The Wicker Man (1973-2006): Une fille... pour le diable

The Wicker Man (1973-2006): Une fille... pour le diable

Soumis par Jonathan Fruoco le 01/04/2017

 

Dans son introduction à Supernatural Horror in Literature, H.P. Lovecraft nous faisait remarquer que, «[t]he oldest and strongest emotion of mankind is fear, and the oldest and strongest kind of fear is fear of the unknown» (Lovecraft, 2009). The Wicker Man est alors la meilleure illustration de cette définition de la peur de l’inconnu, même s’il faut bien avouer que l’inconnu n’a pas vraiment le même visage en fonction des versions du film. Car si la version de 1973, réalisée par Robin Hardy, confrontait le public et le personnage principal à une culture païenne, le remake de 2006 de Neil LaBute transpose la thématique du film en Amérique et donne à l’intrigue une dimension sexiste particulièrement perturbante. En d’autres termes, là où le mal semblait dans un cas venir des aprioris d’un croyant envers un monde différent, il émerge, dans le récit de LaBute, des propres angoisses de l’auteur-réalisateur vis-à-vis du deuxième sexe. C’est cette opposition entre deux formes de peur de l’inconnu qui nous guidera à travers ces deux versions de The Wicker Man.

Avant d’entrer dans les détails, il faut reconnaître que bien que The Wicker Man (version de 1973) fut autrefois décrit par le magazine Cinefantastique comme le Citizen Kane des films d’horreur et fut classé par The Guardian comme le quatrième meilleur film d’horreur de tous les temps (Billson, 2010), il ne respecte pas exactement les codes du genre. Il appartient pourtant à une longue tradition de films d’horreur. Dans les années 50, la maison de production Hammer prit, en effet, la décision d’adapter une série télévisée populaire, The Quatermass Experiment, sous forme de long métrage et de concentrer ses moyens sur la production de films gothiques. Leur première tentative, qui unit pour la première fois le réalisateur Terrence Fisher avec Peter Cushing et Christopher Lee, fut un succès international. The Curse of Frankenstein (1957) changea le destin de la Hammer à jamais et donna même un second souffle au genre. Lee, à qui l’on avait dit qu’il était bien trop grand pour devenir acteur et qui, plus d’un an après sa mort, reste crédité dans près de 280 films, continua de travailler avec Cushing et Fisher sur un film qui fit de lui une légende, Dracula (1958) – un rôle qu’il interpréta à huit reprises.

 

Le phénomène Hammer devint alors rapidement une source d’inspiration, non seulement pour une nouvelle génération de cinéastes, mais aussi pour les studios concurrents, plus que conscients du potentiel commercial du cinéma de genre. Néanmoins, au début des années 1970, le public commença à perdre de son enthousiasme pour le cinéma gothique, et il en alla de même pour les acteurs, qui se lassèrent assez naturellement d’être cantonnés dans ce genre de rôles. Christopher Lee tentait alors désespérément de casser son image et de se libérer de ce qu’il nommait sa «période cimetière», à savoir des films dans lesquels il passait la plupart de son temps à «terminer des gens» (Brown, 2010: 30). Dans son autobiographie, Lee expliquait en effet:

The deciding factors were Dracula AD 1972 and The Satanic Rites of Dracula. The former… was just about bearable, with strong misgivings. But with the other one, originally titled Dracula is Dead but Alive and Living in London, I reached my irrevocable full stop (Ibid.: 13).

C’est donc à cette période que Lee expliqua à quel point il était contrarié par la direction que prenait sa carrière à Anthony Shaffer, qui réfléchissait alors à un moyen d’élever intellectuellement le cinéma de genre au-dessus du niveau des films de la Hammer. C’est en lisant un roman intitulé Ritual, écrit par David Pinner en 1967, que Shaffer et son collègue et réalisateur Robin Hardy trouvèrent l’inspiration. L’idée de voir un policier enquêter sur le meurtre apparemment rituel d’un enfant dans un village isolé intéressa Shaffer, mais il jugea néanmoins que le livre était impossible à filmer en l’état (Burnt Offering, 2001).

Peter Snell, directeur général de British Lion, Shaffer et Lee décidèrent quoi qu’il en soit de se réunir pour acheter les droits du roman et d’en faire un film digne de ce nom. Shaffer se rendit cependant rapidement compte que les sacrifices étaient devenus assez communs aussi bien en littérature qu’au cinéma et se pencha alors sur la nature même du sacrifice. Il commença à faire des recherches sur le sujet avec Hardy, de façon à habiller leur intrigue d’authentiques rites païens et leur découverte d’une image représentant un homme d’osier dans une encyclopédie donna à Shaffer le choc final dont avait besoin son scénario. La dramaturge avait, en effet, décidé de présenter son film comme une histoire de détective similaire à Sleuth (pièce écrite par Shaffer et qui fut adaptée au cinéma en 1972). Pour ce faire, il établit une liste de critères (figure royale, idiot, vierge...) habituellement associés aux sacrifices humains et entreprit de développer un personnage qui correspondrait à chacune de ces caractéristiques. Ce faisant, le choc final résulterait d’un renversement de situation: le public comprendrait à la toute dernière minute que la vérité est bien différente de ce à quoi il s’attendait.

Le film s’ouvre donc sur le voyage du sergent Neil Howie vers l’île de Summerisle. Ayant reçu une lettre signalant la disparition d’une petite fille appelée Rowan Morrison, Howie part, bien décidé à retrouver l’enfant perdue. Toutefois, dès qu’il arrive sur l’île, il commence à réaliser que sa tâche ne sera pas aussi simple qu’il ne pensait: les habitants ne font pas grand-chose pour l’assister et ne semblent pas conscients de la gravité de la situation. Mais Howie, qui nous est présenté dès les premières images du film comme un chrétien pratiquant, est également perturbé par le comportement des villageois. Ils semblent non seulement capables de se mettre à chanter quand on s’y attend le moins, mais se livrent à des scènes de copulation publique, vénèrent également les forces de la Nature, et considèrent que l’union sexuelle est une expérience formatrice sacrée. Howie commence, malgré tout, son enquête et découvre que Rowan doit être sacrifiée. Howie tente alors de la sauver, mais  découvre qu’il est en réalité tombé dans un piège. Il représente le sacrifice parfait: l’idiot, vierge, représentant la loi et l’autorité d’un roi, venu sur l’île de son plein gré. Le public et le héros comprennent alors que la chasse est terminée, les cris et malédictions d’Howie sont emportés par le vent tandis que les villageois enferment le sergent dans un gigantesque homme d’osier et l’enflamment.

La véritable horreur vient dès lors, vous l’aurez compris, de la fin du film et de la constante opposition entre Howie et l’Inconnu qui reste, comme nous le rappelle Lovecraft, la plus ancienne et grande peur de l’homme. La nature religieuse du film contribua ainsi grandement à faire de The Wicker Man un film culte. Toutefois, Shaffer développa la confrontation spirituelle entre Howie et les habitants de l’île de façon à créer un certain équilibre reflétant l’artificialité des origines et l’influence sur la vie humaine de toutes les croyances, quelles qu’elles soient. Et c’est, malheureusement, un aspect qui fut complètement perdu lors du remake américain du film, écrit et réalité par Neil LaBute en 2006.

 

Comme le remarqua quelque temps avant sa mort Anthony Shaffer, «The business as you probably know is run mostly by zombies who are over-paid and are so timid that all they can do is reproduce something that’s already been done a billion times» (The Wicker Man Enigma, 2001). Aussi vraie que soit cette assertion, elle tend toutefois à stigmatiser l’importance des remakes dans la transmission d’une grande part de notre héritage culturel. Refaire un film peut, en effet, être un exercice incroyable donnant au cinéaste l’opportunité de dialoguer avec son matériau d’origine, produisant une narration bivocale enrichissant l’histoire et l’intertexte cinématographique. Alfred Hitchcock, Cecil B. DeMille, Michael Mann et bien d’autres encore ont tous réalisé des remakes de leurs propres films. Et Robin Hardy lui-même expliqua qu’il n’avait rien contre les remakes, tant qu’ils étaient faits avec «goût et imagination», citant la version de The Thomas Crown Affair réalisée par John McTiernan en 1999 comme un de ses films préférés (Rowlands, 2013). Néanmoins, peu de réalisateurs peuvent effectivement être comparés à Hitchcock ou à McTiernan. Le Wicker Man de LaBute sort du lot non seulement à cause de sa piètre qualité cinématographique, mais parce qu’il propose une vision déformée du thème originel de Shaffer et Hardy. Qui plus est, étant une adaptation transculturelle, ce nouveau Wicker Man offre un changement majeur tant dans la représentation de la religion que des genres, proposant au final un résultat étrangement proche du sexisme.

Dans son livre justement intitulé Inside The Wicker Man, Allan Brown remarque que le remake de LaBute est en termes de divertissement : «what happened when bad lost will to live and let itself go downhill» (Brown, 2010: 177). Il faut bien avouer que les éléments les plus importants du récit ont en quelque sorte disparu lorsque le sergent Neil Howie est devenu un policier américain appelé Edward Malus, interprété par Nicolas Cage. La structure du film de LaBute reste malgré tout identique, même si le personnage principal n’est plus exactement un pèlerin en terres païennes, mais un dépressif cherchant le réconfort dans des cassettes audio de développement personnel (appelées «Everything’s OK») et qui passe la totalité du film torturé par son échec à sauver une femme et sa fille d’un accident de voiture. Pour résumer, LaBute donne à Edward un passé et une histoire motivant chacune de ses actions dans le film, alors que Shaffer avait une vision quasi aristotélicienne de ses personnages. On ne sait presque rien de Howie, à part peut-être qu’il est croyant et fiancé, pour la simple et bonne raison qu’il n’existe dans le cadre du récit que pour faire avancer l’action. Edward décide en revanche d’aller sur l’île de Summersisle (ce qui semble plus facile à prononcer que Summerisle) parce que son ex-fiancée, Willow Woodward, a besoin de son aide pour retrouver sa fille disparue, Rowan. En dépit de ce premier changement, la transformation la plus importante dans ce remake reste d’avoir fait de l’île une communauté matriarcale païenne dans laquelle les hommes ne servent que de main d’œuvre et à la reproduction. Edward est de fait accueilli sur l’île par un groupe de vieilles femmes inquiétantes alors que Howie rencontrait le maître du port ; il est traité avec mépris par la propriétaire de la taverne tandis que Howie était accueilli dans l’auberge par une chanson appelée «The Landlord’s Daughter»... Il en va de même pour le meneur de la communauté, puisque Sir Christopher Lee est remplacé par une autre légende du cinéma d’horreur, Ellen Burstyn (connue pour son rôle dans The Exorcist), qui interprète le rôle de Sister Summersile.

 

Néanmoins, transformer l’île en société matriarcale aurait pu être un changement de perspective intéressant. La plupart des cultures païennes vénéraient, après tout, des déesses et considéraient les femmes comme leurs représentantes. Tacite observe, par exemple, que les hommes croyaient que les femmes possédaient : «some holy and prophetic force and they neither scorn their advice nor ignore their utterances» (Tacite, 2002: 84). Cependant, LaBute choisit, consciemment ou non, d’oublier l’importance mise par Shaffer sur l’opposition spirituelle qui est au cœur du film. Edward n’est ici clairement pas croyant et s’avère même plus amusé que choqué par les excentricités des habitantes. Le cimetière désacralisé ne le touche aucunement alors que cela avait été une expérience traumatique pour Howie. De même, il existe une différence majeure entre la réaction de Howie et Edward lorsqu’ils entrent dans l’école et tombent sur une initiation à la sexualité: l’un menace l’enseignante, l’autre rit. La rencontre entre Edward et la meneuse de la communauté n’a, par conséquent, plus rien du débat philosophique sur la religion comme un construit social. Cela prive inévitablement la fin du film de tout impact puisqu’alors que Howie avait été écrit comme un sacrifice idéal, il s’avère que la seule raison pour laquelle Edward est brûlé vif est sa relation passée avec Willow. Dans un cas, Lord Summerisle offre au héros une mort de martyr, nous forçant à penser à l’impact des croyances sur nos vies ; dans l’autre, Sister Summersisle ne fait que mettre à mort un personnage aussi idiot que ridicule1.

Le contact entre Howie et cette étrange société créait une sorte de malaise qui atteint son paroxysme lors du final horrifique. Il n’y a, à part cela, aucune forme d’horreur dans The Wicker Man. Shaffer a évidemment une dette envers les romans occultes de Dennis Wheatley The Devil Rides Out (1934) et To the Devil a Daughter (1953), qui furent tous deux adaptés par la Hammer en 1968 et 1976. Toutefois, en dépit de ses liens évidents avec la Hammer, ne serait-ce que par la présence de Christopher Lee et d’Ingrid Pitt au casting, The Wicker Man est en réalité lié à une plus ancienne tradition horrifique. Dans les années 1930, l’horreur et le surnaturel commencèrent à être utilisés afin de créer un écran de fumée cachant les réelles intentions des cinéastes. Cette idée d’utiliser l’occulte afin de masquer un dessin plus prosaïque est bien plus proche de ce qui se produit dans The Wicker Man que les thématiques des récits gothiques. L’horreur nous présente habituellement une vision plus manichéenne du monde, mettant en jeu l’opposition de deux forces opposées et dans laquelle le désir charnel peut facilement déstabiliser un esprit rationnel (Brown, 2010: 65). Le Dracula de Bram Stoker (1897) est le parfait représentant de cette anxiété: qu’il s’agisse des trois femmes vampires qui tentent d’affaiblir la volonté de Jonathan Harker, de l’échange de fluides corporels ou bien des baisers pénétrants du Comte, tout est là pour nous rappeler l’attrait et le danger de la passion. Il en va de même pour les films de la Hammer. Le Dracula de Christopher Lee est un monstre de séduction, bien plus sexualisé que ses précédentes incarnations et les femmes dans les films d’horreur avaient rarement été aussi plantureuses avant que la Hammer n’adapte le genre2.

 

La normalité dans ce type de récit n’est restaurée que par la destruction de l’être déviant et donc par le rejet de nos propres pulsions.

Dans The Wicker Man, Shaffer renverse toutefois complètement cette association. Sur Summerisle, l’acte sexuel ne mène pas à la mort, bien au contraire, puisqu’il est considéré comme une union sacrée. C’est bien cet acte, étranger à Howie, qui lui offre sa seule et unique chance de quitter l’île en vie: lorsque Lord Summerisle teste sa résistance et sa foi, il envoie la fille de l’aubergiste, qu’il décrit comme «the goddess of love in human form» pour le séduire. Nue dans sa chambre, Willow chante et tape sur les murs la séparant de la chambre de Howie lors d’une danse évoquant étrangement la séduction des sirènes. Lord Summerisle expliquera plus tard à Howie dans une scène hélas coupée:

We offered you Miss Willow, who many think to be the most delectable of our ladies, but in defence of your virginity, you rejected her, as we hoped you would, for I need hardly add that that restraint makes your sacrifice doubly acceptable to the gods (Brown, 2010: 162).     

En refusant de céder à la tentation, Howie n’a fait que sceller son destin, car il fait l’erreur de croire que ce qui n’est pas bon, d’après ses croyances, est forcément maléfique, un absolu qui lui coûte au final la vie. The Wicker Man expose, en effet, une vision du bien et du mal différente de celle de la Hammer et, plus généralement, de celle des récits gothiques, offrant au public une vision du monde nuancée, bien plus sophistiquée que ce qu’il attendait:

In exposing this and laying bare the inherent gaucheness of all religious fundamentalism, The Wicker Man reveals its true genius. The film is a resounding plea for tolerance, for the reason that all religious difference is socially constructed. It is an argument for civilization over the cruelty and barbarism of nature, deeply humanist in its message. The Wicker Man presents a view of good and evil so evolved that the film removes itself from the horror genre and becomes an essay on moral philosophy (Ibid.: 66).

Dans la version de l’histoire écrite par LaBute, la situation est bien différente. Que ces changements soient causés par le puritanisme américain ou non est sujet à débat bien entendu. Néanmoins, la suppression de la dimension religieuse du récit ainsi que sa complète asexualisation ne nous laisse plus grand-chose pour couvrir la misogynie du cinéaste. Bien que LaBute tente souvent d’exposer la cruauté d’une culture sexiste dans ses pièces et ses films, son manque total et évident d’affection pour ses personnages féminins tend à souligner le plaisir pris par les tourmenteurs plutôt que d’insister sur le point de vue des victimes. Dans son film le plus connu, In the Company of Men (1997), LaBute nous présente, par exemple, deux hommes voulant séduire une collègue non entendante, ce qu’ils considèrent comme une simple expérience. De même, dans une pièce intitulée Fat Pig (2004), qu’il n’a pas pu nommer «Stupid Bitch» parce que le nom était «déjà pris» (Szalwinska, 2008), LaBute se demande si un homme peut être accepté par la société s’il est en couple avec une femme en surpoids. Ses provocations incessantes ont fait de lui le genre d’artiste que l’on ne peut qu’aimer ou détester. Mais, quelles que soient ses véritables intentions concernant sa guerre personnelle contre les femmes3, il est évident qu’une telle réécriture du scénario de Shaffer ne peut être que problématique. Car la véritable horreur de son Wicker Man ne vient pas uniquement du jeu d’acteur de Nicolas Cage, mais une fois encore de l’Inconnu. Pour LaBute, l’inconnu est synonyme de fémininité. Le symbole phallique génératif ponctuant le film d’Hardy et Shaffer disparait au profit de symboles féminins. La prospérité de Lord Summerisle provenait, dans l’histoire originelle, des expériences scientifiques de ses ancêtres et de leur capacité à faire pousser de nouvelles variétés de pommes dans un climat difficile. Les prêtres de l’île l’avaient empêché de continuer ses expériences et il avait alors décidé de convaincre les habitants de se tourner vers les anciennes croyances, qui pourraient rendre l’île à nouveau fertile. La fortune de Sister Summersile provient, au contraire, du miel produit par ses abeilles. La pomme, symbole mythologique associée avec l’éternelle jeunesse des dieux dans la mythologique Nordique ou à la vanité dans le cas du mythe grec du Jugement de Paris se retrouve, dans le film de LaBute, réduit à sa symbolique la plus vulgaire et évidente lorsqu’une femme croque le fruit interdit devant la caméra.

 
 

Toutefois, cette image n’est rien comparée au fait que LaBute ait choisi de remplacer la pomme par les abeilles, société matriarcale par excellence. Summersisle devient, de fait, une ruche dont la reine assure la survie d’une colonie de femelles travailleuses et de quelques mâles (les faux bourdons, ou drones4 en anglais), dont la durée de vie limitée n’est consacrée qu’à la reproduction. Mais comme nous l’avons vu, The Wicker Man n’a jamais été pensé comme un véritable film d’horreur et ne partage pas la vision gothique de la passion. Il n’y a  aucun monstre sur Summerisle, seulement des êtres humains et c’est précisément ce qui intéressait Shaffer. Or, en se débarrassant des aspects religieux et sexuels de son hypotexte, LaBute ne peut faire reposer l’horreur finale que sur le fonctionnement d’une société matriarcale. Les femmes sont au pouvoir et ne sont pas impressionnées lorsqu’Edward, un homme armé d’un pistolet, arrive en ville pour les accuser de la disparition d’une petite fille. Bien entendu Edward, qui est mortellement allergique aux piqûres d’abeilles, est victime de son instinct de protection ô combien masculin des femmes et des enfants. La quasi-totalité des personnages féminins qu’il rencontre sont dès lors des créatures maléfiques, ingrates et manipulatrices. Dans la séquence introductive du film par exemple, Edward ramasse une poupée tombée par la fenêtre d’une voiture sur l’autoroute, rattrape la conductrice et rend la poupée à la petite fille qui le fixe froidement, ne le remercie pas et jette à nouveau la poupée par la fenêtre. De même, Willow rompt leurs fiançailles, lui cache le fait qu’il est en réalité le père biologique de Rowan et l’appelle ensuite à l’aide. Une fois sur l’île, elle continue de jouer avec les sentiments qu’Edward a toujours pour elle et le laisse mourir sur l’homme d’osier, qui n’est enflammé par nul autre que sa fille. LaBute semble nous indiquer que les femmes ont tendance à se jouer des hommes. Les deux personnages féminins sont des tentatrices prénommées Willow, mais, alors que Howie résiste et scelle son sort, Edward cède aux charmes de la sirène. Comme l’explique Simone De Beauvoir dans Le Deuxième Sexe, l’homme possédé par la femme est perdu:

L’homme captif de ses charmes n’a plus de volonté, plus de projet, plus d’avenir; il n’est plus citoyen, mais une chair esclave de ses désirs, il est rayé de la communauté, enfermé dans l’instant, ballotté passivement de la torture au plaisir; la magicienne perverse dresse la passion contre le devoir, le moment présent contre l’unité du temps, elle retient le voyageur loin de ses foyers, elle verse l’oubli. En cherchant à s’approprier l’Autre, il faut que l’homme demeure lui-même; mais dans l’échec de la possession impossible, il essaie de devenir cet autre à qui il ne parvient pas à s’unir; alors il s’aliène, il se perd, il boit le philtre qui le rend étranger à lui-même, il plonge au fond des eaux fuyantes et mortelles. (Beauvoir, 1976a: 273).

La dépression d’Edward, accentuée par l’accident, est originellement causée par sa rupture avec Willow et il court malgré tout vers elle dès qu’elle l’appelle, et ce en dépit des avertissements de ses collègues. Le comportement de Howie est dicté par son sens du devoir et sa foi, alors qu’Edward choisit de suivre ses pulsions et d’aller sur l’île, non en tant que policier en fonction, car Summersisle ne relève pas de sa juridiction, mais en tant qu’homme qui veut améliorer sa vie. En d’autres termes, alors que Shaffer faisait des femmes la voie d’accès de la salvation, LaBute se contente de peindre le portrait de tentatrices dangereuses dont le contact ne cause que souffrance et mort. La dernière scène du film est, à cet égard, particulièrement éloquente: deux femmes venues de Summersisle se trouvent dans un bar sur le continent et se laissent séduire par deux hommes, tandis que le spectateur entend en fond sonore le bourdonnement des abeilles. Les femmes chez LaBute, connaissent les faiblesses des hommes et sont prêtes à les exploiter.

Au final, alors qu’Anthony Shaffer et Robin Hardy avaient développé un film dont l’ambigüité morale nous avait d’une certaine façon invités à faire face au sacrifice de Howie et à penser à ses implications philosophiques, Neil LaBute dans son remake, a lui sacrifié l’humanité et la tolérance même de son sujet et nous propose en échange une représentation troublante des femmes comme des êtres sournois et manipulateurs. Le courage, dit-on, réside dans la capacité à accomplir ce que l’on a peur de faire. Malheureusement, la définition du courage de LaBute semble maladroitement proche de la lâcheté lorsqu’il tente de justifier la violence physique envers les femmes5. Là où Howie maudissait ses bourreaux d’un sermon, citant le Psaume 23, Edward insulte les femmes autour de lui, hurlant simplement «You bitches!». Malgré tout, en dépit de ses efforts, LaBute ne réussit pas à produire un authentique remake sexiste du film. En effet, le nouveau Wicker Man nous met face à un cinéaste ne maîtrisant pas les bases mêmes de la grammaire cinématographique et de l’écriture de scénarios. Le résultat est ainsi tellement imparfait qu’il en devient comique. La stratégie de LaBute se retourne donc contre lui puisque son film d’horreur, au lieu d’effrayer le public avec une image corrompue et avilie des femmes, le laisse rire tandis que l’écran devient une fenêtre donnant sur les pires craintes d’un misogyne.

 

Bibliographie

Beauvoir, Simone de. 1976a. Le Deuxième Sexe. Vol. I. Paris: Editions Gallimard.

—. 1976b. Le Deuxième Sexe. Vol. II. Paris: Editions Gallimard.

Billson, Anne. 2010. «The Wicker Man: No 4 best horror film of all time.» The Guardian. En ligne. http://www.theguardian.com/film/2010/oct/22/wicker-man-hardy-horror

Brown, Allan. 2010. Inside The Wicker Man: How Not to Make a Cult Classic. Edinburgh: Polygon Books.

Hutton, Ronald. 2006. Witches, Druids and King Arthur. Londres: Hambledon Continuum.

Lovecraft, Howard Phillips. 2009. «Supernatural Horror in Literature.» En Ligne. http://www.hplovecraft.com/writings/texts/essays/shil.aspx

Rowlands, Paul. 2013. «Robin Hardy Talks About The Wicker Man.» En Ligne. http://www.money-into-light.com/2013/10/robin-hardy-talks-about-wicker-m...

Szalwinska, Maxie. 2008. «Neil LaBute's sexist Pig.» The Guardian. En Ligne. http://www.theguardian.com/stage/theatreblog/2008/jun/02/neillabutessexi...

Tacitus. 2002. Germania. Trad. J.B. Rives. Oxford: Oxford University Press.

Topel, Fred. 2013. «Exclusive Interview: Neil Labute on Some Girl(s) and Wicker Man 2Crave Online. En ligne. http://www.craveonline.com/film/interviews/532309-exclusive-interview-ne...

 

Filmographie

Gregory, David. 2001. The Wicker Man Enigma. Interpr. Anthony Shaffer, et al. Blue Underground.

Kermode, Mark. 2001. Burnt Offering: The Cult of the Wicker Man. Réals. Andrew Abbott et Russell Leven. Interpr. Roger Corman, et al. Prods. Russell Leven et Sophy Bristow.

The Wicker Man - Director's Cut . De Neil Labute. Réal. Neil Labute. Interpr. Nicolas Cage, et al. Prods. Nicolas Cage, Boaz Davidson et Danny Dimbort. 2006 [2007]. DVD.

The Wicker Man - The Director's Cut. De Anthony Shaffer. Réal. Robin Hardy. Interpr. Edward Woodward, et al. Prod. Peter Snell. 1973 [2002]. DVD.

 

  • 1. La scène durant laquelle Edward est torturé par des abeilles, et qui n’est disponible que sur la version Director’s Cut du film s’avéra être si risible qu’elle est rapidement devenue une source inépuisable de mèmes sur internet.
  • 2. La Hammer refléta également dans cette sexualisation de ses personnages la liberté sexuelle des années 1960.
  • 3. Lorsqu’une journaliste lui a demandé qui était la femme qui l’avait blessé, LaBute a répondu: «Does it have to be just one?» (Topel, 2013).
  • 4. Les hommes de l’île sont d’ailleurs ouvertement appelés drones par les femmes de Summersisle.
  • 5. Edward fait à plusieurs reprises usage de la force, menaçant des femmes de son pistolet ou les agressant physiquement.