Le gothique et l’intertextualité chez Ann Radcliffe et Jane Austen

Le gothique et l’intertextualité chez Ann Radcliffe et Jane Austen

Soumis par Sarah-Jeanne Drouin le 31/07/2019
Institution: 
Cégep de L'Outaouais

 

Au IIe siècle de notre ère, les Goths habitent les alentours de la mer noire. Ce peuple germanique affronte l’Empire romain et acquiert auprès de lui la réputation de barbare. Ils apparaissent comme tels, car leur culture n’est ni latine ni classique. C’est de cette époque que l’étymologie du mot «gothique» est issue. À travers l’histoire, il sert ensuite à qualifier l’architecture, la typographie, l’art, la littérature. Aujourd’hui, l’héritage des Goths réside dans l’idée du gothique, dont la base est inspirée de leur cruauté. Michel Renouard aborde d’ailleurs cette notion dans son article «Vous avez dit “gothique”?»: «Le terme [gothique] n’était pas toujours péjoratif, même si, pour beaucoup de lettrés, pétris de culture romaine, l’art gothique, fût-il flamboyant, restait quelque peu barbare. Le summum de l’art, c’était, bien sûr, dans la Rome du passé qu’il convenait de le chercher.» (Renouard, 2015: 72)

 

En littérature, cette idée de brutalité influence les écrits des auteurs gothiques anglais. Ils l’illustrent au travers des mœurs catholiques douteuses ainsi que des contrées étrangères. Les Mystères d’Udolphe, publié en 1794 par Ann Radcliffe, dépeint cet exotisme angoissant où les pays inconnus sont source de danger. Jane Austen, dans Northanger Abbey (1817), revient sur ce concept en affirmant les Anglais incapables des atrocités qui se déroulent dans l’ailleurs du roman gothique. Cette interaction qui existe entre ces deux romans est particulière. L’inspiration que tire Jane Austen des Mystères d’Udolphe est une illustration de l’influence qu’aura le genre gothique sur la littérature. Il donnera notamment naissance aux récits romantiques, fantastiques et horrifiques, en plus de faire son apparition au cinéma. Toutefois, il existe une opposition entre ces deux œuvres: Radcliffe expose l’héroïne gothique dans toute sa splendeur, tandis que Austen en fait plutôt une figure satirique.

 

Le courant gothique

Le courant gothique paraît en littérature avec la publication du Château d’Otrante de Walpole en 1764, et se termine aux alentours de 1820. Ce courant se caractérise par une esthétique sombre et romantique où l’architecture s’épanouit dans les détails. La figure du château médiéval est particulièrement présente dans ce genre. Emblème du passé et de solidité, le château cultive le mystère de ce type de récit avec ses couloirs labyrinthiques et ses recoins sinistres. Le roman gothique accorde aussi une importance à l’ailleurs: ses héros voyagent dans des contrées lointaines et inconnues. Ils sont isolés dans ces paysages où se cachent des dangers divers et dont le caractère intimide autant qu’il émerveille. Cette variété d’opposition est présente tout au long de ces romans: l’architecture et la nature, la mort et la vie, l’amour et la haine. Le sublime domine la narration: la beauté pure contraste avec la peur et le mal-être. Ces sentiments négatifs sont accentués, voire provoqués, par des éléments du surnaturel. 

 

De plus, le genre gothique possède des archétypes propres à son courant. Au niveau des paysages, la nature sauvage, les environnements montagneux, les châteaux anciens et les ruines sont particulièrement prisés. Pour ce qui est des protagonistes, il est impossible de faire un roman gothique sans la dame persécutée et son tortionnaire. L’héroïne gothique est une jeune orpheline aux nobles origines. Elle incarne la pureté: «[…] l’héroïne gothique est blanche, presque transparente, sage et tendre, promise à de terribles épreuves […]» (Seth, 2015: 87). Le scélérat, quant à lui, apparaît comme un «substitut menaçant du père» (Dominguez Leiva, 2015: 88). Il fait subir à la dame toutes sortes de tortures avec un plaisir presque sadique. Il est souvent opposé à une figure masculine positive, un chevalier servant qui vient au secours de la demoiselle, comme tout droit sorti d’un roman de cape et d’épée. Bref, les archétypes gothiques sont aussi source de contraste, entre le bien et le mal, l’être pur et l’être impur, l’innocent et le criminel. 

 

Les Mystères d’Udolphe, un incontournable du genre

Les Mystères d’Udolphe est un roman de l’autrice anglaise Ann Radcliffe. Publiée en 1794, cette épaisse brique est un incontournable du genre. Le livre relate l’histoire d’Émilie Saint-Aubert, dix-sept ans, qui après le décès de ses parents, se retrouve placée sous la tutelle de sa tante, Mme Chéron. La nouvelle tutrice d’Émilie lui refuse le mariage d’amour que cette dernière espère avec le jeune Valancourt, par souci de rang et de fortune. Tandis qu’Émilie se languit de la perte de ses proches et de celle de son amant, Mme Chéron épouse un Italien du nom de Montoni. Homme froid et cupide, après avoir été complice d’un crime, il se voit obligé de s’isoler avec sa femme et Émilie dans son château d’Udolphe. Esseulée en territoire italien au caractère inconnu et sauvage, Émilie est témoin de phénomènes étranges, alimentés par l’aspect décrépi et sombre de son imposante demeure. Ayant comme uniques alliés sa servante Annette et la tendre moitié de cette dernière, le soldat Ludovico, Émilie est victime des attaques d’un Montoni désireux de s’approprier sa fortune. 

 

Dans son roman, Ann Radcliffe utilise abondamment les archétypes du gothique. Ses personnages voyagent en Italie ainsi qu’en France. Ils sont confrontés aux paysages sublimes prisés de ce genre littéraire: falaises escarpées et territoires montagneux s’y retrouvent à profusion. 

 

L’autrice illustre aussi parfaitement le modèle de la dame innocente et de son bourreau. En effet, Émilie est l’incarnation même de l’héroïne gothique: «Émilie ressemblait à sa mère, elle avait sa taille élégante, ses traits délicats; elle avait comme elle des yeux bleus, tendres et doux […]» (Radcliffe, 1794: 55). Émilie est non seulement noble et délicate dans son physique, mais également dans sa personnalité. Elle est fragile, sensible et cultivée. Elle est complètement dévastée par la mort de ses parents, particulièrement celle de son père, qu’elle pleure durant les huit cents quelques pages du roman. 

 

Son caractère ne fait donc pas le poids contre celui de son tortionnaire, Montoni. Ce personnage répond lui aussi à toutes les caractéristiques du genre. Il incarne une autorité paternelle sur Émilie, puisqu’il a épousé la tante de la jeune fille. La torture qu’il lui inflige est d’ordre psychologique. Par exemple, il brutalise Mme Chéron en l’enfermant dans une cellule de son cachot, laissant croire à Émilie que sa tante est morte. Sa tutrice finit effectivement par succomber, juste après qu’Émilie ait fait pression pour que Montoni la libère. Cela affecte grandement la jeune orpheline, qui se retrouve seule, sans la moindre famille pour la seconder. L’homme exerce cette violence sur les deux dames dans le but de récupérer leur fortune, ce à quoi elles résistent. 

 

La figure du chevalier servant est également intégrée aux Mystères d’Udolphe. Elle se présente sous la forme de Valancourt, de Ludovico et de Bertrand, trois personnages masculins au caractère chevaleresque qui sont des adjuvants dans la libération d’Émilie. À la fin du récit, cette dernière retrouve aussi un portrait paternel positif en Sainte-Foix, un noble qui l’héberge et la traite avec affection et dignité. 

 

Northanger Abbey, une satire de l’esthétique littéraire gothique

Northanger Abbey est un roman de Jane Austen, écrit en 1803 et publié en 1817. Il s’agit d’un texte qui répond au courant gothique et qui en fait une critique teintée d’humour. Le récit débute lorsque les parents de la jeune Catherine Morland acceptent de la confier aux Allen pour qu’elle passe quelques mois avec eux à Bath. Lors d’un bal, Henry Tilney lui tombe dans l’œil. Elle se lie ensuite d’amitié avec la sœur de ce dernier, Eleanor. À la fin de la saison estivale, Catherine reçoit une invitation à séjourner à Northanger Abbey, demeure des Tilney, pour tenir compagnie à Eleanor. La grande abbaye stimule l’imagination de la jeune femme, qui se croit soudain prise dans une situation digne de l’héroïne des Mystères d’Udolphe.  

 

Dans son roman, Austen récupère les attributs du gothique pour mieux les parodier. Ainsi, tout ce qui devrait être sombre et apeurant s’avère ne pas l’être. L’autrice déconstruit les archétypes avec un ton satirique: les méchants ne sont finalement pas si mauvais et les gentils ne sont pas plus héroïques que la moyenne. 

 

C’est le cas de Catherine, qui devrait incarner l’héroïne gothique, mais qui n’en respecte qu’à moitié les caractéristiques: «Personne ayant jamais vu Catherine dans son enfance ne l’eût supposée née pour être une héroïne.» (Austen, 1817: 9) Cette phrase est l’incipit du récit, subséquemment, dès la première page, le lecteur est introduit à la situation de Catherine. Considérée, dans son enfance, comme très quelconque, ce n’est qu’au milieu de l’adolescence qu’elle se met en quête des attributs féminins nécessaires à toute héroïne. Elle ne correspond pas non plus à la dame en détresse du roman gothique. Ses origines ne sont pas nobles ou riches et même si elle est de caractère doux et aimable, elle n’est pas orpheline ou pétrie par la perte d’un être cher. De plus, les endroits qu’elle visite ne se distinguent pas par leur exotisme. Bien que Bath et Northanger soient des lieux dépaysants pour la jeune fille, ils restent typiquement anglais et rassurants. 

 

Le tyran du récit est personnifié par le Général Tilney, mais, encore une fois, il n’est pas l’incarnation du scélérat gothique habituel. Quoiqu’il soit un homme assez froid et distant, il ne perpètre aucun acte odieux. Catherine, étourdie par la lecture des Mystères d’Udolphe, s’imagine qu’il dissimule un lourd secret: elle émet la théorie qu’il aurait assassiné son épouse et caché son corps dans l’abbaye. Son hypothèse se révèle bien sûr complètement fausse. Le seul écart commis par le Général est d’expulser Catherine de sa demeure sans ample explication, après avoir compris que la jeune femme ne possède pas une fortune suffisante pour constituer un mariage intéressant avec son fils. 

 

L’intertextualité présente dans Northanger Abbey

Ce qui est particulier entre Les Mystères d’Udolphe et Northanger Abbey, c’est que les deux textes subissent une interaction intertextuelle. En effet, le roman de Jane Austen fait, à plusieurs niveaux, référence à l’œuvre d’Ann Radcliffe. Elle réactualise notamment les personnages en appropriant à Catherine Morland les péripéties d’Émilie Saint-Aubert, en faisant du Général Tilney une figure tyrannique aux yeux de Catherine, au même titre que Montoni pour Émilie, et en intégrant les qualités du bon Valencourt au jeune Henry Tilney. 

 

Dans Northanger Abbey, le lecteur retrouve plusieurs allusions textuelles au roman de Radcliffe. Austen le nomme à plusieurs reprises: «[..] tant que j’aurais Udolphe à lire, je sens incapable d’éprouver du chagrin à cause de quelqu’un. Oh, ce terrible voile noir ! Je suis sûre, ma chère Isabelle, qu’il cache le squelette de Laurentina.» (Austen, 1817: 43) Cette confidence, énoncée par Catherine, révèle la stratégie de Austen. Pour intégrer Les Mystères d’Udolphe à son roman, elle le fait lire à sa protagoniste. Le voile et le squelette de Laurentina font référence à l’objet camouflé par un tissu dans le château d’Udolphe qui terrorise Émilie, objet dont on apprend l’aspect seulement à la fin du livre. Cette déclaration montre aussi la fascination qu’éprouve Catherine pour l’œuvre de Radcliffe. Celle-ci occupe ses pensées et envahit complètement son imaginaire. Elle en développe un engouement pour le mystère et l’architecture des manoirs anciens et mélancoliques. 

 

Jane Austen va même jusqu’à reprendre les éléments de la structure du récit de Radcliffe. Dans Les Mystères d’Udolphe, Émilie renonce à la demeure familiale pour emménager chez sa tante. Lorsque cette dernière épouse Montoni, Émilie déménage à nouveau pour s’installer dans le sombre château d’Udolphe. Dans ce château, la rumeur court que Montoni a tué la précédente propriétaire, Laurentina, après qu’elle l’avait sévèrement rejeté. L’orpheline finit par échapper à Udolphe et retrouver le chemin de la maison, où elle marie Valancourt, l’homme dont elle tombe amoureuse au début du roman. Ce sont ces grandes lignes du récit que Austen intègre à son propre texte. Ainsi, Catherine quitte la demeure familiale pour aller vivre à Bath avec les Allen. Lorsqu’elle est invitée, Catherine se rend à Northanger Abbey, une vieille abbaye mystérieuse, pour tenir compagnie aux Tilney. À la suite de la visite de la propriété, la jeune fille trouve suspecte la mort de Mme Tilney, pensant que l’époux, le général Tilney, est le coupable. Catherine est forcée de quitter l’abbaye et rentre chez elle. Plus tard, Henry lui demande sa main et elle épouse l’homme qu’elle aime. La correspondance entre les deux histoires est flagrante, bien que les péripéties d’Émilie soient beaucoup plus sombres que celles de Catherine. 

 

En somme, avec ses références intertextuelles, Austen fait une satire du roman gothique, plus particulièrement des Mystères d’Udolphe. Bien que son but premier soit de faire une critique du genre, l’autrice s’est toute de même souciée de respecter l’œuvre de Radcliffe. Marc Porée aborde d’ailleurs cette idée dans un article pour Le Magazine Littéraire: «Même perfide, même à double tranchant, la reconnaissance n’y est pas moins à la hauteur de la montagne gravie par la romancière.» (Porée, 2015: 78) Effectivement, en dépit du ton ironique d’Austen, son texte recèle une certaine estime pour le travail de Radcliffe, qu’elle vante dans son récit au travers du personnage de Catherine. 

 

Le gothique porté au cinéma, le cas de Tim Burton

Au cinéma, l’esthétique gothique est tirée directement des écrits du genre littéraire. Les différentes adaptations de Dracula constituent probablement l’épanouissement le plus flagrant de ce genre cinématographique. Aujourd’hui, peu de films empruntent encore le canon gothique, toutefois, certains réalisateurs en sont toujours inspirés. Tim Burton par exemple, intègre des codes gothiques à son univers singulier: «Burton marque le dernier sursaut durable du genre, l’édification d’une sorte de zoo […] dévolu à une espèce en voie de disparition […]» (Aubron, 2015: 95). Influencé par les lectures de son adolescence, comme Frankenstein ou le Prométhée moderne, il mélange le macabre et la comédie. Burton explore les différentes évolutions du gothique, comme l’horreur ou le fantastique, tout en gardant certains éléments du genre originel. À l’écran, il possède une esthétique aussi fabuleuse que reconnaissable. Il utilise le contraste entre les couleurs vives et les paysages obscurs, entre la monstruosité et l’humanité, créant ainsi une atmosphère sombre et romantique qui rappelle le roman gothique. Avec des films comme Edward Scissorhands (1990) ou Sleepy Hollow (1999), il présente une variété de personnages aux traits gothiques.  

Alice in Wonderland (2010) est un autre film de Burton où le gothique est palpable. Mettant en scène une Alice de 19 ans, orpheline de père, il construit une véritable héroïne gothique. Il a habilement choisi son actrice: Mia Wasikowska ressemble, avec sa peau pâle, sa silhouette gracieuse et ses longs cheveux blonds, à la Émilie des Mystères d’Udolphe. Plusieurs autres composantes du film rappellent également ce genre littéraire. Burton reprend, par exemple, l’exotisme gothique. Son héroïne est projetée en territoire inconnu: le pays des merveilles. Cela évoque l’univers français ou italien auquel sont confrontés les protagonistes du genre littéraire. Il accorde aussi une grande importance à l’architecture et au paysage. Le château de la reine de cœur et les ruines qui bordent les routes du pays des merveilles s’apparentent au paysage gothique par excellence. Dans Alice in Wonderland, le passé est également mis en relief. Alice se bute à une communauté détruite, dont elle était autrefois l’héroïne. Bref, même si le récit du film n’entre pas complètement dans le genre gothique, ses éléments visuels, directement tirés de l’univers de Tim Burton, correspondent à une esthétique fortement influencée par celui-ci.

 

En conclusion, le genre gothique propose des récits aux situations extrêmes où le surnaturel et les châteaux sont particulièrement présents. Ces textes sont écrits selon une esthétique sombre et romantique. Les Mystères d’Udolphe d’Ann Radcliffe présente le parfait exemple de roman gothique en reprenant le modèle du genre. Northanger Abbey de Jane Austen illustre plutôt une satire du roman gothique, allégeant ses archétypes pour mieux s’en moquer, tout en utilisant l’intertextualité, faisant plusieurs références au livre de Radcliffe. Au cinéma, le gothique perd en popularité, toutefois, il marque encore l’univers du réalisateur Tim Burton. Son influence est perceptible, notamment, dans son film Alice in Wonderland (2010). Le gothique prend aussi d’autres formes au fil du temps, par exemple, plus récemment, les adolescents d’aujourd’hui se l’approprient pour en faire un style vestimentaire. Valorisant le macabre et cultivant un intérêt pour la mort, ces jeunes abordent la peau pâle de l’héroïne gothique et les habits noirs des spectres qui la hantent. 

 

Bibliographie complète

AUBRON, Hervé. «Les ombres portées du cinéma», Le Magazine Littéraire, no 552, 2015.

DOMINGUEZ LEIVA, Antonio. «Ces obscurs sujets du désir: Au bonheur des scélérats», Le Magazine Littéraire, no 552, 2015.

PORÉE, Marc. «Ann Radcliffe. L’enchanteresse patronnesse.», Le Magazine Littéraire, no 552, 2015.

RENOUARD, Michel. «Vous avez dit "gothique"?», Le Magazine Littéraire, no 552, 2015.

SETH, Catriona. «Ces obscurs sujets du désir: Au péril des demoiselles», Le Magazine Littéraire, no 552, 2015.