Wild at heart, l'histoire de Sailor et Lula

Wild at heart, l'histoire de Sailor et Lula

Soumis par Mélilot de Repentigny le 03/12/2012
Catégories: Idéologie, Fiction, Policier

 

Mode d’expression privilégié du malaise, le film noir tire sa source selon Gilles Deleuze de 

la guerre et ses suites, le vacillement du «rêve américain» sous tous ses aspects, la nouvelle conscience des minorités, la montée et l’inflation des images à la fois dans le monde extérieur et dans la tête des gens, l’influence sur le cinéma de nouveaux modes de récit que la littérature avait expérimentés (L’image-mouvement, p. 278).

Resitués dans un contexte contemporain, les archétypes et topoï du noir se distordent sous la plume d’auteurs éclairant l’état du monde actuel. Le roman Wild at Heart, The Story of Sailor & Lula (1989) de Barry Gifford, premier d’une saga de sept tomes et adapté à l’écran sous le titre de Wild at Heart (1990) par David Lynch, présente une Amérique sauvage et déshumanisée au sein de laquelle brûle l’amour passionnel des deux jeunes héros. Dans une débandade sur les routes des États-Unis, Sailor et Lula errent davantage qu’ils ne progressent au cœur d’un pays aliéné par les médias et le consumérisme où l’absurdité du monde et l’absence de repère des personnages donnent lieu à l’élaboration d’une critique réflexive de la société de consommation. Sailor et Lula partent en cavale comme nombreux de leurs prédécesseurs vers le California Dream, mais s’échouent dans une ville de passage vouée à la stagnation, non-lieu empreint d’un désespoir collectif.

 

La route: frontière entre le conscient et l’inconscient

«Les rêves sont pas plus étranges que la vie réelle, dit-elle. Parfois même deux fois moins.» (Sailor et Lula, p. 120.)

Le néo-noir, privilégiant le thème de la quête à celui de l’enquête, met en scène des personnages traversant une crise existentielle. C’est sous un motif récurrent du noir, l’amour en cavale, que se déroule le premier volume de la saga Sailor et Lula, pèlerins postmodernes évoluant dans un monde étrangement inquiétant sur lequel règne une absence profonde de sens. Le couple en perte de repères avance dans un chaos imprégné de folie humaine, mais demeure motivé par un amour passionnel. Comme Bonnie et Clyde, les héros du roman se lancent dans une fuite infernale sur les routes américaines. Cependant, contrairement au couple américain mythique, Sailor et Lula ne s’adonnent pas au crime: ils ne cherchent qu’à vivre leur amour interdit par la société. Ce sont des innocents motivés par leurs pulsions de désir et c’est en prenant la route qu’ils peuvent espérer accomplir leurs rêves.

Sailor et Lula vivent au cœur des mythes de la route de l’Ouest américain, voie d’accès à l’American dream, et s’échangent des dialogues constitués d’emprunts (Elvis Presley, James Dean, Marlon Brando, Susan Hayward, etc.) renvoyant à maints personnages et célébrités ayant marqué l’imaginaire collectif de l’Amérique. Selon Roland Barthes, «le savoir contenu dans le concept mythique est un savoir confus, formé d’associations molles, illimitées […] c’est une condensation informe, instable, nébuleuse» (Mythologies, p. 224). De fait, la récupération de divers mythes par Gifford ne vient pas simplement questionner leurs significations, mais elle la subvertit en effectuant un déplacement du mythe lui-même, le bousculant dans de nouvelles représentations qui l’altèrent et lui font porter un sens nouveau.

Le parallèle qu’établit Gifford avec The Wizard of Oz, conte dont l’adaptation filmique (1939) marque l’imaginaire cinématographique américain par ses effets techniques impressionnants, est repris par Lynch dans plusieurs références instituant une métaphore filée au cœur de l’œuvre.  Lula répète inlassablement, à l’instar de Dorothy, qu’elle désire se rendre «over the rainbow». Comme la jeune fille, le couple, en désarroi complet vis-à-vis un monde sans repère ni figure parentale valable, interagit au fil de sa route avec des condensations et des déplacements de ses désirs et traumatismes réprimés. L’univers d’illusions les mène ultimement à la rencontre de la morale véhiculée par le film mythique de Victor Flemming quand Sailor trouve la sagesse en comprenant qu’il doit puiser à l’intérieur de lui pour récupérer sa force. Cependant, le récit de Gifford et l’œuvre de Lynch refusent la conclusion simpliste du «there's no place like home». Alors que Dorothy voyage dans un univers onirique avant de retrouver la quiétude de son monde réel, Sailor et Lula sont condamnés à errer sur une frontière floue entre l’illusion et la réalité. 

 «L’Amérique n’est ni un rêve, ni une réalité, c’est une hyperréalité. C’est une hyperréalité parce que c’est une utopie qui dès le début s’est vécue comme réalisée» (Amérique, p. 91). Basé sur l’utopie d’un nouveau territoire miraculeux, le mythe américain de l’accession au bonheur par la route de l’ouest motive les actions de Sailor et Lula, plongés dans une fuite malgré eux, ne recherchant – comme tout Américain! – qu’une voie d’accès à l’American dream.

Le road trip de Sailor et Lula constitue un rite de passage, une sorte de journée d’évolution du héros postmoderne. Le thème de la route, ayant grandement marqué la culture américaine en littérature comme dans le cinéma, symbolise l’ultime quête de soi où le voyage permet de plonger aux tréfonds de l’inconscient, au cœur de ses ombres et de ses désirs. L’ombre, phénomène psychique défini par Carl G. Jung, est l’un des principaux archétypes incarnant un éternel antagoniste à l’émancipation du sujet. Elle est «la personnification de tout ce que le sujet refuse de reconnaître et d’admettre en lui» (L’homme et ses symboles, p. 34). Ces archétypes oppresseurs refont surface dans le récit lors de dialogues entre les différents personnages évoquant des expériences marquantes. Sailor et Lula s’adonnent à de longues discussions à la parole salvatrice, revisitant ensemble les scènes traumatisantes de leur passé.

Chez Sailor et Lula, jeunes adultes troublés, la société de consommation n’engendre pas le salut décrit par Jean Baudrillard: «à ce niveau “vécue” la consommation fait de l’exclusion maximale du monde (réel, social, historique) l’indice maximal de sécurité. Elle vise à ce bonheur par défaut qu’est la résolution des tensions» (La société de consommation, p. 35). Les troubles et tensions de Sailor et Lula, profondément ancrés aux tréfonds de leur inconscient, ne peuvent se résoudre par la consommation de Kool, de Cola Light ou de Twinkies. 

Le poids du passé, thème classique du noir, pèse sur le couple qui tente d’y échapper psychologiquement par une parole à l’effet thérapeutique et physiquement par une cavale en Amérique. La parole tendre et douce des personnages se fait le baume des cicatrices du passé ainsi que des maux inévitables de la vie de tous les jours: «c’est bon de parler, aussi longtemps que t’es avec la personne qu’il faut. Je suis une fanatique du dialogue, au cas où tu l’aurais pas remarqué, fit Lula» (Sailor et Lula, p. 118). Le ton calme de leurs voix contraste avec la cruauté des traumatismes rapportés. Ces scènes d’horreur sont imagées chez Lynch par de violentes séquences précédées de l’insert d’une allumette s’enflammant où le feu symbolise leurs affects et leurs instincts primaires, feux destructeurs dévorant les esprits.

La caméra de Lynch se dote d’une fonction de description de l’état d’esprit des personnages, établissant des parallèles entre les troubles mentaux du couple et la représentation de l’espace. En effet, au fil du voyage, alors que tout semble s’abattre sur les héros, des morts s’amoncellent en profondeur de champ, illustrant la noirceur de l’inconscient du couple où s’affrontent de monstrueux souvenirs et images provoquant d’intenses affects.

Le motif du triangle amoureux est distordu dans ce récit, la mère despotique incarnant la déshumanisation du monde fait obstacle à l’union du couple. Lynch l’associe même à la Wicked Witch of the East (la sorcière de The Wizard of Oz) par une projection mentale de Lula, alors qu’elle commence à remettre en question la réussite de l’évasion, tourmentée par ses allégations. Marietta, unique figure parentale de l’œuvre, ne fait preuve d’aucune compassion: la mère dominatrice et contrôlante personnifie l’oppression qu’exerce la société entière sur le couple. Dépossédée de son enfant et projetant sa propre ombre sur elle, la peur de la perte de l’amour passionnel, Marietta envoie un détective, son amant, menacer l’évasion du jeune couple qui s’enfuit autant de cette mère-sorcière que d’un passé trouble.

 

L’esthétique de l’excès

«Ainsi, dans la culture postmoderne, la “culture” est devenue un produit à part entière […] Le postmodernisme est la consommation de la pure marchandisation comme processus.» (Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, p. 12.)

Le néo-noir se situe dans la mouvance du rejet d’un certain «caractère coercitif» (La Dialectique de la Raison, p. 130) prégnant dans la culture de masse et critiqué entre autres par l’École de Francfort. Gifford, fidèle à cette tradition, emprunte à la culture de l’image pour en retourner les représentations dans le but de susciter le questionnement et la réflexion. Mode d’expression d’une crise de l’idéologie dominante incarnée par la société de consommation capitaliste, le néo-noir refuse de satisfaire le seul besoin de divertissement du public et pousse le spectateur à repenser sa relation au monde, aux objets et aux êtres.

L’incipit du récit de Gifford plonge d’emblée le lecteur dans un univers de consommation et d’apparence. Beany, l’amie de Lula, commente le look d’un chanteur en spectacle dans un bar sans mentionner quoi que ce soit concernant son style de musique, la qualité du son ou ses talents de chanteur. Les personnages du roman sont aliénés par une société les rendant esclaves des apparences, des griffes, des objets et ultimement, de l’argent – dont l’absence mettra fin au voyage. La consommation règne sur leur univers où le nom des choses s’estompe pour prendre celui de la marque commerciale: Dixie, Kotex, Chrysler et Barq désignent autant d’objets tirés de leur véritable fonction et repris par le publicitaire dans des représentations spectaculaires.

Jean Baudrillard, dans sa théorie sur la société de consommation, explique que «les objets ne constituent ni une flore ni une faune. Pourtant ils donnent bien l’impression d’une végétation proliférante et d’une jungle, où le nouvel homme sauvage des temps modernes a du mal à retrouver les réflexes de la civilisation» (La société de consommation, p. 18). Dans cette jungle d’objets-illusions dont l’accumulation permettrait l’accession à un quelconque bonheur, l’être humain se déshumanise et ne porte ultimement intérêt qu’aux apparences. Ainsi, les relations sociales s’estompent au profit de la contemplation du simulacre.

Alors que l’autre se fait instrumentaliser, l’être devient objet au même titre que la culture devenue produit: «un jour j’ai entendu ma mère demander à mon père s’il l’aimait. Ils se disputaient comme d’habitude et il lui a répondu que la seule chose qu’il ait jamais aimée, c’était le film Bad Men of Missouri, qu’il disait avoir vu seize fois» (Sailor et Lula, p. 37). Cette perte de confiance individuelle va de pair avec le développement de la société entrée dans une ère post-industrielle et hypermédiatique au cœur de laquelle se déchire la communauté, entraînant avec elle la perte des valeurs de sensibilité humaine.

La télévision, la radio et les journaux hantent par leurs faits divers violents et leur incessant débit d’inepties l’univers de Sailor et Lula. Talk-show, nouvelles ou commentaires du public s’amoncellent dans un flot absurde de paroles où la réalité perd tout son sens. Usant des moyens employés par les médias, le néo-noir reprend l’absurdité médiatique et y provoque le sens pour lutter contre l’indifférence. Selon Baudrillard,

Ce qui caractérise la société de consommation, c’est l’universalité du fait divers dans la communication de masse. Toute l’information politique, historique, culturelle est reçue sous la même forme, à la fois anodine et miraculeuse, du fait divers. […] Le fait divers n’est donc pas une catégorie parmi d’autres, mais LA catégorie cardinale de notre pensée magique, de notre mythologie (La société de consommation, p. 31).

Les médias de masse ont tendance à éloigner le danger par l’anonymat de leur provenance et entraînent une profonde indifférence chez l’auditeur-consommateur. David Lynch critique sévèrement le fait divers comme objet de consommation dans une séquence condensant les horreurs de la société à la dérive. Alors que le débit d’inepties radiodiffusées hante de plus en plus Lula, la véritable mort fait irruption dans la réalité du couple quand ils croisent un accident majeur sur leur route. L’absurde violence du monde capitaliste est signifiée par la survivante de l’accident, jeune femme mourante recherchant vainement son portefeuille au cœur de l’amas de cadavres.

La violence imprégnant l’œuvre de Gifford renvoie à une esthétique de violence gratuite, d’images spectaculaires et consommables à volonté dans une culture du divertissement grandement popularisées par les imaginaires pulps et hollywoodiens. Évoquant volontairement un cinéma gore, Lynch donne à voir dans ses œuvres des segments d’une étrangeté absolue. Par des inserts violents et incongrus, images symptomatiques de la crise intérieure des personnages, il vient troubler le spectateur dans son illusion. Système de représentation interrogeant la valeur du spectacle qu’il déconstruit, Wild at Heart connote le discours de violence de significations nouvelles.

Alors que dans Bonnie et Clyde, la mort à la violence exacerbée transgresse les conventions cinématographiques pour mettre en relief le mode de pensée hors-norme des personnages criminels refusant de se fondre dans le cadre proposé par la société, dans Wild at Heart, la violence totalement imprégnée à la société contamine les personnages, que l’on pourrait presque qualifier de pacifiques, malgré eux.

Jeunes victimes d’une grave déshumanisation, Sailor et Lula sont aux prises d’ombres incontrôlables surgissant au plus profond de leur inconscient. Se refusant au jeu de la représentation spectaculaire et gratuite de la violence, Gifford et Lynch sortent le consommateur de sa quiétude scellée par la distance au monde pour le plonger violemment dans le réel. Représentation du désir amoureux et de la pulsion sexuelle primaire au paroxysme de la passion, de la tension et de la violence, le noir met en scène une sexualité effrénée, procurant au spectateur un plaisir voyeuriste que théorise Laura Mulvey dans «Visual Pleasure and Narrative Cinema». Le néo-noir reprend la critique de Mulvey et bouscule les attentes spectatorielles en refusant d’offrir un plaisir scopophile à l’auditoire masculin.

Sailor et Lula s’adonnent avec violence à de nombreuses étreintes sexuelles, refuges au cœur d’un monde oppresseur refusant la liberté à ces deux jeunes adultes en proie à des traumatismes d’une brutalité extrême. David Lynch, réalisateur passé maître dans l’art de la réflexivité, questionne la représentation de la sexualité et les rapports qu’entretiennent les individus entre eux dans une négation du corps comme objet de consommation.

Lors des séquences où Sailor et Lula font l’amour, la caméra se substitue à l’œil du voyeur et filme en gros plan les pulsions violentes animant le désir sexuel des personnages. Par la longue durée de ces scènes empreintes d’une violence malsaine auxquelles Lynch appose un filtre rouge pour en intensifier la brutalité, l’auditeur ne peut se projeter confortablement dans les personnages et est renvoyé à sa situation d’observateur d’une œuvre suscitant volontairement la réflexion. Questionnant leur époque contemporaine, ère où l’omniprésence de l’image médiatique déforme la réalité, Gifford et Lynch déplacent les représentations classiques pour refuser à leur auditoire le plaisir de s’abandonner à la projection dans un monde d’artificialité.

 

Triomphe de l’amour

«This is true love.» (Barry Gifford)

Dans le récit de Gifford, la violence et l’aliénation de l’environnement social étouffent la conscience des personnages. L’un d’eux, le détective Johnnie Faragut, remédie à la noirceur par la littérature. Détective atypique, l’amant de Marietta n’est pas mû par la volonté de résoudre une énigme ou un crime. Il connaît au contraire très bien les motifs et le passé de Sailor, celui qu’il poursuit, et est convaincu de son innocence. Il est plutôt embarqué comme malgré lui dans une poursuite aux tréfonds de l’Amérique.

La figure de détective élaborée par Gifford, posée et sensible, s’oppose à la traditionnelle force virile rationnelle incarnée par les détectives classiques. Intellectuel littéraire maîtrisant mots et poésie, il personnifie le seul personnage du récit – outre Sailor et Lula – faisant preuve d’une certaine humanité, refusant d’abord d’enquêter: «C’est pas un assassin. Il faut que tu te mettes ça dans le crâne. Et je peux même ajouter qu’il a tout fait pour tenir Lula à l’écart. Même là, il l’a protégée» (Sailor et Lula, p. 33). Sa culture littéraire lui apporte un regard différent sur le monde, empreint d’une forte sensibilité. Il se questionne d’ailleurs sur le capitalisme et ses apparences: «la dévotion absolue que certains vouent à l’argent m’étonne. […] Marietta, les deux seules choses qui semblent encore passionner les foules, c’est l’argent et comment perdre du poids» (Sailor et Lula, p. 129). Dans l’univers absurde de Sailor et Lula, seul Johnnie Farragut présente un semblant d’empathie, mais il ne peut venir en aide au couple puisqu’il est contrôlé par une maîtresse castratrice…

La déroute des amoureux en cavale se termine à Big Tuna, près de la frontière mexicaine, lieu à mi-chemin entre la cavale et l’échec, entre le rêve et le cauchemar. Alors qu’ils se retirent de la route, l’horreur de l’Amérique les rattrape dans cette ville où s’échouent criminels et laissés-pour-compte, endroit infernal abritant les pires ombres du pays.

Le vomi de Lula imprégnant la chambre d’hôtel témoigne de l’irruption d’un réel cauchemardesque dont ils ne peuvent désormais plus faire fi. Leur possibilité d’évasion est alors fortement remise en question par la jeune femme qui entrevoit la dissolution de leur rêve quand elle indique à Sailor: «C’est pas exactement l’idée que j’me faisais d’un départ dans la vie» (Sailor et Lula, p. 198).

Journée du héros atypique, l’aventure de Sailor et Lula ne peut se conclure sur une résolution de conflits. Certes, ils vivent un processus d’évolution au cours duquel ils intègrent leurs ombres ainsi que leurs différents archétypes, mais ils n’atteignent pas la plénitude décrite par le mythologue Joseph Campbell dans la dernière étape du monomythe, car ils demeurent toujours sans ancrage ni repère.

Dans cette Amérique déshumanisée empreinte d’absurdité, la raison même de leur fuite est injuste: «elle ne pouvait pas comprendre en quoi le fait d’aller en prison pour le meurtre d’une personne qui, elle-même, avait essayé de vous tuer, pouvait être jugé comme paiement d’une dette» (Sailor et Lula, p. 17) et la résolution ne peut s’exercer puisque le passé les hante toujours. Le présent doit s’ancrer sur le passé pour permettre au sujet de se construire un avenir et l’univers dans lequel se trouvent Sailor et Lula ne s’ouvre sur aucune possibilité d’émancipation. Seul demeure au sein du chaos le profond amour qu’ils partagent l’un pour l’autre.

La finale de David Lynch intensifie la représentation de la passion partagée par les deux héros. Sailor se fait attaquer et, inconscient, il rencontre l’incarnation mentale de son anima, la part féminine chez l’homme, «nécessaire à sa complétude» (L’homme et ses symboles, p. 31). Lula se présente à lui sous la forme de Glinda, bonne fée du magicien d’Oz, pour l’éclairer: «If you are truly wild at heart, you’ll fight for your dreams...  Don’t turn away from love, Sailor...  Don’t turn away from love». Sailor et Lula, victimes innocentes d’une société déshumanisée en carence de sentiments,  se réunissent dans une fin lyrique où, immobiles au cœur du trafic sur la route, ils s’étreignent et il lui chante Love Me Tender d’Elvis Presley dans une célébration de l’amour comme pilier des valeurs fondamentales de l’humanité.

 

Conclusion

Barry Gifford poursuit le travail de réécriture du noir en cours depuis quelques décennies avec son roman Sailor et Lula. Ses personnages évoluent au fil des pages à l’encontre des mythes de l’Amérique. De la conquête de l’ouest au paradis de la consommation, le rêve américain prend diverses formes éloignant toujours davantage ses acteurs déroutés de la réalité. Transposés dans une œuvre empreinte d’une forte violence, les mythes américains prennent un nouveau sens marqué par une déshumanisation propre à la société de consommation contemporaine. Engendrant la réflexion chez leur auditoire, Barry Gifford et David Lynch refusent de participer à la société du spectacle et insèrent dans leur œuvre divers éléments réflexifs renvoyant le récepteur à son statut et le poussant à amorcer une réflexion sur son monde.

Les récits présentent des personnages innocents avançant à tâtons dans un monde en carence de sensibilité où les illusions et les traces de réel s’entrecroisent sur la route d’une cavale infernale. Mais le dur regard posé par les auteurs sur l’Amérique contemporaine, quoique noir et critique, échappe à la brutalité du cynisme. Leurs deux héros américains demeurent motivés par la force procurée par leur union: l’amour.

 

Bibliographie

ADORNO, Théodor W. et HORKENHEIMER, Max, La Dialectique de la Raison, Gallimard, Paris, 1974, 281 p.

BARTHES, Roland, Mythologies, Seuil, Paris, 2009, 272 p.

BAUDRILLARD, Jean, Amérique, Descartes & Cie, Paris, 2000, 205 p.

BAUDRILLARD, Jean, La société de consommation, Gallimard, Paris, 1970, 318 p.

CAMPBELL, Joseph, The Hero with a Thousand Faces, New World Library, Novato, 2008 [1968], 418 p.

DELEUZE, Gilles, Cinéma 1, L’image-mouvement, Minuit, Paris, 1983, 298 p.

GIFFORD, Barry, Sailor et Lula, Rivages, Paris, 1990, 290 p.

JAMESON, Fredric, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, ENSBA, Paris, 2007, 605 p.

JUNG, Carl G., L’homme et ses symboles, Laffont, Paris, 1964, 320 p. 

LYNCH, David, Wild at heart, The Samuel Goldwin Company, É-U, 1990, 124 min.

MULVEY, Laura, «Visual Pleasure and Narrative Cinema», Screen, Vol. 16, No. 3, 1975, pp. 6-18.