mais elle est placée sous le signe d’une forte iconologie qui la transforme et la rend d’autant plus puissante. D’abord, la résistance de Norman à son voyeurisme se traduit par un trajet vers la maison se soldant par un retour vers le salon du motel, le tout augmenté par des moments d’arrêt qui témoignent de cette hésitation à céder à la pulsion. L’homme doit d’abord écarter un tableau pour accéder au trou dans le mur: cette œuvre est nulle autre que Suzanne et les vieillards de Willem van Mieris, illustrant une femme nue à la sortie du bain tentant de résister au regard de deux hommes qui l’assaillent. Inspirée du récit biblique de Suzanne qui se fait sainte par sa lutte contre l’immoralité pour préserver sa pureté, cette toile a la particularité d’avoir participé à la réintroduction de l’érotisme et la sexualité à la Renaissance, dans une époque où ces émotions et les désirs sexuels qu’ils provoquent sont interdits et jugés immoraux (Vancheri, 2013). Elle place ainsi l’œil de Norman, cadré en plan très rapproché, sous le joug d’un voyeurisme condamné, installant dès lors l’érotisme perçu du côté de l’immoralité et du hors-norme qui fabrique le monstre. De plus, toute la scène du meurtre de Marion est réglée sur le tableau de Suzanne et les vieillards. La vision de cette toile laisse imaginer le pire, mais offre tout de même une possibilité de fuite: Suzanne trouvera peut-être la force de mettre les vieillards en déroute et d’échapper au noir destin qui lui est promis. Il ne faut pas non plus oublier que Marion est loin d’être une sainte: elle est la pécheresse qui a connu la luxure dans les bras de son amant et a commis le vol, le tout dans une Amérique provinciale fortement religieuse, comme le témoigne la présence du chef de police à la messe du dimanche. Alors que Suzanne est l’allégorie de la justice et des valeurs maritales, Marion est tout son opposé par ses relations hors mariage avec Sam et l’acte criminel commis qu’est le vol. Le meurtre même est marqué par l’iconographie de la toile. Marion, reprenant le geste de Suzanne, tend la main en direction de l’agresseur pour le repousser: la jeune femme se défend comme la figure mythique. Elle est donc d’abord épiée au bain, puis soumise aux assauts répétés de Norman et de sa mère, figure double qui n’est pas sans rappeler les deux vieillards qui agressent Suzanne. Par conséquent, l’érotisme de Marion est ce qui provoque le meurtre, transformant Norman en monstre par le travestissement en sa mère.

Le travail de l’espace contribue à découvrir et à lutter contre le monstre. Dans le roman de Bram Stoker, les déplacements structurent le récit en trois grands voyages: Jonathan se rend en Transylvanie et découvre le monstre; Dracula part en Angleterre et met en place son plan de domination du monde; le comte fuit en Transylvanie, poursuivi par les chasseurs de vampires (Menegaldo, 2005). Coppola recompose à l’écran la majeure partie de ses déplacements, donnant notamment une place des plus importantes au voyage de retour qui rétablit l’équilibre perdu par l’arrivée du monstre en Angleterre. Divers moyens de transport sont montrés comme la diligence, le bateau, le train et le cheval. Les divers noms de lieux, tels Varna, Galatz et Borgo, tous utilisés dans le roman de Bram Stoker, sont nommés et localisés sur une carte. L’espace devient central comme témoin de la monstruosité.

Dans Psycho, le travail de l’espace est bien présent, mais se fait à une échelle plus petite. D’abord, il se réalise dans les constantes allées et venues de Norman entre le motel et la maison sur la colline: il va de l’intemporalité de la maison de sa mère au monde représenté par les visiteurs du motel dans un constant va-et-vient. De plus, le travail de l’espace est manifeste dans les déplacements de haut en bas et de bas en haut, notamment par les escaliers et leur représentation (Decobert, 2008). En fait, la révélation du monstre même qu’est Norman passe par le déplacement. D’abord dissimulée dans l’escalier pour échapper à l’homme, Leila doit descendre deux volées de marches et franchir deux portes pour découvrir madame Bates dos à elle sur une chaise. Le cadavre de la mère momifié est livré au regard avec un champ-contrechamp comme aboutissement de la descente, puis par l’arrivée du fils lui-même, travesti en madame Bates, après une descente des escaliers. Les deux images, le travesti et le cadavre, brisent la normalité et font émerger la folie criminelle d’un homme dont la personnalité a été scindée en deux. C’est ainsi que le passé est en haut, maintenu par Norman et vécu comme un présent intemporel, tandis qu’en bas, la réalité du présent rattrape l’homme.

La finale est aussi un élément-clé de la composition du monstre: elle offre une rédemption ou encore une plongée encore plus profonde dans la monstruosité. Dans le Dracula de Bram Stoker, le comte meurt de la main de Jonathan Harker à la suite d’une poursuite endiablée et d’une lutte féroce coûtant la vie à l’un des chasseurs de vampire. Le comte est monstre et meurt en tant que tel, permettant ainsi à la terre d’être libéré d’un fléau. Cependant, sa disparition est particulière et laisse Jonathan inquiet quant à un retour possible. Le monstre reste donc une menace potentielle, bien qu’écartée. Chez Coppola, au contraire, les hommes restent à l’écart de la scène finale, laissant Mina se livrer au traditionnel rituel de la décapitation et du pieu dans le cœur (Menegaldo, 2005). Un plan en contre-plongée verticale sur le toit de la chapelle montre le couple peint Vlad et Elizabeta comme au ciel. Un second plan, en plongée cette fois, montre l’actuel couple Dracula et Mina, les plaçant ainsi sous le sens d’une filiation avec la première paire. Étendu sur le sol de la chapelle, les bras écartés, blessé, Dracula évoque l’abandon de Dieu, rappelant ainsi la figure du Christ et le plaçant du côté de l’humanité. Le comte est à ce moment sous les traits du vieillard, hideux, corps sanglant abject. Mina embrasse toutefois ses lèvres, provoquant une métamorphose. La lumière illumine la pièce et Dracula recouvre son visage de dandy. Ainsi, la traditionnelle purification des victimes obtenue par le pieu enfoncé dans le cœur se renverse: le pardon vient de l’amour de la femme aimée et de Dieu. Après avoir affirmé que l’amour entre elle et Dracula est plus fort que la mort, Mina concède à laisser son amant partir et répond à sa prière en plantant sa lame dans son cœur, le libérant ainsi de la damnation éternelle. Mina, par son baiser, pardonne au guerrier son rejet de Dieu et doit tuer le vieillard qu’est le monstre pour libérer le dandy dont elle est tombée amoureuse. La finale de Coppola non seulement permet au monstre une rédemption refusée dans le roman, mais surtout assure la victoire définitive sur lui.

Dans Psycho, que ce soit le livre de Bloch ou le film d’Hitchcock, le monstre s’enfonce dans sa monstruosité. En effet, Norman abandonne son identité de fils au profit de l’identité de la mère qu’il imagine: il devient elle, cette redoutable prédatrice surprotectrice sans qui il se sent complètement perdu et de qui il se sent entièrement dépendant. En prenant définitivement l’identité de sa mère, ce qui est révélé par le psychiatre à la fin du récit, Norman devient de manière irrévocable le monstre inquiétant, menaçant et redouté. Il perd toute possibilité de rédemption par cette prise en charge d’une nouvelle identité qui avale entièrement la sienne. Le roman de Bloch s’achève sur les pensées de Norman-mère qui choisit de ne pas tuer une mouche pour qu’on la croie innocente. Le film d’Hitchcock reprend ses pensées par la narration d’un monologue fait avec la voix narrative hors champ de Norman. Cette finale conclut ainsi que la mère qu’est devenu Norman n’est pas innocente et continue dans sa monstruosité assassine. La rédemption n’est plus possible: la folie est là et Norman est envahi par la figure du monstre qu’il est devenu puisque sa mère l’a emporté sur sa propre personnalité.

Finalement, les œuvres romanesques et cinématographiques de Dracula et Psycho travaillent toutes la figure du monstre, soit le vampire et le tueur en série. Le type de narration choisi, par l’éloignement qu’il crée avec l’autre monstrueux, participe à sa construction dans le récit. Le mobile du crime et la perte de l’être cher sont deux facteurs menant à sa création, menant au devenir monstre. Les multiples transformations de celui-ci, notamment par le travestissement, l’érotisme, soit une force omniprésente ou une cause du crime, ainsi que le travail de l’espace contribuant au dévoilement conduisent la représentation du monstre dans les films tout autant que dans les romans. La possibilité ou non d’une rédemption clôt les œuvres dans la vision de la figure du monstre. Bien que complexe, l’adaptation cinématographique révèle ainsi toute la difficulté du passage de roman à film et la nécessité, non pas de traduire l’œuvre, mais de lui être fidèle en respectant les besoins d’un nouveau média qui limite les translations, mais permet de nouvelles voies d’interprétation. De plus, elle est fortement marquée par la vision même du réalisateur sur le roman initial, comme Coppola avec la création d’un passé amoureux pour Dracula ou comme Hitchcock par son choix de rajeunir Norman Bates.

 

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