Netflix: le refus de la futurité queer

Netflix: le refus de la futurité queer

Soumis par Luc Bonenfant le 08/11/2017
Institution: 

 

«What is this thing called ‘gay’?
And is it any good?»
- Mark Simpson.

Dans un documentaire de 2014 dont le titre –Do I Sound Gay?– en révèle de manière explicite le contenu, Ron Smyth, un professeur de linguistique de l’Université de Toronto, remarque que dans nos sociétés nord-américaines contemporaines, «un auditeur perçoit une voix à sonorité gaie comme une voix à sonorité féminine. Ceci indique un stéréotype d’ordre culturel. […] Les gens souhaitent que les hommes gais soient comme des femmes […]» (je traduis). De fait, comme l’explique ensuite le linguiste, si les gens souhaitent que l’homme gai soit comme une femme, c’est qu’il sera ainsi moins séditieux, qu’il pourra être rangé dans une catégorie qui reconduit en quelque sorte le confort de nos vies ordinaires et balisées. Pour frappante qu’elle soit, la remarque de Smyth reconduit un jugement de valeur attribué à ceux qu’on regroupe souvent trop rapidement sous l’étiquette du «monde ordinaire».

Il n’est sans doute pas innocent que Netflix offre ce documentaire. Netflix, on le sait, est un service de télévision et de film en flux continu de type «grand public», dont l’ambition est d’offrir au plus grand nombre possible un nombre le plus grand possible de titres télévisuels et filmiques. D’ailleurs, selon Wikipédia, «aux heures de pointes, c’est-à-dire en soirée, Netflix est responsable en 2011 d’environ 29,7% du trafic Internet en Amérique du Nord» (https://fr.wikipedia.org/wiki/Netflix, 25 juillet 2017). Netflix appartient de plain-pied à la culture populaire et l’on ne peut douter de sa popularité auprès du grand public.

Partant des présupposés qui informent le documentaire Do I Sound Gay?, le présent article s’intéresse donc aux films qui se trouvent dans la section «gais et lesbiennes» du catalogue de Netflix afin de penser la question de la (non)futurité queer dans le contexte de la culture populaire.

*

Netflix, en effet, représente un lieu de «consommation nonchalante» au sens où Richard Hoggart en parle. Dans La culture du pauvre, le penseur britannique propose en effet que la culture populaire met en jeu la question de la démocratie de l’art, à tout le moins un certain type de démocratie dans la mesure où il s’agirait pour cet art de donner au public ce dont il a envie, et vice versa. Hoggart n’y voit pas là de problème dans la mesure où les artistes qui s’adressent aux consommateurs d’art populaire «croient à leurs fadaises au moins autant que leurs lecteurs» (Hoggart, 1970: 264). L’auteur populaire n’est pas un cynique: plutôt il partage le même ethos que celui qui consomme son art, et c’est justement cet ethos partagé qui lui permet d’être «plus proche du public». Pour Hoggart, la création d’un art populaire se déploie dans la bonne foi réciproque:

Ce sont des auteurs [ceux de la culture populaire] qui ont des qualités d’expression supérieures à celles de leurs lecteurs, mais qui partagent indiscutablement leur ethos et leur vision du monde. […] ils sont plus proches du public que le véritable créateur, car ils ne visent pas à créer une œuvre d’art ou un objet nouveau, mais se contentent de fixer les images que le lecteur est incapable de retenir dans le flux mouvant de ses rêves ou de ses rêveries. (265-267)

L’auteur populaire n’est pas avant-gardiste; sa partition reste celle du consensus esthétique, mais aussi finalement du consensus politique dans la mesure où son art ne vise en rien à bousculer l’habitus de ceux qui le lisent.

Entrevue de la sorte, la section «gais et lesbiennes» de Netflix inclurait conséquemment des titres dont l’ethos partagé par les auditeurs-consommateurs ferait en sorte d’agir dans la perception développée de la culture gaie au sein de la culture dominante. Précisons toutefois que «culture gaie» n’équivaut pas à «culture queer»: le queer montre les limites de la pensée métonymisée par l’étiquette gai et sa culture, «en dégageant ce que la figure de l’homosexuel conserve d’inassimilable, de contestataire, de radical» (Castanet, 2013: 10) alors que la culture gaie reste celle assimilable au sein de la culture populaire. Netflix montre le gai, pas le queer.

Or l’un des procès possible de la culture gaie telle que Netflix la donne à voir reste sans doute celui d’une normalisation des rôles. Cette culture est pour l’essentiel une culture consensuelle formée de films qui tombent sous la catégorie du coming of age.

Lilting, un film britannique sorti en 2014, en constitue un exemple probant. Ce film raconte le destin d’une immigrante asiatique qui en vient à accepter graduellement la présence de l’amant de son fils récemment décédé et dont elle a du mal à faire le deuil. Cet amant est ailleurs excellent cuisinier et, peut-on dire, homme de maison confirmé. «La méfiance réciproque laisse peu à peu la place à une amitié pudique et la mère parvient finalement à admettre la relation que son fils entretenait avec Richard et dont il lui avait caché la nature» (https://fr.wikipedia.org/wiki/Lilting_ou_la_délicatesse, 25 juillet 2017). L’acceptation semble ici provenir de ce que Richard ne constitue pas une menace: attentif et bienveillant, il est celui par qui la mère pourra accepter l’état de son fils mort.

Dans What Happens Next, dont la première a eu lieu au FilmOut San Diego en 2011, Paul, un p.d.g. célibataire dans la cinquantaine, finit par accepter son homosexualité quand il tombe amoureux d’un homme moitié plus jeune que lui. C’est au cours de promenades avec leurs chiens respectifs que les deux hommes apprennent à se connaître, un peu comme le feraient n’importe quel futur couple hétérosexuel. Tout au long du film, Paul use de précautions de toutes sortes pour cacher son homosexualité à sa sœur envahissante et conservatrice, mais il l’admettra finalement dans un dénouement heureux (bien que rocambolesque) digne de toute comédie sentimentale.

Présenté à Sundance en 2013, Pit Stop nous introduit à Gabe, un homosexuel précédemment marié et père d’une fillette, qui devient graduellement amoureux d’Ernesto. Le film vise, si l’on se fie au site web de la production, à nous faire comprendre ce que cela signifie que d’être un «outsider» (http://pitstopthemovie.com/about/4572103089, 25 juillet 2017). Dans ce film, l’isolement affectif des deux hommes se conjugue en effet doublement: gais dans une petite ville qu’on suppose conservatrice, ils travaillent aussi dans un monde hétéronormé et machiste, notamment celui de la construction pour Gabe.

Bridegroom a remporté le prix du meilleur film documentaire de TriBeCa en 2013. Ce documentaire

porte à l’écran l’histoire de Shane Bitney Crone et de son compagnon Thomas Lee Bridegroom surnommé «Tom», qui a perdu la vie dans un tragique accident. Après la mort de Tom, Shane se retrouve isolé et privé de toute protection légale. Le film raconte leurs six années de vie commune ainsi que la lutte de Shane lorsque la famille de Tom ne lui concède même pas le droit d’assister aux funérailles de son amour disparu. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Bridegroom_(film), 25 juillet 2017)

De l’aveu de la documentariste Linda Bloodworth-Thomason1, ce film a pour but d’éveiller les consciences à la nécessité du mariage pour tous afin d’assurer la protection des conjoints survivants. L’enjeu du film consiste à régulariser des situations autrement anormales, l’une des devises du film, qu’on trouve sur les affiches promotionnelles, se lisant de la sorte: «Ce n’est pas une question GAIE. Ce n’est pas une question HÉTÉRO. C’est une question HUMAINE» (je traduis; les majuscules sont de la version originale).

Tous ces exemples sont absolument représentatifs de ce que les films de la section «gais et lesbiennes» de Netflix participent d’une normativité par l’aspect coming of age de leur marque. Comme l’indique le slogan de Bridegroom, qui refuse la division au profit d’une communion humaine, le queer n’est désormais plus l’autre: il est ce même en soi, polissage d’une altérité qui sera désormais pensée dans ce qu’elle possède de commun avec la majorité. Mais ces exemples ont aussi en commun le problème de la futurité physique, voire biologique: Lilting et Bridegroom nous présentent des veufs; What Happens Next, un homme passé l’âge habituel de se reproduire. Gabe, dans Pit Stop, s’est quant à lui déjà reproduit; il a assuré la perpétuation biologique de son existence en assumant une relation hétérosexuelle avant de devenir l’être marginal qu’il est désormais.

À tout prendre, Netflix semble bien présenter une culture gaie consensuelle qui participe de ce que Pierre-Luc Landry a récemment appelé la «neilpatrickharrisation» de la culture queer. Pour Landry, les rôles sexuels et sociaux que l’on fait endosser aux gais à la télé populaire sont très clairs:

[…] calqués sur ceux du modèle hétérosexuel, ils campent les individus dans une relation à long terme qui produira des enfants et qui viendra enrichir la classe moyenne en adoptant son style et son rythme de vie. […] Gay people are just like us! semble dire la télévision aujourd’hui. Regardez comme ils sont aimants, fidèles, regardez comme ils élèvent bien leurs enfants, comme ils entretiennent amoureusement le gazon et les fleurs devant leur maison! (2014, s.p.)

Bien que posée en des termes politiques, la réflexion de Landry rejoint sous certains aspects celle de Ron Smyth qui conclut que les gens souhaitent que les hommes gais soient comme des femmes. Landry attribue cette normalisation à «la lutte internationale en faveur du mariage» (2014, s.p.), laquelle aurait selon lui favorisé un climat d’hétéronormativité qui trouve de nombreux échos dans la culture populaire2. Pour autant, le calque opéré par la culture populaire d’un modèle hétérosexuel signe l’indice d’une posture plus profonde visant à repousser toute forme possible de contestation. La normalisation cherche à rendre lisse ce qui serait peut-être autrement trop encombrant par les formes déjetées et contestataires qu’elle donnerait à voir. La télévision actuelle ne laisse aucune place à une véritable dissension sexuelle.

À cet égard, l’intitulé même de la section de Netflix («gais et lesbiennes» plutôt que «queer») donne à lire une volonté de quiétude et de confiance par le réconfort d’étiquettes connues, mais aussi, il faut le préciser, différenciées par le genre sexuel alors que «gais et lesbiennes» signifie encore et toujours «hommes et femmes». Ainsi libellée, la section engage la possibilité pour l’hétérosexuel tout autant que l’être queer de se rassurer en renvoyant à une étiquette normative, voire normalisante. Comme l’écrit Peter Tatchell, «s’identifier comme étant gai offre une forme d’assurance confortable, en procurant le sentiment d’une personnalité, d’une place et d’un but» (Tatchell, 1996: 45. Je traduis). L’étiquette gai permet à celui qui s’y cherche de se trouver sans trop d’encombres ou de questionnements. Car du point de vue normatif du straight, le gai devient inoffensif quand il lui ressemble: soi-même comme un autre y devient la devise d’un lieu confortable où toute possibilité de dissension s’abolit dans l’absence de distance. Et du point de vue du queer, l’étiquette gai permet de prendre une place au sein de la culture dominante, même si cela signifie de ne pas la bousculer, de ne plus la déranger.

Le mot gai signe ainsi une adéquation de l’identité individuelle à l’identité communautaire qui permet paradoxalement de soutenir un système social perpétuant l’oppression du queer, notamment par la dépendance du régime capitaliste à l’égard du système familial de reproduction, dépendance qui, en retour, signe une conception étroite de la sexualité en Occident (Eadie, 1996). Netflix, avec sa section «gais et lesbiennes» ne fait pas autrement que de perpétuer cette conception policée où l’organisation sociale se trouve pensée comme une totalité où chaque organisme, chaque être humain, se voit assigné une place qui confirme en retour la validité de cette organisation. Socialement, le gai et la lesbienne netflixiennes n’auront un futur qu’à la condition d’être du même, c’est-à-dire à la condition qu’ils reproduisent en miroir les conditionnements et les usages sociaux de la majorité présumée hétérosexuelle.

Si l’on reprend la chose depuis les propositions de Hoggart, Netflix et son public partageraient donc un sentiment commun quant à la nécessité de préserver l’ethos conservateur qui caractérise la société occidentale actuelle. La configuration mentale de la culture populaire véhiculée par Netflix ne semble pas permettre un idéal utopiste où l’homosexualité, «en tant qu’orientation sexuelle distincte et exclusive, sera dépassée –tout comme son opposé spéculaire, l’hétérosexualité […où] la vaste majorité des gens sera ouverte à la possibilité de désirs à la fois hétéro- et homo-sexuels et où personne ne sera préoccupé par qui aime et désire qui» (Tatchell, 1996: 43. Je traduis).

Netflix oblige de choisir: l’on est straight ou l’on est gai, mais jamais queer et surtout: jamais ambivalent. Et si, comme l’écrit aussi Tatchell, «l’émancipation queer absolue réside dans l’abolition de l’homosexuel et l’éradication de l’homosexualité» (35. Je traduis), force est de se rendre compte que Netflix semble avoir éliminé la possibilité d’une menace proférée par le queer en l’aseptisant, c’est-à-dire en conférant un rôle hétéronormé au gai et à la lesbienne. Netflix n’éradique pas l’homosexuel: il le transforme pour le rendre conforme alors que le choix d’être pleinement et assurément gai n’y semble conduire qu’à la mort. C’est ce que laisse entendre Free Fall, un film allemand de 2013 dirigé par Stephan Lacant.

Ce film raconte l’histoire de Marc Borgmann, un policier qui, pendant un entraînement à l’académie militaire, rencontre Kay, avec qui il partage une chambre. Un jeu de séduction de la part de Kay s’ensuit qui fait en sorte que Marc tombera amoureux de lui. Mais cela ne se fait pas sans difficulté. En effet, Marc a une amie de cœur qui est enceinte. Il est ainsi partagé entre sa nouvelle attirance pour Kay et son amour pour Bettina, qui le quittera éventuellement. Marc devra conséquemment assumer sa nouvelle identité, au prix d’énormes difficultés, d’angoisses répétées et de chicanes nombreuses avec ses proches. Au final, Marc perdra ses amis et sa famille. Il se retrouvera coupé des liens qui ont toujours été les siens: ne lui reste que l’académie, où il retourne à la toute fin du film.

Tout au long, Free Fall joue sur les clichés identitaires qui opposent la vie dite hétérosexuelle à celle dite homosexuelle. Les moments de Marc passés avec Kay le sont dans des discothèques ou au lit, sinon dans des sentiers de course situés en forêt où les deux hommes peuvent s’ébattre. L’homosexualité est dans ce film réduite à la dimension physique des attractions corporelles, au sentiment d’un désir sauvage. Au contraire de cela, la vie hétérosexuelle de Marc permet les moments d’intimité: c’est là que Marc partage des barbecues avec des amis, une soirée devant la télé en amoureux ou un brunch du dimanche chez ses parents. Cette vie hétérosexuelle est aussi celle d’une permanence dans le temps: grâce à l’aide financière des parents de Bettina, le couple est propriétaire d’une petite maison qui leur permet de penser le futur de leur famille. La vie homosexuelle reste quant à elle associée à la fugacité et à la discontinuité: Kay est locataire d’un appartement qu’il n’hésite pas à quitter promptement quand il décide finalement qu’il en a assez de Marc. Toutes ces oppositions, on le voit, marquent des vies qui sont de la sorte irréconciliables.

Free Fall est exemplaire de ce que les films gais de Netflix ne permettent pas l’ambivalence. Le choix de Marc sera en effet celui de l’homosexualité franche et, si l’on se fie à la mise en scène filmique de Free Fall, ce choix aura comme conséquence sa disparition et, plus grave encore, sans doute celle, à terme, de tous les homosexuels.

Le film s’ouvre sur une scène où des étudiants de l’académie de police s’entraînent sur une piste de course. Bien au devant du peloton se trouve Kay et, derrière lui, une série d’hommes qui le reluquent par envie de performer aussi bien que lui. Kay, l’homosexuel, est celui qu’on contemple et qu’on souhaite rejoindre, ce que fera éventuellement Marc. La scène prend des allures cynégétiques; elle figure le mouvement de tension d’un désir homosexuel sous-jacent que la course scénographiée révèle. Cette scène pourrait sans doute se lire comme le prélude d’une acceptation grandissante, sorte d’étape initiale où le chasseur, Marc, finit par s’accorder avec l’objet de son désir si ce n’était que le film se termine très exactement sur la même scène, mais inversée puisque c’est Marc qui se trouve cette fois dans la position initialement dévolue à Kay. Dans cette dernière scène, le spectateur voit donc Marc en peloton de tête, avec à sa courre les autres membres de l’académie. Marc a ici littéralement remplacé Kay, mais la scène cynégétique retourne le geste du chasseur quand on se rend alors compte que Kay et Marc ne sont pas les proies dans ce geste de poursuite: ils sont plutôt le leurre, l’appât, c’est-à-dire celui que l’on veut rejoindre. Pour gagner Marc, Kay l’aura laissé le rejoindre sur la piste de course, et c’est dès ce moment qu’il aura ouvert son jeu de séduction. La scène finale laisse entendre que Marc, qui se trouve désormais dans le camp de l’homosexualité, fera lui aussi de même en choisissant dans le peloton celui qui deviendra son amant. Le chassé, dans Free Fall, ce sont finalement les postulants de l’académie, tous prétendants à la possibilité de la vie homosexuelle. Et celui qui semble être une proie apparaît finalement comme le prédateur; un prédateur d’autant plus redoutable qu’il n’ouvre pas explicitement son jeu, préférant se laisser désirer.

En cela, Free Fall est terrible dans sa conclusion alors que le choix de l’homosexualité se solde par la disparition éventuelle. Choisir l’homosexualité signifie, comme c’est le cas pour Marc, de renoncer à la vie familiale et paternelle au profit d’une vie dessinée comme instable et nocturne. Et l’homosexuel, une fois son choix assumé, semble ne pouvoir faire autrement que de retourner sur la piste pour élire une prochaine proie qu’il convertira. Poussée à son terme, cette logique de la conversion mène directement à l’élimination par la procuration qu’elle opère de la logique du même stérile, c’est-à-dire de l’impossibilité pour l’homosexuel de se reproduire autrement que par lui-même. Marc, comme Kay avant lui, est puni à cause de son choix. Et sa punition sera finalement de devenir le prochain prédateur agissant dans la chaîne de l’extinction du danger homosexuel. Dans son communiqué de presse, la production écrivait que «Free Fall représente un cinéma nouveau et puissant de l’Allemagne […] montrant de manière bouleversante ce qui arrive quand des vies sont brisées et qu’il semble impossible de plaire à tous les gens qu’on aime» (http://www.freefall.freierfall-film.de/derfilm.html, 25 juillet 2017. Je traduis). Mais plutôt qu’un film d’acceptation, nous nous trouvons face à un film conservateur alors que ce qui arrive quand des vies sont détruites est une autre destruction, ici ultime puisqu’elle concerne l’ensemble d’une communauté.

Tout se passe comme si le film relayait le discours entendu lors des manifestations contre le «mariage pour tous», à propos duquel Hervé Castanet écrit:

La famille, la filiation, la société, la civilisation seraient en péril. À être ainsi légitimée [par le mariage pour tous], l’homosexualité – car c’est d’elle qu’il s’agit malgré les dénégations répétées des anti – mettrait en cause nos fondements naturels. L’argument est lancé: il y aurait une loi naturelle et, sauf à sortir de l’humain, il faudrait s’y conformer et la défendre. (11)

Marc et Kay auront choisi le parti de l’animalité, ils seront «sortis de l’humain» et de la société qui en découle. Ils doivent conséquemment être punis, comme s’il leur fallait expier leur faute.

De manière générale, les homosexuels qui défilent sur l’écran netflixien sans choisir le parti de la «neilpatrickharrisation» se voient donc punis ou empêchés. Peu d’entre eux trouvent grâce devant le point de vue hétéronormé de la culture populaire. En cela, Pride offre une perspective légèrement décalée par la rencontre qu’il effectue de deux univers résolument opposés: celui du monde ouvrier hétérosexuel des mineurs gallois et celui du monde gai de Londres, plus précisément celui d’un groupe d’homosexuels qui fondent le LGSM («Lesbians and Gays Support the Miners») pour venir en aide aux mineurs en grève.

Présenté en 2014 à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes, Pride n’est pas sans reconduire certains poncifs relatifs à la vie dite homosexuelle. Mark Ashton, le héros du film, est par exemple considéré comme un «pervers» par un de ses voisins qui menace d’appeler la police lors de la prochaine «fête» tenue par Mark et ses amis. De la même manière, le film tient un discours qui tend à ranger la lesbienne et le gai dans des catégories différentes: à un ami qui lui demande quoi faire de la bannière qu’il tient à la Gay Pride, Mark répond candidement: «donne-la aux lesbiennes, elles adorent les bannières» (je traduis). Le ton est certes ironique, et Mark Ashton est un personnage d’abord et avant tout rassembleur: les fêtes et les événements qu’il organise sont fréquentés tout autant par des hommes que des femmes homosexuels, même si celles-ci y sont généralement en moins grand nombre. Sa phrase illustre néanmoins un clivage relatif à l’identité de genre par lequel le spectateur se reconnaîtra, la figure mâle homosexuelle ne constituant pas la même menace que la figure lesbienne dans l’imaginaire hétérosexuel: comme le dit Smyth dans Do I Sound Gay?, «les gens souhaitent que les hommes gais soient comme des femmes […]», mais il reste coi relativement à ce que «les gens» souhaiteraient pour les femmes homosexuelles. Tout au long, le film est donc ponctué de lieux communs dont certains trouvent même une vérité historique. On pensera à la scène de «gay-bashing» ou encore à celle où des punks menacent verbalement Mark et ses amis pour que viennent à l’esprit des scènes vécues ou ressenties. Ainsi en va-t-il aussi du personnage de Bromley, un jeune homme qui fera sa sortie du placard pendant le film. Lors de la première fête homosexuelle à laquelle il participe, une jeune lesbienne lui fait remarquer qu’il est mineur et que, à ce titre, il s’expose à une peine pénale alors que l’âge de consentement est fixé à «seize pour ceux qui se reproduisent, vingt-et-un pour les gais» (je traduis). Ainsi formulée en des termes crus3, la déclaration fixe l’impossibilité d’un quelconque avenir biologique pour les gais, rassurant de la sorte un public autrement inquiet de ce que l’avenir nous réserve.

Par-delà ces clichés et vérités historiques relayés par le film, le personnage de Bromley est intéressant parce qu’il agit comme pivot dans le biais du film alors que l’homophonie minor/miner ouvre une alternative politique permettant de déjouer cette impossibilité d’une futurité biologique. Dans Pride, les homosexuels assureront leur permanence par la marque durable qu’ils laisseront dans l’imaginaire du monde ouvrier britannique: «les communautés de mineurs sont persécutées comme nous le sommes» (je traduis) devient le mot d’ordre permettant l’union de ces deux mondes a priori irréconciliables.

Mineurs et gais partagent donc un ethos politique. «Notre fierté et le respect de soi est tout ce que nous avons» (je traduis): ces paroles d’un mineur interviewé au journal télévisé pourraient être celles de Mark Ashton qui avait auparavant précisé que les gais et les mineurs ont en commun le fait que Tatcher, la police, le public et les tabloïds les détestent. Ce n’est pas dire que ces communautés soient identiques. Des préjugés réciproques existent qui font en sorte que la rencontre entre ces deux mondes ne se fera pas sans heurts. Pourtant, après un discours où Mark Ashton explique à la communauté de Onllwyn qu’ils sont venus pour les aider parce qu’ils ont connu le même type d’épreuves qu’eux, les deux communautés s’apprivoiseront.

Or ce que propose en définitive Pride, c’est l’idée que la solidarité arrive par la connaissance de l’autre justement parce que cette connaissance permet de se défaire des préjugés résultant des généralisations réductrices. De là naît même l’amitié, comme le dit l’un des mineurs: «Vous nous avez donné […] l’amitié. Quand tu te bas contre un ennemi beaucoup plus gros, beaucoup plus fort que toi, eh bien, de réaliser que tu as un ami dont tu ne soupçonnais pas l’existence… eh bien, c’est le sentiment le plus agréable au monde» (je traduis).

Cette amitié aura été rendue possible parce que les personnages auront refusé l’aliénation des étiquettes rassurantes. Les habitants de Onllwyn sont d’ailleurs peints comme des êtres excentriques, difficilement identifiables à un groupe particulier. Ils sont, bien sûr, des provinciaux et des mineurs (ou femmes de mineurs), mais ces étiquettes ne permettent pas de les définir adéquatement, chacun possédant des caractéristiques qui le rendent unique. Excentriques, ils sont queer au sens étymologique du terme, c’est-à-dire «strange, unusual, or not expected» (http://dictionary.cambridge.org). En cela, leurs extravagances et leurs singularités font effectivement miroir à celles des jeunes hommes et femmes du LGSM, eux aussi plus queer que gai. Car Mark Ashton et sa bande refusent les étiquettes, signes et autres labels fixes et rigides. Leur but reste l’inclusion comme le montre notamment l’organisation du «Pits and Perverts Benefit Ball4», qui sera l’occasion de préciser que «ceci est un événement rassemblant ensemble les gens différents» (je traduis) et qu’il n’est pas nécessaire d’être gai pour y participer mais simplement d’afficher une sensibilité différente. Le personnage de Mark Ashton ne comprend d’ailleurs pas la logique consistant à défendre exclusivement les gais en laissant pour compte femmes ou travailleurs, et autres opprimés par la société. Compte seulement pour lui la perspective d’une défense plus inclusive qui rallie tous ceux que le système néo-libéral asservit.

En ce sens, ceux que Mark rassemble forment au final une multitude, c’est-à-dire «une immanence […] un ensemble de singularités» (Negri, 2002: 36). Le héros de Pride valorise les singularités individuelles plutôt que l’entendement unifiant du groupe sous l’égide de quoi l’on souhaiterait parfois ranger ces singularités. Pour lui, l’individu singulier n’obtient sa puissance que par la force immanente des collaborations qu’il engendre, par-delà toute étiquette réductrice. Ce faisant, Mark Ashton aura réussi à déplacer les enjeux du genre sexué et de l’hétéronormativité sur le terrain politique de la coopération alors que, comme l’explique Negri,

[l]a multitude est en effet toujours productive, elle est toujours en mouvement. Considérée d’un point de vue temporel, la multitude est exploitée dans la production; et envisagée d’un point de vue spatial, la multitude est encore exploitée en tant qu’elle constitue de la société productive, de la coopération sociale pour la production. (Negri, 2002: 37)

Cette perspective politique d’une coopération qui sous-tend le projet de Mark Ashton apparaît essentielle lors de dernière scène de Pride –scène qui se déroule à la Gay Pride de 1985, soit environ un an après la scène initiale du film. Dans cette scène, les membres du LGSM se font dire qu’ils doivent se ranger à la queue de la procession parce que «le comité [d’organisation de la Gay Pride] a l’impression que les gens sont lassés de la politique» et que cette manifestation devrait idéalement être «sans slogans» (je traduis). Ayant maille à partir avec ce discours des organes officiels de la communauté gaie, les LGSM dénonceront le caractère désormais voulu festif d’une manifestation dont les racines leur apparaissent profondément politiques en rétorquant que «nous sommes apparemment un Mardi Gras» (je traduis). Surgissent alors des dizaines d’autocars remplis de mineurs venus à l’initiative des habitants de Onllwyn. Mineurs et membres du LGSM ouvriront finalement la marche d’un Gay Pride réinvesti de sa dimension politique et subversive. Contre l’idée festive d’un happening annuel où les corps gais et lesbiens se donnent à voir dans la célébration des couleurs, des paillettes et du cuir, les habitants de Onllwyn et les membres du LGSM remettent le politique au centre de l’enjeu par la valorisation des extravagances propres au queer, semblant dire que nous pouvons tous en être si les mineurs en sont.

Pourtant centré sur un personnage primordial de l’histoire de la lutte des droits des homosexuels en Grande-Bretagne, Pride semble ainsi devenir acceptable pour le public de Netflix notamment parce que son enjeu dépasse la «cause gaie» pour atteindre une dimension politique qui embrasse l’axe gauche/droite. Ce faisant, le film devient toutefois inoffensif dans la mesure où il prend presque la forme d’un artefact, témoignage de luttes passées. Le film joue sur cet effet de référentialité en s’ouvrant sur des images d’archives montrant des manifestations de mineurs dans les années quatre-vingt et en incluant, dans ses images finales, du texte expliquant le contexte historique du défilé de la Gay Pride de 1985 et précisant l’avenir qu’ont connu certains de ses principaux personnages.

Si Pride est acceptable pour le public netflixien, c’est parce que les membres du LGSM, aussi subversifs soient-ils, ne constituent pas en définitive une menace réelle. Sur le plan sexuel, ils sont «sans futur» parce qu’ils ne sont pas des «breeders». Sur le plan historique et social, ils apparaissent dépassés puisque leur posture est minoritaire dans le paysage individualiste de l’Occident actuel. Au final, sa situation historique divertira ceux de la majorité bien-pensante qui verront dans Pride un propos pittoresque et pourront ainsi conclure que la lutte queer est infructueuse. Car Netflix, comme je l’ai écrit plus haut, oblige de choisir entre l’attitude hétérosexuelle ou celle homosexuelle (qui sera punie), ne laissant jamais de place pour le queer et ses ambivalences.

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Lacan avait forgé la plaisanterie d’une «norme mâle/normal» que l’analyste se refuse de penser puisque, selon ses propres mots, «aucun analyste ne peut s’autoriser sous aucun angle à parler du normal» (cité dans Castanet, 2013: 88). Mais ce qui vaut pour l’analyste ne semble pas tenir pour la culture populaire, où une logique de l’identification préside à des choix esthétiques formatés par les divisions hétéronormées. Au singulier des vies particulières, la culture netflixienne préfère le réconfort d’une identité collective uniforme, lisse, policée. Elle accepte difficilement, jusqu’à les refuser, les contingences et les inquiétudes procurées par le queer et ses singularités. C’est à ce titre que peut se dessiner un avenir pour ses personnages, autrement condamnés à la stérilité du même.

En témoigne le documentaire The Out List, un documentaire produit par HBO en 2013 qui «présente des personnalités LGBT notables, notamment des militants, des artistes, des athlètes et des politiciens» (https://www.netflix.com/search/out%20list?jbv=80096778&jbp=0&jbr=0, 25 juillet 2017). Tous aussi prévisibles les uns que les autres, les portraits de ces personnalités ne font que confirmer la posture de Netflix relativement aux normes des rôles genrés. Le générique du film est à cet égard frappant.  Sur une musique résolument positive et énergique, le spectateur voit défiler les photos de ceux qu’il entendra bientôt avec, en surplomb, une série de mots-clés qui défilent regroupés par «thèmes». Apparaît d’abord le groupe thématique suivant: «expression de l’identité sexuelle, orientation sexuelle, identité, homophobie», suivi de: «engagement, famille, enfants», lequel est suivi de: «mari, femme, partenaire, époux/se» et, ensuite: «unité, inclusion, conscience, droits humains, droits civiques». Le documentariste va plus loin dans son approche, en terminant son générique sur ce groupe de mots-clés: «patriotisme, service, impôts» (je traduis chaque fois). Le message apparaît clair: les LGBT sont des êtres humains comme les autres. Patriotes, ils sont de bons citoyens qui paient leurs impôts et savent s’engager dans une relation familiale longue et durable. Ils sont en tous points identiques à vous, semble ainsi dire le documentariste. Ces êtres apparaissent même désormais dans The Amazing Race se réjouit Neil Patrick Harris, tout aussi heureux d’avoir pu incarner «un hétérosexuel très très affirmé» (je traduis). Et Janet Mock, une transgenre interviewée après Harris, nous di: «après ma transition, j’ai souhaité vivre une vie normale au sein de la foule» (je traduis). Il semble fondamental à Janet Mock de rassurer les enfants vivants avec des problèmes d’identité de genre: «Ils sont tous beaux» dit-elle (je traduis). Rien ne cloche avec ces enfants, non pas parce qu’ils sont comme ils sont, mais bel et bien parce qu’ils seraient comme les autres. L’affirmation d’une différence passe ici par un désir de conformité.

Voilà où se trouve sans doute l’enjeu central de la représentation gaie et de l’absence de représentation queer dans Netflix: la culture populaire porte avec elle le discours dominant et policé de la normalité. Elle refuse la possibilité d’un écart, lequel doit illico se trouver rangé dans le moule de ce qu’on désigne comme la «vie normale».

Or le queer, pour exister pleinement, doit investir les imaginaires de la domination et de l’exclusion afin de s’affranchir de sa condition de sujet au nom de qui l’on parle. C’est à ce titre qu’il deviendra un sujet souverain, assumant sa parole par ce qu’il porte de radicalité et de différences5. En ce sens, Netflix n’offre pas tant des sujets gais et lesbiens souverains que des sujets dociles obéissant aux préceptes d’une vie conservatrice, c’est-à-dire des sujets qui refusent d’investir l’exclusion qui les porte pour plutôt s’assembler –et ainsi ressembler– à ceux qui, autrement, risqueraient de les bannir du grand cirque de la vie occidentale, comme le seront les personnages de Pride. Alors que le queer cherche à exister par la différence de son affirmation, le gai et la lesbienne netflixiennes s’effacent dans la masse au profit de l’assurance d’un avenir heureux parce que paisible. Parodiant une publicité britannique datant de la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix qui promettait que «the future’s bright, the future is orange», on pourrait en somme dire que chez Netflix, «l’avenir est radieux, l’avenir est uniforme».

 

Bibliographie

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Castanet, Hervé. 2013. Homoanalysants: des homosexuels en analyse. Paris: Navarin, 173p.

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Greenfield-Sanders, Timothy. 2013. The Out List. HBO.

Hoggart, Richard. 1970. La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre. Traduction de François et Jean-Claude Garcias et Jean-Claude Passeron, Paris: Minuit, 423p.

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http://www.freefall.freierfall-film.de/derfilm.html. Site consulté le 25 juillet 2017.

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Lacant, Stephan. 2013. Free Fall, Kurhaus Production.

Landry, Pierre-Luc. 2014. «Contre Neil Patrick Harris ou pourquoi je refuse de me marier et pourquoi je suis en colère contre la télévision» Françoise Stéréo, http://francoisestereo.com/category/chroniques/existentialisme-queer/. Consulté le 25 juillet 2017.

Negri, Toni. 2002. «Pour une définition ontologique de la multitude», Multitudes. No 9, p.36-48.

Tan, Yen. 2013. Pit Stop. Mile Marker Film/Vilcek Foundation.

Tatchell, Peter. 1996. «It’s Just a Phase: Why Homosexuality Is Doomed». In Mark Simpson (dir.) Anti-Gay. Londres/New-York: Cassell, p.35-54.

Thorpe, David. 2014. Do I Sound Gay? IFC Films/Sundance Selects.

Warchus, Matthew. 2014. Pride. Pathé/BBC Films/Proud Films.

 

  • 1. Voir: http://bridegroommovie.com.
  • 2. On peut sans doute argumenter que le «mariage gai» permet dans une certaine mesure d’amoindrir la discrimination justement parce qu’il donne à voir la figure d’une altérité autrement inaccessible parce que trop radicale. Néanmoins, Landry a raison de penser qu’il contribue à faire persister l’idée d’une normativité gommant toute possibilité de différences.
  • 3. «Sixteen for the breeders, twenty-one for the gays» (je souligne).
  • 4. Ce concert a véritablement eu lieu le 10 décembre 1984 au Electric Ballroom de Camden avec Bronski Beat en tête d’affiche.
  • 5. Je remercie Jules Gagnon-Hamelin qui a stimulé dans un tout autre contexte ma réflexion sur cette idée de sujet parlé / sujet parlant.