Port Tropique: déconstruction de l'aventure

Port Tropique: déconstruction de l'aventure

Soumis par Stéphanie Faucher le 18/11/2014

 

Port Tropique fait écho à des romans et des récits d’aventures passés tout en ancrant son histoire dans un contexte moderne. Les récits d’aventures ont revêtus des formes différentes avec le temps et ont condamnés différemment les pensées et les rêves de ceux qui lui étaient soumis. En effet, comme le dit si bien Venayre, l’aventure est d’abord une représentation, une image de la réalité plutôt que la réalité elle-même (Venayre, 14). Ainsi, si l’aventure est avant tout une image (Idem),  Barry Gifford réussit à l’évoquer à la fois par la construction du récit et par la réutilisation de topoï de l’aventure.

Tout d’abord, Franz semble avoir une fascination pour les figures de l’aventurier. Dès le début du roman, il évoque Max Kroner,  qui avait été «un pionnier dans l’étude des vieilles civilisations indiennes» (Gifford, 70). Il ira même jusqu’à aller rencontrer sa femme: «Rencontrer la femme d’une légende, ce genre de truc» (Idem). Franz fait ainsi constamment des références à des personnages d’aventurier fictifs ou réels. Par exemple, il éprouve subitement «le vif désir de revoir son oncle Buck […]. C’était comme Douglas Fairbanks, avec cette même dégaine d’aventurier; une figure intéressante cet oncle Buck» (134).  Il parle aussi de son vieil  ami Sullivan qui «n’avait jamais manqué d’impressionner Franz» (Venayre, 146). Cet ami en question cherchait absolument l’effet que ça faisait de tuer un homme.

Il s’était tiré en Afrique du Sud, dans la brousse avec un couteau en tout et pour tout. Cinq jours il avait vécu de fruits et d’insectes: il dormait dans les arbres, marchait pied nus, dans l’insouciance de la battue organisée par ses parents afin qu’il fut retrouvé, sachant pouvoir s’en sortir sain et sauf et la tête pleine d’aventures à venir. (Gifford, 145)

Puis, il porte constamment des toasts ou évoque des personnages de films d’aventures, des décors, ou des situations en référence à l’aventure au cinéma ou en littérature: «La situation rappelait à Franz les tentatives d’Harry Morgan dans En avoir ou pas […]» (117). Encore plus qu’une seule situation, l’ambiance générale du roman rappelle celle du livre d’Hemingway. Dans les deux cas, l’aventurier solitaire se retrouve déambulant dans un port et le lecteur est  plongé dans cette ambiance de banditisme côtier, balancé entre les bistrots bruyants et puant l’alcool.

Le roman est bondé de citations de ce genre. Le personnage faisant constamment appel à des références de l’aventure semble être imprégné de son imaginaire autant littéraire que cinématographique. Comme le dit Venayre, l’aventure, c’est le rêve de l’aventure. «Le Don Quichotte de Cervantès voulait déjà vivre des aventures pour ressembler aux héros des livres de chevalerie […]» (Venayre, 12). Puis, même les conquistadors qui partaient en Amérique étaient hantés par les aventures d’Amadis de Gaule et écoutaient ces aventures de la chimère. Selon les historiens Benetto Croce et Lucien Febvre sans l’imitation de la geste de ce grand héros, leurs propres pérégrinations américaines leur auraient paru bien tristes (Idem). Ils en avaient besoin, explique Venayre, c’était leur ration de vitamines spirituelles (Idem). Si Franz ne cherche pas nécessairement à être un aventurier, il construit son univers sur des modèles de l’aventure en y faisait abusivement référence.  On peut y voir une certaine fascination pour l’aventure. Comme l’exprime Tadié, l’aventure introduit dans la lecture, donc dans la vie, la part du rêve. Le possible s’y distingue mal de l’impossible. Franz semble bien malgré lui, imprégné de cet imaginaire avec lequel il compare sans arrête sa vie: «J’étais à cette farce de conférence de presse au Tropique, sans la moustache il aurait pu jouer la doublure de Peter Lorre dans Le Faucon Maltais» (Gifford, 70).

Ensuite, Franz oscille entre rêves et réalité et semble constamment étranger face au monde: «Franz assis devant le zocalo, flâneur dans la ville, c’était comme un rêve» (174). Comme l’explique Sylvain Venayre, Conrad est devenu dans les premières années du XXe siècle, aux yeux de tous les critiques littéraires, celui qui a accompli, dans le domaine du roman la révolution de l’aventure (Venayre, 174). Il a mit en scène des personnages qui vivent moins d’aventures qu’ils n’en rêvent et ne s’interrogent sur le sens de ce rêve. Les aventures cessent d’être seulement un procédé romanesque comme elles étaient avec Jules Verne. L’aventure devient le cœur du roman puisque les personnages vivent désormais moins d’aventure. A la place, ils en parlent davantage et s’interrogent sur le sens à leur donner.  L’aventure n’est plus une péripétie qui fait progresser l’intrigue, elle est l’intrigue elle-même et la préoccupation principale des personnages (Idem).  Stevenson raconte des histoires enchanteresses, mais Conrad a le désir d’élucider la nature humaine (Idem). La vie de voyages leur offre ces occasions de conflits qui les confrontent à eux-mêmes, dans les détours secrets de leurs caractères (Idem). Lord Jim, est emblématique de ce mouvement par lequel «les aventures» du XIXe siècle deviennent l’Aventure du XXe siècle. Lord Jim, est dédié à cet impératif qui commande la destinée de Jim, brûlant de réaliser son désir d’aventure: «Suivre son rêve» (12).  Jim est un homme qui rêve d’aventure et qui, lorsque l’aventure survient réellement est incapable de lui faire face (174). Ainsi plusieurs auteurs français suivent la voie ouverte par Conrad et tentent de déporter l’aventure vers la psychologie et la métaphysique (Idem). Étant donné certains individus quelles seront leurs réactions en face de certaines circonstances? Franz flâne à Port tropique et passe ses journées à boire, à observer les gens dans le Zocalo et est impliqué occasionnellement la nuit dans des opérations de contrebande d’ivoire. L’action n’est pas l’objet principal du récit. Il est rêveur, réflexif et ressasse constamment son passé: «Franz restait seul. Il entreprit de tenir un journal, non pas au jour le jour, mais d’y porter ses réflexions, des souvenirs, des rêves» (112) Bien qu’il ne questionne pas la notion d’aventure de façon explicite, comme Lord Jim, il a cette même conscience de lui-même. En effet, il aborde à plusieurs reprises des thèmes typiques de l’aventure: 

Il faisait nuit et les arbres ne bougeaient pas. C’était mauvais signe, pensa Franz, et il ravala son thé avec du whisky. Il en but un et transpira. Il en but davantage et attendit et essaya de faire cesser en lui ses rêveries sur ce qui avait déjà eu lieu et sur ce qu’il ne pourrait plus longtemps maitriser. Il se dit que la vie c’était peu de choses si on n’en avait pas le contrôle, aussi mince fût-il.  (Gifford, 39)

L’évocation de cette idée de contrôle rappelle le stoïcisme du héros conradien qui tente continuellement de résister à la folie et à tout excès de passion (Zaiznoun). Ne croyant pas aux combats et aux agressions, le personnage conradien les traverses par la force de son esprit au lieu de les affronter, ainsi il finit par ne pas être affecté. De la même manière que le personnage conradien, Franz, reste plutôt inactif: «La pensée lui vint de la garder, de prendre la valise, de s’embarquer à bord d’un avion, mais l’idée d’être en cavale jusqu’à la fin de ses jours, qui assurément lui serait comptés, fit avorter ce projet« (Gifford, 54).

Port Tropique reflète les états d’âme d’un personnage plutôt changeant. En effet, avec Conrad «[…] pour la première fois dans l’histoire  du roman d’aventures, le personnage est divisé et changeant, […] les tensions auquel il est soumis sont interne autant qu’externe» (Tadié, 58). Par exemple, lorsque l’opération tourne mal en raison de la Révolution, Franz doit garder la mallette d’argent, ce qui signifie qu’il est à risque. Sa premier réaction sera de rester très calme: «Dans la mallette cette fois il y en avait deux fois plus que d’habitude, pourtant la trimbaler laissait Franz plus serein que jamais» (Gifford, 99). Mais, après avoir but plusieurs verres pour fêter la Révolution, Franz perd complètement le contrôle et semble se moquer de sa propre situation qui au fond est peu réjouissante:

Il s’agenouilla et contempla l’argent. Il tirait sur son cigare. Puis il rit et rit et tomba sur le sol et se roula  dans les feuilles trempées. Les animaux grognaient, couinaient poussaient des cris stridents. Les armes claquaient, parlaient et Franz allongé sur le sol riait et pleurait, puis fut pris de frissons et de tremblements, puis vomît chia, pissa jusqu’à se vider complètement et il sombra dans l’inconscience. (101)

La mort devient à ce moment un élément prédominant du récit à la manière des romans d’aventures classique:

Tout au long des années 1850-1940, le discours sur l’aventure était impensable sans référence à la mort frôlée: la mort pour le dire comme Jankélévitch, était le précieux épice de l’aventure.  Le risque mortel était de permettre de retrouver l’amour de la simplicité de la vie, une fois le danger passé. (Venayre)

La mort est à ses trousses et toutes opération pour rapporter la valise est périlleuse. Il devient conscient du danger qui le guette. Il dit même, en parlant de son ancien ami Sullivan: «A cause et en débit de cet engouement morbide, de ce désir de mort, Franz s’en était fait un ami» (Gifford, 145). Dans le roman d’aventure, comme le dit Tadié, la mort  exalte l’instant aux dépens de l’ennuyeuse continuité de la durée; elle joue la vie ou la mort tout de suite pour échapper à la mort qui surviendra plus tard (Tadié, 206).

De plus, la mort fascine le personnage: «La mort, se disait Franz, est la chose la plus fascinante qui soit» (Gifford, 77). Ses réflexions sur la mort et sur la façon de mourir peuvent évoquer un personnage comme Lord Jim. Lord Jim, à force de lire des romans d’aventures, rêvait de devenir un héros romanesque. Il découvre lors du naufrage de son navire qu’il n’y a pas d’héroïsme possible, rien d’épique, mais une lente angoisse sans passion dans laquelle le personnage est agi plus qu’il n’agit. Tout le récit est une quête vers cette cherche de l’héroïcité, quête qui finira tragiquement. Bien que Franz ne semble pas chercher une vie héroïque, de la même manière que dans l’œuvre de Conrad, la mort doit être significative ou du moins, un peu romanesque:

Le père de Franz était mort dans un hôpital, le plus ignominieux des lieux où mourir. Personne ne veut mourir à l’hôpital. Qui ne préférerait plutôt trépasser lors d’un duel sur une plage des Caraïbes à l’exemple de Basil Rathbone dans Captain Blood, voir les vagues vous vider de votre sang? Ou bien être assassiné dans son lit par un intrus? N’importe où, hormis l’institution publique aseptisée, sans âme. Pour mourir une révolution ne serait pas si mal, se disait Franz. Être pris dans la rue entre les deux camps, tomber sous leurs tirs croisés en tentant courageusement de mettre une vieille femme à couvert, un truc dans ce goût là. (Idem)

Finalement, face au danger, Franz tente de se rassurer en disant qu’ils seraient plus chanceux que certains héros dans les romans qu’ils avaient lus (118). Après tout, pensait-il, ils étaient des hommes pour de vrai. Mais, Bernardo répondit qu’il espérait que Franz disait juste, mais qu’il «savait néanmoins que seuls les hommes pour de vrai pourraient mourir et non pas les héros de roman» (Idem). Il est intéressant de voir que les personnages se questionnent sur la mort à l’intérieur même du roman d’aventure. Cette mise en abyme crée un effet de distanciation en rappelant au lecteur qu’il est dans une fiction.

Dans Rêves d’aventure, Venayre parle de la métamorphose de l’aventure au tournant du XIXe et XXe siècle. L’aventure, n’est plus la manifestation de l’impulsivité romantique des adolescents, mais peut aussi être un style de vie pour les adultes. L’aventure qui n’était autrefois qu’une péripétie, un incident ou même une mésaventure devient une valeur (Venayre, 156). C’est la figure de l’aventurier qui est, selon la formule de Cendras, ceux «dont l’aventure est la vie même» (157). Sylvain Venayre met en relief le changement de la figure de l’aventurier et analyse le rapport entre poésie moderne et l’avènement de la mystique de l’aventure (Ambroise). Pour lui, la nouvelle figure de l’aventurier moderne est Rimbaud, mythe dont on ne retient que l’éternel vagabond (Idem). Le nouvel aventurier n’est ni un reporter, ni un chercheur d’or, ni un colon, ni un prête, ni un soldat, ni un géographe, ni un guerrier. En d’autres mots, il n’est pas un héros. L’aventure moderne est donc caractérisée par le refus d’une activité sérieuse. Elle est comme la poésie, porteuse de valeur suprêmes: «l’accomplissement de soi dans lequel la question de la mort, l’individualisme, la solitude, deviennent des points de fixation capitaux» (Idem). Les aventuriers sont des marginaux isolés et ne sont plus de soldats de guerres, dit-il. Comme la langue rimbaldienne, l’aventure n’est plus au service d’idéaux, mais elle se prend elle-même pour idéal (Bouloc), c’est «l’aventure pour l’aventure», au même titre que «l’art pour l’art.» Avant, l’aventurier quittait son environnement familier avec un but précis à atteindre, tandis que maintenant, il «part pour partir» et réponde à un appel (Idem). Mais, ce désir de l’aventure sans autre but qu’elle-même ne s’exprime pas seulement par une «la relecture des poèmes de Rimbaud, dans l’admiration pour les destin de Lawrence ou dans le goût des romans de Conrad» (Venayre, 176), mais aussi par le mépris que des attitudes ou des objets emblématiques d’une vie étriqué, commune et aux antipodes de la réalisation de soi offerte par l’aventure (Idem). L’imaginaire de l’aventure se calque sur celui de la bohème (Idem). Venayre donne des exemples de ce désir d’opposition au bourgeois, à l’argent et à la réussite sociale:

Imagine t-on ironise Paul Bourget de retour de l’Ouest américain, des cow-boys ou des chercheurs d’or déposant leurs économies à la caisse d’épargne? Imagine t-on, s’amusent Conrad, Saint-Exupérie ou Jünger, des aventuriers désireux de se marier? (Idem)

Ainsi, Franz s’arrime parfaitement à cette idée de la célébration de l’aventure par le refus du bonheur bourgeois. Comme il est exprimé dans le récit, même à Port tropique, Franz préférait «le voisinage des plus pauvres et la compagnie des clochards» (Gifford, 144). L’aventure est celle de l’imprévu fondamental où on envisager la répétition est impossible. Ainsi Port Tropique nous plonge dans cette ambiance de l’incertitude: «Ce soir à Port Tropique l’on ressentait la même sorte de chaos, d’imprévu» (50). Sinon, lors des jours froids à la Nouvelle Orléans, Franz aimait se rendre a Tuajugue dans le Decature Street puisque: «Le whisky était de mauvaise qualité et le touriste s’entêtait rarement au-delà d’un verre» (143). Il dit aussi de son ami Sullivan qu’il l’admirait profondément en raison de «cette faculté d’adaptation, de cette nonchalance» (146).

De plus, Franz n’est pas marié et ne semble pas avoir beaucoup de liens affectifs. Comme l’explique Venayre, «les rêves d’aventures des jeunes gens ont aussi pour socle des pulsions sexuelles qui mêlent des désirs de jouissances inconnues et de domination» (Venayre, 117). L’aventurier qui émerge de toutes ces représentations est celui, qui a virilement vécu (Idem). On ne saurait imaginer un homme qui n’aime pas les femmes. Ainsi, Franz dans le roman fréquente plusieurs femmes dont il semble peu attaché, à l’exception d’une seule qu’il évoque constamment: Marie. Le sexe est omniprésent et envisagé de manière explicite et dépravé. Stoncy est l’exemple même de cette dépravation et illustre la femme dégradé comme simple objet de désir: «Elle baissa la fermeture éclair de son pantalon, se saisit de sa queue et la colla entre ses énormes seins, la suça bruyamment et en salivant beaucoup, étalant son trop plein de rouge à lèvres orange sur ses joues et son mentons» (Gifford, 37). Dans le roman-feuilleton, la condition féminine n’apparaît que sous la forme de figures stéréotypées. La prostituée en est un exemple et bien que Stoncy ne soit pas prostitué, elle fait de la pornographie et illustre cette figure.   

À plusieurs niveaux, Franz ressemble à la figure de l’errance, qui est souvent présente dans la littérature et au cinéma. Celle-ci possède un double de sens. D’une part, elle peut être significative de celui qui va au hasard, à l’aventure, celui qui vagabonde et qui va en toute liberté. Sinon le verbe peut aussi signifier, se tromper, avoir une opinion fausse, s’écarter de la vérité. Être errant, c’est être à un moment donné sans attache particulière, allant d’un lieu à un autre, sans but véritable. En apparence seulement, parce que l’errance est une quête, une quête d’autre chose (Berthet). L’errance se distingue du voyage puisque voyager, c'est quitter son domicile ordinaire pour l'inconnu, sachant que le voyage n'est vraiment accompli qu'avec un retour (Idem). Le voyage, il n'est pas recherché un autre lieu où vivre. Le voyage est un éloignement et relève de la décision et d’un projet (Idem). Ernst Bloch écrit:

Pour qu'un voyage plaise il faut qu'il soit entrepris de plein gré. Il faut que l'on soit heureux d'échapper à telle ou telle situation ou du moins que l'on parte sans regret. […] S'il n'est pas une rupture spontanée avec ce qui le précède, il ne mérite pas le nom de voyage. […] L'euphorie du voyage c'est l'évasion provisoire, sans regard en arrière. C'est un changement radical, que ne commande aucune contrainte extérieure. (Idem)

Mais, si l’errance se distingue du voyage, d’autres voyages peuvent s’apparenter à cette forme d’errance comme les voyages initiatiques à la recherche de soi-même par exemple. Dans cette errance, l’objectif n’est pas de se perdre, mais de se trouver. Elle est une quête qui n’envisage pas nécessairement de retour à l’endroit de départ (Idem). Effectivement, Franz passe ses journées à déambuler dans les bars et se questionne incessamment sur sa vie et sur lui-même: «Franz restait seul. Il entreprit de tenir un journal, non pas au jour le jour, mais d’y porter ses réflexions, des souvenirs, des rêves» (Venayre, 112). De plus, il n’évoque jamais le désir de retourner d’où il vient. Il semble libre d’aller où bon lui semble. Puis, bien qu’il s’adonne à ses activités de contrebande il ne semble pas avoir de but véritable et définitif. 

Venayre dit aussi que les rêves de l’aventure reposent depuis longtemps sur des images de l’ailleurs (Idem). Barry Gifford fait référence à cet aspect de l’aventurier dès le début du roman. Franz qui se trouve dans le café Habana écoute le récit d’un professeur nord-américain qui raconte l’histoire Max Kroner pionnier dans l’étude des vieilles civilisations indiennes. «Et selon le professeur, qui était vivant, […] le moindre des péchés du professeur mort, tombé en disgrâce était sa grandeur dans le souvenir des membres de cette civilisation dont il avait été un spécialiste, et qui le considérait à l’égal d’une figure quasi de légende.» Cet homme, explique Franz, travaillait pour le compte d’une compagnie pétrolière et en ayant été envoyé dans la jungle, il en est tombé amoureux. «Se retrouver là avec des mules écumantes, des serpents venimeux et des milliards d’insectes munis dans cet enfer de chaleur, c’était ce qu’aimait Max» (Gifford, 22). Plus tard dans le roman, Franz a un flash back de lui à 9 ans et se revoit chez le coiffeur où il observe une photographie de Max Kroner devant trois porteurs. Tout petit il pense: «Derrière les hommes sur le tronc, le jeune Franz le savait, se trouvait les jaguars, les serpents et les cannibales.» Ce retour en arrière est très évocateur puisqu’il illustre explicitement la représentation de l’ailleurs. En effet nombreuses ont été les images dans au XIXe siècle d’une représentation de l’ailleurs comme le lieu de mœurs et de coutumes appartenant à un passé révolu. Comme l’explique Venayre, nombreux auteurs de cette époque mettent l’emphase sur la présence récurrente, de l’Afrique noire à l’Océanie et à l’Amérique tropicale, du terrible cannibale, qui résume à lui seul, en les amplifiant, les dangers nés de la rencontre des peuples sauvages (Venayre, 190). Ces représentations de l’ailleurs semblent se manifester dans l’imagination du petit garçon.

Autour des années 1900, avec la brusque promotion de l’aventure comme valeur fondamentale de l’homme, la planète semble soudainement se rétrécir (185). Le monde semble avoir perdu de sa sauvagerie et on s’en inquiète. Ce regret d’un temps passé et surtout d’un espace aboli est l’un des grands thèmes du XXe siècle naissant. En effet, vainqueur des populations lointaines, les Européens arrivent nécessairement avec leurs mœurs, leurs croyances et leurs coutumes. Cette infinie diversité du monde semble désormais condamnée au profit de la civilisation européenne (207). Le recueil de Marie Dronsart le constate:

Le symbole de notre siècle, c’est le niveau; c’est sans doute pour cela que notre siècle s’ennuie, veut du nouveau et cherche autre chose, fût-ce à ramener un peu de barbarie chez nous. (Idem)

On regrette le temps où ces peuples n’avaient pas été contaminés par la civilisation. Ainsi, les rêves d’aventures s’appuient désormais sur l’existence minime de ces peuples préservés de l’influence des européens. Par exemple, Henri Michaux en Amérique du Sud rêve de rencontrer certains peuples reculés non pas pour affronter le danger qu’ils représentent, mais pour vivre parmi eux en sauvage et renouer avec le temps passé. Si les rêves d’aventure étaient autrefois des rêves de civilisation, désormais l’aventure est devenue un ensauvagement (208). De la même manière, lorsque que Franz va voir la défunte femme de Max Kroner elle leur parle de la dévotion dont avait fait preuve son mari, à quel point les Indiens l’avaient considéré comme l’un des leurs et combien ils respectaient en lui sa capacité à manier différentes cultures avec une égale facilité (Gifford, 75).

Finalement, une image importante du roman est lorsque le jeune Franz regarde une image de Kroner: «Au dessus la légende disait que Kroner était un pionnier dans l’étude des vieilles civilisations indiennes, l’un des derniers de ces aventuriers comme il en existait autrefois» (Idem). La phrase évoque la nostalgie de l’aventure comme le conçoit Venayre. En effet, aux alentours de 1900, la définition nouvelle de l’aventure comme mode de vie s’est accompagnée de l’affirmation de l’impossibilité de vivre vraiment cette vie là (Venayre, 208). On pense que les conditions qui l’avaient autrefois permise ont disparu de la surface de la Terre. Mais, d’une autre part on la célèbre comme jamais elle n’a été célébrée. Exploration, colonisation et évolutions techniques semblent avoir condamné un monde qui n’existe plus. L’exaltation pour la vie d’aventure est d’une certaine façon une résistance à la transformation de ce monde. «Désormais les rêves d’aventures, que l’explorateur continue à incarner splendidement, sont empreint de nostalgie» (213). Ainsi, dans Port Tropique, la légende de la photo qui affirme qu’il n’existe plus d’aventurier comme en existait autrefois est très représentative de cette nostalgie du passé.

Bref, le livre de Barry Gifford, nous plonge dans le vaste univers du roman d’aventure. Mais, la surabondance de l’intertextualité et l’utilisation éclectique d’éléments de textes préexistant fait de Port Tropique une déconstruction postmoderne du roman d’aventure. En effet, l’auteur réutilise plusieurs topoï du roman d’aventure comme la sauvagerie, la conscience de soi du héros conradien, l’errance, l’obsession de la mort et cela, dans une atmosphère de sexe et de meurtre. Toutes ces figures réunies qui appartiennent à des périodes distinctes, à des genres distincts et à des représentations distinctes évoquent la même idée, celle de l’aventure. Mais, si la surabondance de références nous plonge dans l’univers du roman d’aventure, on a l’impression que Barry Gifford cherche à les aligner les unes sur les autres, comme un clin d’œil référentiel à l’aventure au cinéma et en littérature. Les références sont tellement nombreuses qu’elles créent un effet de distanciation et empêchent au lecteur de se faire prendre dans le jeu de la fiction. Dans un monde où l’on passe de l’ère industrielle à l’ère de l’information, l’individu est inondé de différentes représentations par lesquelles il conçoit la réalité. L’abondance de l’intertextualité souligne le statut de construction littéraire du texte. Dans son roman, Barry Gifford présente une image complètement éclatée de ce qu’est l’aventure.  

 

Bibliographie

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BOULOC, «Sylvain Venayre, La gloire de l’aventure.», http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=GEN_052_0152&DocId=59857&Index=%2Fcairn2Idx%2Fcairn&TypeID=226&HitCount=10&hits=1006+1005+1004+1003+1002+c69+c68+c67+c66+c65+0&fileext=html#hit1, consulté le 29 octobre 2011.

GIFFORD, Barry, Port Tropique, Rivages/ Noir, Paris, 1980, 181 p.

TADIÉ, Jean-Yves, Le roman d’aventures, Quadrige/ Presses Universitaire de France, Paris, 1982, 219 p.

VENAYRE, Sylvain, Rêves d’Aventures: 1800-1940, Éditions de la Marinière, Aubier, 2002, 211 p.

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