L'effet de la banlieue américaine sur les intellectuels dans «Revolutionary Road»

Sam Mendes. «Revolutionary Road» (2008)
Sam Mendes. «Revolutionary Road» (2008)

L'effet de la banlieue américaine sur les intellectuels dans «Revolutionary Road»

Soumis par Roxanne Côté le 23/02/2015
Institution: 
Catégories: Dystopie, Idéologie

 

Certaines œuvres sont marquées par leur contexte de production beaucoup plus fortement que d’autres. Les transgressions entre la culture d’élite et la culture populaire ont permis à différents auteurs de traiter de réalités populaires dans des œuvres marquantes pour l’art et la culture. Revolutionary Road, écrit en 1961 par Richard Yates, relate les effets de la vie banlieusarde et de ses idéologies sur le quotidien d’êtres anticonformistes. L’adaptation cinématographique de Samuel Mendes, faite en 2008, reprend le fil conducteur de l’histoire, mais amincit le propos en élaguant certains éléments primordiaux de l’œuvre littéraire. Les deux œuvres présentent tout de même la banlieue comme un lieu aliénant pour les figures d’intellectuels. En effet, il sera possible de constater que les rôles sexuels traditionnels sont fortement invoqués par la banlieue, qui enferme l’homme et la femme dans des sphères d’actions spécifiques. Les personnages ayant des idées réactionnaires, qui ne vont pas dans la même direction que les valeurs véhiculées par la banlieue américaine des années 1950, permettent alors d’établir une dichotomie commune à l’œuvre et à son adaptation, où l’anticonformisme se lie à la folie et à la sphère du malsain. Symboliquement, la fenêtre panoramique permet de comprendre toute la portée et l’influence de la banlieue sur les personnages. Il sera ainsi possible de voir, en se basant sur les réflexions de Micheal P. Moreno et Boris Ibric sur les œuvres, en quoi elles dépeignent un milieu social populaire, la banlieue américaine, qui agit sur les personnages en désémantisant leur milieu et en aplatissant toutes les idées qui les entourent.

Ce sont avant tout les pressions sociales, qui se trouvent confirmées et renforcées par le mode de vie qui accompagne les banlieues, qui agissent comme élément aliénant pour les figures d’intellectuels dans le roman Revolutionary Road. La banlieue s’associe à un mode de vie bien précis, où la vie se resserre autour de la cellule familiale, et où les rôles sociaux et sexuels sont clairement définis. C’est une banlieue très précise qui est présentée dans les deux œuvres ici étudiées, soit la banlieue américaine de la démobilisation des militaires. Il s’agit de la banlieue de l’après-guerre, mais aussi de celle de la Guerre froide. Comme l’explique Micheal P. Moreno, «Revolutionary Road denotes a moment in American society when the United States was re-designing itself into a “new and improved” culture based upon material consumption of leisure products and lifestyle amenities» (Moreno: 84). La banlieue est alors un lieu marqué par la consommation et propose un nouveau mode de vie aux couples, qui doivent acheter et consommer, ce qui mêle la vente à la sphère familiale: «Yate’s novel demonstrates this transformation firmly reifies, rather than revolutionizes, gender roles in the domestic sphere and, in the process, re-manufactures the suburban male from the “GI Joe” image of masculinity to an emasculated body- an anonymous, gray-flaned consumer» (Moreno: 85). Bien que le personnage de Frank soit en crise identitaire et qu’il cherche à affirmer sa masculinité, il est possible de comprendre que le fait que certains personnages anticonformistes remettent en question les rôles sociaux véhiculés par la banlieue est la source d’une certaine perte de masculinité chez lui.

La banlieue qui est présentée dans le roman et son adaptation cinématographique est en effet un lieu où les stéréotypes sociaux, familiaux et domestiques sont tous fortement invoqués. L’homme est confronté à un nouveau modèle: l’homme organisationnel. Moreno théorise cette nouvelle identité masculine en expliquant: «the organization man was to become a domesticated cog in the corporate wheel who dwelled in the suburbs and consumed products from the burgeoning mass market economy» (Moreno: 86). Dans ce sens, l’homme est responsable de la vie économique de sa famille. Il contrôle les achats et décide de ce qui sera consommé à l’intérieur du foyer. C’est effectivement le rôle principal que joue Frank Wheeler, dans le roman tout comme dans le film, puisqu’il est la source de revenu de sa famille. Son statut d’homme d’affaires lui offre un pouvoir et une autonomie qui lui permettent d’aller et de venir à sa guise et qui justifient ses actions. Frank se dit même à lui-même, alors qu’il revient d’une aventure extraconjugale, qu’il a tous les droits puisqu’il est un homme.

The way for a man to ride was erect and out in the open, out in the loud iron passageway where the wind whipped his necktie, standing with his feet set wide apart on the shuddering, clangoring floorplates, taking deep pulls from a pinched cigarette until its burning end was a needle of fire and quivering paper ash and then snapping it straight as a bullet into the roaring speed of the roadbed, while the suburban towns wheeled slowly along the pink and gray dust of seven o’clock. (Yates: 107)

L’homme est ainsi manifestement associé, dans l’univers diégétique de Revolutionary Road,  à la sphère de l’action, de la liberté, du danger et de la puissance. La femme, quant à elle, est totalement restreinte à la sphère familiale.

Relegated to child care, Tupperware parties, and other small scale endeavors that promoted Euro-American cultural awareness within the community, educated, white, middle-classed women, like April, were removed from the larger sectors of the work force after the war and discouraged, even prevented, from pursuing career opportunities in light of their new role as suburban homemaker. (Moreno: 88)

Le rôle de la femme est effectivement uniquement lié à la vie intime et familiale, et elle n’a de pouvoir dans aucun autre domaine. Hors des marchés et des opportunités d’affaires, la femme est présentée comme étant subordonnée à l’homme. Il est très facile de comprendre en quoi la banlieue se lie à la passivité supposée de la femme dans les nombreuses scènes, dans le roman tout comme dans le film, où les autres banlieusards s’opposent au mode de vie des Wheelers, sous prétexte qu’il est inconvenant qu’une femme travaille pour faire vivre sa famille. Une scène en particulier, qui a été adaptée du roman au film avec très peu de différences, est celle où le couple Campbell discute du mode de vie des Wheelers après leur soirée ensemble: «[W]hat kind of half-assed idea is that about her supporting him? I mean what kind of man is going to be able to take  a thing like that» (Yates: 159) Il est également possible de voir le personnage de Mrs Givings, dans le roman beaucoup plus que dans le film, comme un exemple du tabou social entourant la femme dans le milieu du travail. Alors qu’elle tient à travailler pour s’occuper, elle doit constamment se justifier aux yeux de son mari, qui trouve cela inutile et qui lui répète qu’ils n’ont pas besoin de l’argent qu’elle gagne. Ce qui lui permet cependant de travailler est le fait qu’elle ne souhaite pas en tirer de liberté ou d’autonomie. Elle veut travailler simplement pour occuper son temps; le travail devient alors, pour elle, le simple passe-temps d’une banlieusarde ennuyée: «[S]he’d never been able to explain or even understand that what she loved was not the job – it could have been any job- or even the independence it gave her […]. Deep down, what she’d loved and needed was work itself» (Yates: 164). Elle travaille pour se désennuyer, et cela est acceptable pour la société de l’époque puisque cela n’interfère pas avec les sphères d’action masculines, et ne les remet pas en question. Ainsi, en évoluant à l’intérieur du barème créé par la vie banlieusarde, et les rôles sexuels qu’elle impose, Mrs Givings peut trouver dans le travail un rempart contre ses obligations en tant que femme. Comme l’écrit Yates, «[I]t was all that fortified her against the pressures of marriage and parenthood. Without it, as she often said, she would have gone out of her mind.» (Yates: 164).

Les personnages présentés  comme des intellectuels dans le roman Revolutionary Road, notamment John Givings et le couple Wheeler, ne sont pas d’accord avec les idéologies véhiculées par ce milieu. Le caractère arrêté de la banlieue et ses idéaux conservateurs sur les rôles sexuels réduisent le monde aux apparences et à la matérialité. Barthes explique à propos de la figure de l’intellectuel:

Comme tout être mythique, l’intellectuel participe d’un thème général, d’une substance: l’air, c'est-à-dire (bien que ce soit là une identité peu scientifique) le vide. Supérieur, l’intellectuel plane, il ne "colle" pas à la réalité (la réalité, c’est évidement la terre, mythe ambigu qui signifie à la fois la race, la ruralité, la province, le bon sens, l’obscur innombrable, etc.).  (Barthes: 200)

Les intellectuels de Yates sont en effet des êtres qui ne s’attachent pas à la matérialité de la vie, mais plutôt à son potentiel idéal. Ils idéalisent le monde et interagissent avec ce monde idéalisé. Les Wheelers, tout comme les Campbells, qui se prétendent eux aussi intellectuels, affirment à de nombreux moments dans le récit qu’ils ne vivraient pas en banlieue s’ils avaient le choix. «Economic conditions might force you to live in this environment, but the important thing was to keep from being contaminated. The important thing, always, was to remember who you were», écrit Yates (21). De cette manière, les intellectuels, qui vivent au-dessus du monde matériel de la consommation, n’adhèrent pas au mode de vie de la banlieue, qui catégorise et aplatit les identités, désémantisant de ce fait le rapport au monde.

Dans le film, certaines oppositions très claires présentées dans l’incipit permettent de comprendre les effets de la banlieue sur les personnages. Le film s’ouvre sur une scène qui se déroule dans une fête, où Frank et April se rencontrent. Ils se courtisent dans cet environnement chaleureux et urbain. Ensuite, un saut dans le temps présente Frank qui assiste à la pièce de théâtre dans laquelle April avait un rôle. Il semble déçu et mal à l’aise. Les personnages sont ensuite présentés plus en profondeur dans une querelle particulièrement violente qui prend place sur l’autoroute menant à leur maison. Tous les éléments qui avaient été présentés auparavant subissent, dans cette querelle, une forte chute, puisqu’il est possible de comprendre que la vie des deux personnages n’est pas du tout celle qu’ils auraient voulu avoir. Le rêve d’April, qui était de devenir une actrice, ne s’est pas réalisé. Leur vie s’est envenimée avec le temps. Un peu plus tard, dans une scène où April transporte les poubelles jusqu’à la rue et se remémore le moment où Frank et elle ont vu leur maison pour la première fois, l’opposition entre la légèreté du souvenir, qui présente une complicité entre les Wheelers, qui se sourient dans la voiture, s’oppose drastiquement à la querelle qui avait ouvert le film. En sachant ce que le couple Wheeler est devenu depuis qu’il a emménagé en banlieue, le spectateur comprend que la nouvelle vie des personnages principaux, qui se lie à la banlieue et au mode de vie qui lui est associé, incarne une chute de leurs idéaux. Comme l’explique Boris Ibric dans un article sur l’adaptation de Mendes, «Frank and April’s relationship gradually deteriorates; the couple are arguing constantly. Anxious and depressed, April does not see the purpose in her passive, sultifying life of suburban conformity, while Frank looks for excitement in casual sex with a Knox secretary» (Ibric: 82). C’est donc de cette manière que la vie en banlieue est présentée comme aliénante pour les personnages principaux dans le film Revolutionary Road.

Le drame du récit, dans l’histoire de Revolutionary Road, vient du fait qu’April Wheeler, contrairement aux autres femmes de son époque et à ce que la société la forçait à désirer, refuse de jouer le rôle social sexuel qui lui est imposé. Elle est dégoûtée par la banlieue dont la vie stagnante représente pour elle un enfermement. Elle blâme Frank en lui disant: «You’ve got me safely in a trap» (Yates: 28). Sa première grossesse avait été une erreur, car elle était arrivée trop tôt. Dans le roman, elle affirme même avoir voulu l’avorter, pour pouvoir continuer à vivre librement. Cependant, dans le film de Mendes, le discours sur l’avortement qu’elle tient à Frank n’est présent qu’au moment où elle tombe enceinte pour la troisième fois. Son opinion sur l’avortement, comme celui sur les femmes dans les milieux de travail, dérange dans le roman, beaucoup plus clairement que dans le film, puisqu’il remet en question le pouvoir décisionnel de l’homme, qui est présenté comme une figure dominante selon les stéréotypes qui régissent la banlieue. Dans le roman, Frank Wheeler n’est pas contre l’idée de l’avortement, il est contre l’idée que sa femme ait pris une décision sans d’abord le consulter. «[H]e knew it wasn’t the idea itself that repelled him – the idea itself, God knew, was more than a little attractive – it was that she had done all this on her own, in secret» (Yates: 51) se dit en effet Frank alors qu’April, à sa première grossesse, lui explique comment elle voudrait y mettre terme. L’impossibilité pour la femme de prendre des décisions importantes à l’intérieur de son foyer, qui est géré par l’homme, est alors beaucoup plus largement représentée dans le roman, du fait que l’avortement n’est pas la véritable raison du conflit. Frank Wheeler, dans le roman, et ce au moment de la première grossesse d’April comme à celui de sa dernière, tient à avoir le dernier mot et à prendre la décision. Ce n’est donc pas une question éthique, mais plutôt une question de rôles sexuels et de pouvoir de la masculinité qui organise le nœud du récit. Dans le film, le personnage est beaucoup plus politically correct puisque son discours s’organise autour de l’opposition à l’avortement, qui est une question éthique qui transcende la simple hiérarchie des pouvoirs accordée par les rôles sexuels. Il s’écrie: «How can it be for me when the thought of it makes my stomach turn?» De cette manière, puisque l’opposition de Frank à l’avortement d’April n’est pas motivée par les mêmes réflexions, le film de Mendes évacue une certaine dimension du conflit pour accorder au personnage de Frank des idéaux plus acceptables.

La question de l’avortement permet cependant d’établir une dichotomie qui oppose le sain au malsain dans l’œuvre de Yates, tout comme dans celle de Mendes. Très rapidement dans le roman, dans leur première querelle, Frank dit à April: «[y]ou know what you are when you’re like this? You’re sick. I really mean that» (Yates: 28). Le caractère d’April, son entêtement, son refus de la famille et sa volonté d’indépendance sont tous des éléments qui s’opposent à l’image de la femme au foyer qui dominait à l’époque dans la banlieue. Ainsi, puisqu’elle n’est pas ce qu’elle devrait être selon les standards sociaux, elle est immédiatement classée du côté du malsain. Elle est malade. Dans les deux œuvres, Frank Wheeler dit à April qu’elle devra consulter un psychiatre, puisque son refus d’avoir des enfants fait d’elle une femme anormale. Ainsi, puisque les rôles sexuels sont très clairement définis dans la société américaine de 1955 et restreignent la femme à la sphère familiale et aux soins des enfants, April Wheeler, qui ne veut pas avoir l’enfant dont elle est enceinte, s’oppose au modèle féminin en incarnant un contre-exemple. Dans ce sens, les rôles sociaux cantonnent April Wheeler du côté de la maladie, de l’anormal et du malsain puisqu’elle ne désire pas ce que toutes les femmes de son époque devraient désirer.

Le personnage de John Givings représente aussi une non-conformité qui dérange dans le milieu social dépeint par l’œuvre. Ses actions, qui sortent du cadre des actions acceptables selon les standards de société, sont excusées par sa maladie, alors qu’il ne s’agit que d’opinions avant-gardistes. Mathématicien et intellectuel, John Givings n’accepte pas la conformité et les stéréotypes de son époque. Après avoir reçu plus d’une trentaine d’électrochocs, et avoir passé un moment à Greenacres («a really excellent place […], from the standpoint of-oh, of facilities and staff and so on; much better, for instance, than most of the private rest homes and whatnot in the area» (Yates: 171), se sent obligée d’expliquer Mrs Givings dans une banlieue dominée par les apparences), il rencontre les Wheelers dans une soirée organisée par sa mère. Dans le roman, le moment où il sourit pour la première fois constitue un spectacle assez troublant pour les gens qui l’entourent, et présente déjà le personnage comme un marginal. Ses gestes sont des parodies de banlieusards typiques.

[H]is face burst into an astonishing grin. His cheek drew back in vertical folds, two perfect rows of tobacco-stained teeth sprang out between his whitening lips, and his eyes seemed to lose their power of sight. For a few seconds it seemed that his face might be permanently locked in this monstrous parody of a friend-winning, people-influencing smile, but it dwindled as the party moved deferentially into the house. (Yates: 194)

Le sourire de John, qui ridiculise le charisme et la prestance que les gens qui l’entourent veulent se donner, n’est pas aussi ridicule dans le film. La scène se déroule très rapidement, et n’accorde pas beaucoup d’importance à cette caricature. Cependant, un autre élément présente John comme un personnage qui dérange les habitudes codifiées de la société dans laquelle il vit, dans le roman tout comme dans le film. Il s’agit du verre dans lequel il veut avoir son cocktail. «Take a highball glass, put a couple-three ice cubes in it, and pour the sherry up to the brim. That’s the way I like it» (Yates: 196). Cette demande spéciale instaure l’anticonformisme du personnage et fait réagir sa mère, qui est le personnage de l’histoire le plus ancré dans les standards et la conformité de l’époque.

Mrs. Givings, sitting tense as a coiled snake on the edge of the sofa, gently closed her eyes and wanted to die. Sherry in a highball glass! His cap on the bookshelf - oh and those clothes. Week after week she brought him clothes of his own to wear – good shirts and trousers, his fine old tweed jacket with leather elbows, his cashmere sweater – and still he insisted on dressing up in these hospital things. He did it for spite. (Yates:196)

L’extrait, qui présente les réflexions de Mrs. Givings sur son fils, met en lumière toutes ses actions qui s’opposent aux standards de bon goût et de civilité. Le fait qu’il insiste pour porter les vêtements que l’hôpital lui offre plutôt que ceux que sa mère lui donne permet de comprendre que John tient à s’éloigner des habitudes de celle-ci, qui est totalement enfermée dans la pensée banlieusarde de l’époque. Dans l’adaptation de Mendes, la demande de John crée également un malaise dans la pièce. Ainsi, le personnage de John Givings s’oppose aux standards de l’époque dans le roman tout comme dans le film.

De manière encore plus concrète, c’est lors de la dernière rencontre entre les Wheelers et John Givings que son comportement se rattache le plus manifestement au malsain. Alors qu’il met les Wheelers devant l’échec de leurs plans et leur fait voir leur responsabilité dans leur malheur, ses propos sont très dérangeants pour l’époque et pour les gens qui l’entourent. La scène est presque identique, dans le film et dans le roman, ce qui démontre qu’elle garde une très grande importance dans l’histoire, même à travers  l’adaptation cinématographique. John Givings dit, entre autres, à April à propos de Frank: «you must give him a pretty bad time, if making babies is the only way he can prove he’s got a pair of balls» (Yates: 302). Cette remarque touche en effet à une des problématiques majeures du récit, le fait que les décisions prises par April empiètent sur le champ d’action de Frank, qui devrait, en tant qu’homme, avoir le dernier mot sur tout. La personnalité d’April remet alors effectivement en question la masculinité de Frank. La réflexion de John est toutefois inacceptable pour Frank qui est lui-même, à ce moment du récit, ancré dans le modèle masculin de son époque et qui cherche à prouver son pouvoir et sa force en convainquant sa femme de poursuivre sa grossesse. La scène perd cependant de sa profondeur dans le film, puisque la question de la grossesse y est réduite à une question morale, alors qu’elle se doublait, dans le roman, de toutes les réflexions entourant les rôles sociaux de l’homme et de la femme. Lorsque la conversation dégénère, Mrs Givings souligne l’état de son fils. «He’s not well, Frank»1, insiste-t-elle, pour justifier ces propos dérangeants. Frank répond alors:  «I don’t give a damn if he’s well or sick or dead or alive, I just wish he’d keep his God damn opinions in the God damn insane asylum where they belong» (Yates: 302). Ainsi, les opinions de John sont immédiatement liées à son état psychiatrique et présentées comme anormales et malsaines. Le deuil désespéré de Frank, à la toute fin, alors qu’il a appris la mort de sa femme, est aussi un élément incongru dans la conformité et le calme de la banlieue. «A man running down these streets in desperate grief was indecently out of place» (Yates: 340). C’est donc en invoquant des personnages qui sont en réaction contre les standards sociaux de l’époque et qui détonnent avec le milieu que se développe l’opposition entre le sain et le malsain dans Revolutionary Road.

Matériellement, le mode de vie de la banlieue et tout ce qu’il représente de négatif pour les Wheelers est incarné par la fenêtre panoramique. Symbole de la vie banlieusarde, la fenêtre panoramique joue une très grande importance dans le roman de Yates, alors qu’elle n’est présente qu’à deux moments dans le film de Mendes. La traduction francophone du roman s’intitule La fenêtre panoramique, alors que le film, dans sa version francophone, a opté pour Les noces rebelles. Ce choix évacue en grande partie la métaphore filée qui accompagne cet élément du récit. Dans le roman, ce symbole de la conformité est abordé pour la première fois lorsque les Wheelers trouvent la maison qu’ils veulent acheter. «[I]t’s outsized central window [was] staring like a big black mirror», écrit l’auteur à la page 31. Le rapprochement avec le miroir permet de comprendre que la fenêtre offrira un reflet de la vie des personnages. Comme un cadre, la fenêtre rend une portion de la vie à l’intérieur de la maison. Dans les deux œuvres, la scène où April est en hémorragie à la suite de son avortement se déroule devant cette fenêtre. Il s’agit cependant d’une des seules allusions symboliques à la fenêtre dans le film, qui sépare April du monde dont elle rêve. Dans le roman, les personnages voient le monde à travers cette fenêtre, qui le déforme. Bien que Frank ait cru que cette fenêtre ne changerait pas leur vie (Yates: 31), le roman laisse bien comprendre que le contraire se produit. Dans un extrait où ses enfants lui demandent de leur lire les funnies, et insistent pour entendre aussi le funny qui n’en est pas un, mais plutôt une publicité, Frank constate que le monde autour de lui, le monde de la banlieue, est désémantisé.

He felt as if he were sinking helplessly into the cushions and the paper and the bodies of his children like a man in quicksand. When the funnies were finished at last he struggled to his feet […] and stood for several minutes in the middle of the carpet, making tight fists in his pockets to restrain himself from doing what suddenly seemed the only thing in the world he really and truly wanted to do: picking up a chair and throwing it through the picture window. What the hell kind of a life was this? What in god’s name was the point or the meaning or the purpose of a life like this? (Yates: 59)

Il se sent englouti par le mode de vie de la banlieue, mode de vie où rien n’a de sens, où tout dépend d’une technique de vente, même les histoires pour les enfants qui sont truffées de publicités, et qui se concrétise avec la fenêtre panoramique. Symbole de conformité, puisqu’elle est retrouvée sur toutes les maisons de la banlieue, elle travaille elle aussi à vendre un mode de vie, puisqu’elle fait partie de l’image publicitaire de la banlieue. Elle offre un reflet de lui-même au personnage de Frank, qui travaille dans la vente, mais qui tente aussi de vendre sa propre image et ses idées. «[S]ometimes late at night […] when he hunched his shoulders and set his jaw and pulled his necktie loose and let it hang like a rope, he could glare at the window and see the brave beginnings of a personage» (Yates: 134). L’attitude de Frank est ainsi calculée, organisée, comme un discours de vente, et ses efforts lui servent à paraître intelligent, posé, réfléchi, alors qu’ils n’agissent que sur son image et son extérieur. Wheeler n’incarne alors pas vraiment la figure de l’intellectuel, puisqu’il se rattache à la matérialité des choses, aux apparences et à la persuasion plutôt qu’aux idées. Il est aussi possible de le comprendre dans le discours qu’il organise pour vendre à April l’idée de continuer sa grossesse. Son discours est alimenté par les rôles sociaux, les stéréotypes et les clichés. Ainsi, il est possible d’affirmer que la fenêtre panoramique, dans le roman de Richard Yates, incarne les idéaux banlieusards basés sur les apparences et la matérialité du monde et contamine le personnage de Frank Wheeler. C’est pourquoi April, juste avant de provoquer sa fausse couche, laisse une note à son mari. «Dear Frank, whathever happens please don’t blame yourself» (Yates: 326). La chute de leurs idéaux, l’envenimement de leurs vies et leur malheur n’est pas causé par les personnages eux-mêmes, mais plutôt par le contexte socio-économique particulier dans lequel ils évoluent, celui de la banlieue américaine, symboliquement représentée par la fenêtre panoramique. Le film appauvrit cependant encore le propos puisqu’il ne conserve pas cette grande métaphore et aplatit, un peu comme la banlieue elle-même, les enjeux du roman. 

À la toute fin du roman, Frank Wheeler consulte un psychiatre, vit en ville et a laissé ses enfants à son frère. Il est devenu la figure marginale, le nouveau John Givings. Il s’est sorti du moule de la banlieue, s’est avoué à lui-même qu’il n’avait jamais vraiment voulu avoir d’enfants et que les questions d’être sick ou well étaient plus importantes que les apparences. Toutefois, dans le film, le personnage est dévoué à la garde de ses enfants. Bien que cela présente une certaine destruction des rôles sociaux, puisqu’il prend en charge le soin des enfants, l’évolution du personnage est très différente. À cet égard, comme à bien d’autres, le film présente une version aplatie des problématiques et des questionnements de l’œuvre originale.

Le milieu où évoluent les personnages principaux, dans le roman Revolutionary Road de Richard Yates et l’adaptation cinématographique qu’en fait Samuel Mendes, joue un rôle très important puisqu’il influence leurs actions et leurs réflexions. Le personnage de Frank Wheeler est contaminé par les stéréotypes de la banlieue, qui accordent plus d’importance aux apparences et à la matérialité qu’aux idées. Les véritables figures d’intellectuels, qui sont April Wheeler et John Givings, sont des êtres qui n’acceptent pas le mode de vie imposé par la société américaine et par la banlieue, et qui posent des actions anticonformistes. Très rapidement, ces idées réactionnaires sont classées dans la sphère du malsain et une dichotomie opposant un mode de vie sain, incarné par la banlieue et ses clichés, aux idées inhabituelles ou choquantes, s’effectue dans l’œuvre. L’anticonformisme est lié à la folie dans les deux œuvres, comme il est possible de le voir par l’analyse de certaines scènes et certains extraits. Encore aujourd’hui, la banlieue est un lieu de conformité aux habitudes bien ancrées. Les intellectuels américains se regroupent dans les grandes villes, qui sont plus ouvertes aux idées nouvelles. Ainsi, en 2008, l’adaptation de Mendes était encore très d’actualité, et le restera tant que les opinions sur les rôles sexuels n’auront pas drastiquement changé dans l’imaginaire collectif.

 

Médiagraphie

BARTHES Rolland, Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, coll. «Points, essai», 2014 [1957].

IBRIC Boris, «Social Values in Mad Men and Revolutionary Road: Conformity and Loss of the Dream in the Golden Era of American Ascendancy» dans Screen Education, hiver 2009, iss.54.

MENDES Samuel (directeur), Revolutionary Road, film, 2008.

MORENO, Micheal P., «Consuming the Frontier Illusion: The Construction of Suburban Masculinity in Richard Yates’s Revolutionary Road» dans Iowa Journal of Cultural Studies; automne 2003; iss.3.

YATES Richard, Revolutionary Road, New York, Vintage Books, coll. «Vintage Contemporaries», 2008 [1961].

  • 1. La réplique se retrouve aussi de manière identique dans le film de Mendes.