Breaking Bad vs Blood Meridian: le Territoire de la violence

Breaking Bad vs Blood Meridian: le Territoire de la violence

Soumis par Roxanne Côté le 06/11/2014

 

Dans l’imaginaire du Sud-Ouest américain, la violence constitue un élément identitaire crucial depuis les premiers westerns jusqu’à nos fictions les plus récentes. Dans Blood Meridian: or the evening redness in the west par Cormac McCarthy, les personnages qui évoluent dans le désert américain s’y ensauvagent et y rencontrent une violence inouïe, mais indispensable. Dans un contexte plus contemporain, la série télévisée Breaking Bad par Vince Gilligan présente le même genre de rapport au désert et à l’ensauvagement et invoque, à travers les codes du genre de l’aventure, un imaginaire de la fin. Les deux œuvres, en effet, sont marquées par le dépaysement social incarné par le désert et présentent des personnages qui doivent passer par une violence incroyable pour accepter et transcender une certaine fin. En voyant d’abord le dépaysement social dans les deux œuvres, puis l’ensauvagement du héros, la ritualisation de la violence et le rapport à la fin, et en s’appuyant sur de nombreux auteurs ayant pensé le sujet, il sera possible de mettre en lumière les ressemblances de ces deux récits du Sud-Ouest américain. Alors que le kid de McCarthy semble, a priori, être l’égal du personnage principal de Breaking Bad, il sera possible de voir que, par l’ensauvagement, Walter White se dédouble et rejoint tout autant le kid que le personnage téméraire et sanglant de Blood Meridian, Judge Holden. Le Judge Holden de McCarthy et Heisenberg, l’alter ego totalement ensauvagé du banlieusard Walter White, seront ainsi des figures mythiques capables d’affronter la mort suite à une ritualisation de la violence créant, dans le désordre et le chaos de la destruction, un ordre par lequel les pires actions peuvent être justifiées et par lequel le héros peut agripper le monde effrité qui l’entoure.

Dans les deux œuvres ici étudiées, les personnages se retrouvent dans un univers auparavant inconnu, où les normes sociales et les manières d’agir sont autres et étrangères. Plongés dans un abîme de violence, les héros s’abîment effectivement en cette rencontre avec l’altérité et se voient changés par ce choc. Par le biais d’un personnage initiateur, passeur, comme dans toutes les aventures classiques, les héros vivent un premier dépaysement social qui les sort de leur zone de confort et les projettent hors de leur quotidien. C’est à la manière du kid de McCarthy, qui part avec quelques personnages mystérieux en se voyant promettre une fortune, que Walter White entre dans le milieu de la production et de la distribution de drogue, les deux personnages étant d’abord étrangers au milieu, mais tout de même sordidement attirés par sa gloire et son danger. Dans ces univers à part, les personnages progressent aveuglément, comme de nouveau-nés, et ne peuvent apprendre les manières d’agir qu’en se confrontant à leur rencontre brutale. C’est la suspension des lois, des normes et des règles sociales qui permet tout d’abord l’aventure, dans sa construction classique, mais c’est aussi cette même suspension, dans l’aventure moderne, qui pousse le héros vers la folie et l’abyme.  C’est dans un monde où il peut évoluer sans limites que le héros a la chance de commettre les pires atrocités, et cette possibilité transforme l’aventure en épopée de la violence. Cette violence intrinsèque, que le héros porte en lui, parfois sans même le savoir, devient, quand elle trouve place à sa pleine réalisation, une violence aliénante et dangereuse. C’est dans cette violence que le héros d’aventure contemporain se lance, et c’est elle qui organise, de manière très particulière, son rapport à la mort et à la fin.

Le désert, dans ses représentations symboliques, participe grandement aux deux récits. Tous deux campés dans le Sud-Ouest des États-Unis, les diégèses invoquent le lieu désertique à de nombreuses reprises, presque comme s’il était un personnage du récit. Dans le désert, «cette terre maudite, les seules opérations possibles sont celles de la mort, générale, anonyme, liant victimes et meurtriers dans une même expérience»1. Mais le désert est aussi lié à l’imaginaire de la frontière, de la possibilité d’une nouvelle vie. Malgré son hostilité, à travers ses paysages arides et brûlants, les personnages retrouvent en lui une certaine liberté archaïque, une liberté de l’absolu, un lieu de tous les possibles. «Héritage du chaos, le désert en porte les traces, en révèle les vestiges»2. C’est de cette manière que le lieu même de l’aventure contemporaine, chez McCarthy et Gilligan, symbolise un désordre qui laisse place au dépaysement social, à la vraisemblance relative, et aux critères de base de l’aventure classique.

Dans ce lieu ouvert, le héros vit l’ensauvagement, mais elle est une chose naturelle et voulue. Les héros contemporains sont effectivement des personnages marqués par la violence et qui portent en eux une part assez grande de sauvagéité. Que cela soit chez le chasseur de scalps avec McCarthy ou chez le banlieusard typique dans la série de Gilligan, les personnages qui vivent maintenant l’aventure sont des personnages qui sont en quelque sorte prédestinés à un ensauvagement radical. «He can neither read or write and in him broods already a taste for mindless violence»3, écrit McCarthy au tout début de son roman à propos du personnage du kid. Quasi anonyme, le personnage autour duquel s’articule l’histoire de Blood Meridian n’intéresse que par sa propension à la violence, violence couvée par lui depuis son plus jeune âge. Le premier meurtre du personnage présente aussi cette prédétermination.

Blood and liquor sprayed and the man’s knees buckled and his eyes rolled. The kid had already let go the bottleneck and he pitched the second bottle into his right hand in a roadagent’s pass before it even reached the floor and he backhanded the second bottle across the barman’s skull and crammed the jagged remnant into his eyes as he went down. […] [N]one moved.4

Par le caractère simple et cru des mots employés, McCarthy présente une scène qui avait déjà été annoncée dans la présentation même du personnage, une scène de «mindless violence» où le héros ne craint rien ni personne, et où la banalité de l’évocation et la vie qui reprend son cours par la suite laissent entendre que rien de cela ne pouvait être évité. Il semble inévitable que le kid sombre dans le gouffre de la violence, car ce goût lui est caractéristique. C’est de cette manière que le héros de l’anti-western de McCarthy était destiné à la violence et à l’ensauvagement.

Pour Gilligan, la prédestination du héros à la violence est plus subtile et découle du hasard. Comme dans l’aventure plus classique, le hasard et le destin sont étroitement liés dans la vie de Walter White, et c’est par hasard, mais donc par le biais de son destin, qu’il commet son premier meurtre, et plusieurs des actions qui s’en suivent. Comme l’explique Jean-Yves Tadié dans son livre Le roman d’aventures: «[l]’aventure est l’irruption du hasard, ou du destin, dans la vie quotidienne, où elle introduit un bouleversement qui rend la mort possible, probable, présente, jusqu’au dénouement qui en triomphe – lorsqu’elle ne triomphe pas.»5 Après avoir reçu le diagnostic de son cancer des poumons, cancer marqué lui-même par le hasard (Walter n’étant pas fumeur), le personnage de l’histoire se lance dans une aventure dangereuse qui le sort de son quotidien et lui fait vivre des expériences limites et radicales. Le héros rencontre tout d’abord la mort en lui, mais, dans l’aventure, il la rencontrera aussi sur son chemin. À la fin du tout premier épisode, le héros tente de se suicider, mais son fusil ne fonctionne pas, et il rate son suicide. C’est par hasard que Walter White survit à ce moment, son fusil tirant ensuite au sol contre son gré, et ce serait, selon la conception classique de l’aventure, parce que survivre était inscrit dans son destin. Dans le second épisode de la première saison, alors que Walter White et son partenaire, Pinkman, doivent décider comme éliminer un de leurs détracteurs, Walter propose «to flip a coin»6. Le meurtre devient donc relié au hasard, et ce même hasard désigne Walter. Comme le dit Pinkman: «we flipped a coin. It’s sacred»7. La sacralisation du hasard, comme preuve et témoignage du destin et de la justice, est clairement présentée dans ce deuxième épisode et explique le meurtre initiatique de Walter White: c’était le hasard de son destin. Par ce meurtre qui marque son passage vers le monde de la violence et de la mort, Walter White se lie à une violence qui lui était prédestinée. Il rencontre ainsi en lui non pas un goût pour la violence, mais bien un goût pour le pouvoir et le contrôle. Son rapport à la violence changera au cours du récit, et nous verrons que l’absence de normes et de limites que représente symboliquement le désert permettra à Walter White de s’enfoncer dans une violence sans fin et rendra son aventure problématique et moderne.

L’ensauvagement du héros est aussi marqué, dans les deux œuvres, par un rapprochement entre le héros et le milieu de violence dans lequel il évolue. À force de s’enfoncer dans le monde dangereux auquel il était destiné, le héros en prend les caractéristiques et le personnifie. «The men as they rode turned black in the sun from the blood on their clothes and their faces and then paled slowly in the rising dust until they assumed once more the color of the land in wich they passed»8, écrit McCarthy à propos des Américains quittant le lieu d’un de leurs massacres. Alors qu’ils se séparent du théâtre d’un de leurs massacres, les chasseurs de scalps reprennent l’anonymat ainsi que le caractère poussiéreux, dangereux et insaisissable du désert. «Lieu d’un commerce intense entre transparence et opacité»9, le désert s’imprime sur ses passants. À de nombreuses reprises, dans l’émission Breaking Bad, les personnages principaux se retrouvent dans des situations périlleuses au milieu d’un paysage désertique et en prennent les marques. Walter White, dans l’un des derniers épisodes de la série, alors qu’il revient d’un évènement extrêmement violent prenant place dans le désert muni d’une quantité démesurée d’argent cachée dans un baril10, est marqué par le paysage de la même manière que les chasseurs de scalps de McCarthy. Il se souille de la poussière du désert comme il s’était souillé de sa violence. Il se salit et prend la couleur du paysage dans lequel il évolue. L’anonymat du désert est aussi représenté dans la silhouette anonyme qu’adopte Walter White alors qu’il entre décidément dans le milieu de la production de drogue et décide de se raser de crâne. Plusieurs autres personnages auront le même genre de silhouette anonyme et ils seront, comme s’ils étaient liés au désert et à sa violence eux aussi, les plus dangereux et sanguinaires de ses ennemis. Gustavo Frings et Mike Erhmantraut sont deux exemples de cette silhouette dépouillée et anonyme qu’emprunteront les héros ensauvagés du Sud-Ouest.  C’est donc cette manière que le héros voit le progrès de son ensauvagement se dessiner sur sa personne en prenant les traits du lieu de son ensauvagement.

 

Les deux récits présentent une sacralisation de la violence, comme pour redonner sens à une violence primaire perdue ou refoulée. Par la répétition, les deux œuvres présentent des formes de rituels et de sacralisation qui tentent de rétablir, dans un ailleurs social en marge de la loi et de l’ordre établi des choses, un certain ordre par la formation de rituels. Comme l’explique Jean Cuisenier dans son article «Cérémonial ou rituel?», il se trouve à la base du rituel et de la cérémonie la tentative de redonner à un monde marqué par le chaos un certain ordre, «mise en ordre à une autre échelle que celle d’un domaine en particulier de l’action technique et sociale: l’échelle du monde en général»11. Les deux diégèses présentent effectivement un monde où l’ordre est ébranlé, un lieu -la plupart du temps le désert américain- où rien n’est établi et où rien ne tient. Dans cet univers de violence extrême, il est primordial pour le héros, afin de conserver son humanité, d’orchestrer autour de lui certains rituels pour remettre de l’ordre. Blood Meridian est centré autour des concepts de répétition, de cérémonie et de filiation12 et présente ainsi une structure où plusieurs éléments marquants se répètent et se font écho. La scène de bar qui est présentée au tout début du roman, lorsque le kid commet son premier meurtre, revient à la fin du roman et boucle l’œuvre d’un rapport particulier au meurtre. «A ritual includes the letting of the blood. Rituals which fail in that requirement are but mock rituals»13, explique le juge au kid à la fin du roman. Sous cette lumière, il est possible de voir le début du roman comme le rituel initiatique du kid à la violence, rituel dans lequel le sang était nécessaire et justifié. Roman d’éducation dans ce sens, Blood Meridian présenterait le passage d’un jeune garçon d’à peine quinze ans à un âge adulte auquel il lui est possible d’accéder par la concrétisation d’une violence qui couve en lui. Replaçant ainsi dans le chaos destructif de Blood Meridian un ordre selon lequel la violence des personnages était nécessaire, la répétition de la scène de bar démontre le caractère ritualisé de l’œuvre.

Dans Breaking Bad, la répétition et la ritualisation permettent aussi de remettre de l’ordre dans le chaos de violence dans lequel se déroule l’histoire. Au tout début de la série, le personnage de Walter White ainsi que sa vie quotidienne sont très différents de ce qu’ils deviennent à la fin de la série. D’abord banlieusard rangé et calme, Walter White prend ensuite les attraits d’un tueur sanguinaire et devient le dangereux Heisengerg. Son alter ego est un tueur sanguinaire et redoutable coiffé d’un chapeau. Le chapeau qu’il revêt lorsqu’il se prépare à affronter une situation dangereuse devient, à force d’être toujours invoqué dans des moments semblables, l’attribut de sa violence. Heisenberg possède, avec son chapeau, le même genre de puissance divine que le Samson biblique, alors que Walter White est chauve et mourant. Dans la première saison, le personnage revêt pour la première fois son chapeau14, et ce chapeau, à chaque fois qu’il s’enfonce dans la sauvagerie du milieu des cartels de drogue, revient comme un leitmotiv. Dans son ensauvagement le plus profond, le personnage de Walter White s’éclipse derrière son alter ego Heisenberg, et ce dédoublement lui ouvre les portes d’un monde de violence illimité qui n’aura d’égal que l’imagination du personnage. Le moment où il décide d’aller tuer Gustavo Frings chez lui et met son chapeau15 est un des moments qui met en lumière le cérémonial associé à son attribut. Dans la dernière saison, alors qu’il rencontre Lydia au restaurant et qu’il avait l’intention de l’empoisonner, son chapeau est encore présent et rappelle le danger du personnage qui, lorsqu’il le revêt, devient un tueur. Dans l’avant-dernier épisode16, Walter White, alors qu’il est en exil au New Hampshire, met son chapeau pour la dernière fois. Dans le paysage enneigé, il marche jusqu’au bout de son terrain et s’immobilise. Hors du lieu de son ensauvagement, hors du désert, la violence de Heisenberg est impossible et le rituel du chapeau devient impuissant et insignifiant. C’est ce que le long plan sur la route enneigée et le renoncement de Walter signifient.  Par le retour et le rappel méthodique de l’attribut du héros, qui opèrent un dédoublement du personnage et présentent l’alter ego de White, Heisenberg, Breaking Bad présente une ritualisation de la violence selon laquelle la violence prend place dans un contexte précis, soit celui décidé par le héros portant son chapeau, et instaure ainsi un ordre dans la violence. C’est donc de cette manière que la répétition instaure un cadre de rituel à l’intérieur duquel le monde sans règle, le lieu du dépaysement social et de la violence, s’organise et s’ordonne.

Il est maintenant intéressant de voir, dans les deux œuvres ici étudiées, le rapport entre l’aventure et un certain imaginaire de la fin. Dans une vision contemporaine de l’aventure, dans un monde où les frontières ont déjà été dessinées et où il ne reste plus d’espaces à découvrir, les héros modernes arrivent à un cul-de-sac de l’aventure. L’aventure ne sert plus d’elle-même, elle devient alors le support d’une quête autre: l’acceptation de la fin. Comme l’explique Jean-François Chassay dans son article «L’imaginaire de la fin», la mort est à la base d’angoisses fondamentales chez tous les  êtres humains. «L’imaginaire de la fin n’est pas que l’idée de la mort, mais une manière de penser, souvent de manière allusive et figurée, une angoisse fondamentale. Le monde, un monde, voire son monde à soi, intime, risque de disparaître, d’où l’idée de la fin»17, écrit Chassay. Dans son roman Blood Meridian, Cormac McCarthy présente l’échec de la civilisation et l’apogée de la barbarie.  Dans cet univers presque post-apocalyptique où la violence fait loi, l’humanité tire à sa fin et l’être humain doit apprendre à accepter la violence et la cruauté qui l’entoure. «Only that man who has offered up himself entire to the blood of war, who has been to the floor of the pit and seen the horror in the round and learned at last that it speaks to his inmost heart, only that man can dance»18 explique Judge Holden au kid de McCarthy à propos de l’énigmatique danse dans laquelle il veut l’attirer. Il est ainsi primordial pour le héros de sombrer au plus profond de lui-même, de s’abîmer dans une violence qui touche son cœur le plus sincère pour pouvoir transcender la mort.

Il nous vient «l’impression lancinante que les personnages sont revenus de tout. Ou plutôt sont allés jusque là où il était impossible d’aller, jusque dans la mort. Ce sont des spectres, des êtres pour qui les limites ne peuvent plus exprimer grand-chose.»19

La danse du juge est une question d’évasion, un moyen d’affronter une des peurs les plus primaires et éternelles: l’approche de la fin. Le vrai héros du roman, celui qui réussit sa quête et qui atteint un stade d’élévation à la fin du récit, est donc en fait le Judge Holden, qui seul réussit à danser. «He is dancing, dancing. He says that he will never die»20, écrit McCarthy comme fin à son roman. La répétition, dans le dernier paragraphe, de la courte phrase «he says that he will never die», insiste sur le caractère intemporel qu’atteint le juge par sa danse, et présente ainsi un personnage ayant réussi, par le rituel, à transcender la mort, du moins en pensée.

Le personnage de Walter White est confronté, lui aussi, à un imaginaire de la fin. Se voyant annoncer sa propre mort imminente au tout début de la série, le personnage tente, tout au long de ses aventures, de se préparer à sa mort. L’aventure est ainsi une manière d’accepter et d’organiser son rapport à la fin, son rapport à la mort.  Comme l’explique Chassay, «l’imaginaire de la fin s’exprime aussi à travers de nombreux débats sur le ‘posthume’ et le refus de la mort. La mort est-elle une maladie dont il faudrait guérir?»21 Dans Breaking Bad, la réponse est non, mais l’enjeu se trouve en l’acceptation de la fatalité.  «All I have left is how I choose to approach this»22, dit Walter White à propos de son cancer. Personnage, au début de la série, minable et mal accompli, Walter White tient, à l’annonce de sa mort, à enfin pouvoir choisir son propre chemin. Alors qu’il prétend, tout au long de la série, se plonger dans la violence et la sauvagerie pour le bien de sa famille, White avoue, dans la finale, alors qu’il voit sa femme pour la dernière fois, que son ensauvagement était pour lui une manière d’affronter la mort. Il avoue avoir pris part à toute cette violence pour lui-même. «I did it for me. I liked it. I was good at it. I was alive»23, dit-il. Le milieu de la violence, comme le dirait Judge Holden, «spoke to his inmost heart», et Walter White y trouve un lieu d’accomplissement personnel et un lieu où, en forgeant les règles et en ritualisant les pratiques, il peut vivre. L’aventure sert ainsi au héros à transcender le vivant et à accéder à une immortalité symbolique.  Comme le Judge Holden, Heisenberg, l’alter ego sombre de Walter White, ne mourra jamais. Son nom lui survivra et le personnage laissera ainsi derrière lui, grâce à l’ensauvagement dans lequel il s’est plongé, un mythe. C’est de cette manière que l’aventure problématisée de Breaking Bad sert au héros à organiser son rapport à la mort, à accepter l’arrivée de la fin.

Par le biais d’Heisenberg, Walter White trouve la possibilité de concrétiser plusieurs de ses plus grands désirs. Souvent poussé par l’envie d’exceller et de détenir le monopole sur un domaine, le personnage s’écarte, vers la fin de la série, de sa quête première et fait perdre sens à son aventure. «I’m in the empire business»24, dit-il, comme pour expliquer son besoin et son envie démesurée pour la violence et la domination. L’absence de limites et de règles de l’ensauvagement du personnage lui offre ainsi la possibilité de se perdre dans un monde où la violence règne et où rien ne peut lui être reproché. Mais la mort du personnage, impossible à enrayer, revient pour le remettre sur les traces de son acceptation et le forcer à faire à la fatalité et à terminer tout ce qui lui soit nécessaire pour accepter sa propre fin. Lorsque meurt Walter White, meurt avec lui sa vie familiale. Seul Heisenberg, érigé en légende, survit à l’aventure du héros qui tentait de vaincre la mort.

En conclusion, l’aventure classique étant rendue impossible depuis la cartographie totale de la planète et la connaissance de tous ses confins, les personnages contemporains qui se la ncent dans l’aventure s’en servent comme d’un support à une quête plus grande et l’utilisent pour se préparer à affronter la mort et la fin. Dans l’imaginaire du Sud-Ouest américain, où les frontières jouent, depuis toujours, un rôle crucial, la fin de la frontière cause un choc et donne place à des personnages problématiques, sans but autre que celui de comprendre comment vivre avec une fin, personnelle ou généralisée. C’est de cette manière de Breaking Bad et Blood Meridian: or the evening redness in the West présentent des aventures où les héros s’ensauvagent dans leur rapport au désert, lieu symbolique du chaos et du dépaysement social, et dans lesquelles la violence démesurée, mais constamment ritualisée, permet au héros d’orchestrer son rapport à la mort, évènement lui aussi chaotique et violent, dans lequel aucun repère ne se retrouve. Le Judge Holden et Heisenberg, aussi éloignés dans le temps qu’ils puissent être, sont donc motivés par les mêmes réflexions et cherchent à transcender la mort et à atteindre quelque chose de plus grand ou de plus immuable que la vie de violence et de mort dans laquelle ils se trouvent. Les personnages risquent de se perdre dans cette violence sans lois ni normes, et l’enjeu de l’aventure problématique qu’ils vivent est donc de trouver une manière d’organiser le chaos. «The evening redness», comme le dit le vieux proverbe, annonce le sang. Sous-titre révélateur, il aurait aussi pu être apposé à la série télévisée Breaking Bad, comme annonce de la violence propre à l’Ouest américain, lieu des frontières et de l’aventure maintenant liée à la mort.

 

Bibliographie

CHASSAY, Jean-François, «L’imaginaire de la fin» dans Spirales – sciences humaines, n.228, 2009, p. 110-111.

CUISENIER, Jean, «Cérémonial ou rituel?» dans Ethnologie Française,  nouvelle série, T. 28, No. 1, Sida: deuil, mémoire, nouveaux rituels (Janvier-Mars 1998), pp. 10-19. URL: http://www.jstor.org.proxy.bibliotheques.uqam.ca:2048/stable/40989950

GILLIGAN, Vince (créateur / producteur / réalisateur), Breaking Bad, saisons 1(2008) à 5(2013), [Blu-Ray], États-Unis.

HAMILTON, Robert, «Liturgical Patterns in Cormac McCarthy’s BLOOD MERIDIAN» dans The Explicator, vol. 71, issue 2, 2013, p.140-143.

McCARTHY, Cormac, Blood Meridian: or the evening redness in the west, New York, Random House inc., coll. “Vintage International”, 1992 [1985], 351 pages.

STRICKER, Florence, Cormac McCarthy: L’imaginaire du Sud-Ouest, Paris, Éditions Ophrys, coll. «Des auteurs et des œuvres», 2008, 167 pages.

TADIÉ, Jean-Yves, Le roman d’aventures, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 2013 220 pages.

 

Aussi consultés, mais non cités :

CORTEN, André (dir.), La violence dans l’imaginaire latino-américain, Québec, Prologue, 2009, 421 pages.

GUILLAUD, Lauric, «Le mythe de la wilderness dans The Scarlet Letter» dans Transatlantica [En ligne], 1, 2007, mis en ligne le 3 août 2007, consulté le 20 novembre 2013. URL: http://transatlantica.revues.org/1581

STEINBACH, Bryan, «‘Say my name’: Mythologizing Heisenberg As an Allegory for the American West» [En ligne], 2013, mis en ligne le 22 août 2013, consulté le 9 décembre 2013, URL:  http://www.popmatters.com/feature/174331-say-my-name-mythologizing-heisenberg-as-an-allegory-for-the-american/

Voir aussi, sur POP-EN-STOCK,

Simon Brousseau, "A man provides for his family. Quelques notes sur Breaking Bad et le rêve américain"

 
  • 1. Florence Stricker, Cormac McCarthy: Les romans du sud-ouest, Paris, Éditions Ophrys, coll. «Des auteurs et des œuvres», 2008, p.23.
  • 2. Ibid., p. 25.
  • 3. Cormac McCarthy, Blood Meridian: or the evening redness in the West, New York, Random House inc., coll. “Vintage International”, 1992 [1985],  p.3.
  • 4. Ibid., p.27.
  • 5. Jean-Yves Tadié, Le roman d’aventures, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 2013, p. 5.
  • 6. Breaking Bad, Saison1-Épisode2
  • 7. Ibid. 
  • 8. OpCit., McCarthy, p. 167.
  • 9. OpCit., Stricker, p.43.
  • 10. Breaking Bad,  Saison5-Épisode14
  • 11. Jean Cuisenier, «Cérémonial ou rituel?» dans Ethnologie Française,  nouvelle série, T. 28, No. 1, Sida: deuil, mémoire, nouveaux rituels, 1998, p. 11.
  • 12. Robert Hamilton, «Liturgical patterns in Cormac McCarthy’s BLOOD MERIDIAN» Traduction libre par moi-même.
  • 13. OpCit., McCarthy, p.342.
  • 14. Breaking Bad, Saison 1-Épisode 7
  • 15. Ibid., Saison 4-Épisode 2
  • 16. Ibid., Saison 5-Épisode 15
  • 17. Jean-François Chassay, «L’imaginaire de la fin», Spirale – sciences humaines, n.228, 2009, p.110.
  • 18. Op. Cit., McCarthy, p.345.
  • 19. OpCit., Chassay, p.111.
  • 20. OpCit., McCarthy, p.349.
  • 21. OpCit., Chassay, p. 110.
  • 22. Breaking Bad, Saison1-Épisode5
  • 23. Breaking Bad , Saison5-Épisode16
  • 24. Breaking Bad, Saison5-Épisode5