Who owns the words (2): William S. Burroughs/ William Gibson Remix

Who owns the words (2): William S. Burroughs/ William Gibson Remix

Soumis par Christophe Becker le 11/03/2013
Catégories: Esthétique

 

Nous savons désormais que William Gibson se réfère prioritairement aux romans de Burroughs Naked Lunch et à la Trilogie Nova, cette dernière étant indissociable de la technique du cut-up. L’idée que Gibson se soit également emparé de la technique du cut-up, «le principe de base de toute l’écriture burroughsienne»[1], est un prolongement logique de notre hypothèse de recherche.

Rappelons d’abord brièvement ce qu’est la technique du cut-up. Le cut-up est inventé en 1959 par Brion Gysin alors qu’il vit au Beat Hotel de la rue Gît-le-Cœur à Paris. Peintre, romancier, ami et confident, Gysin est l’héritier à la fois des Dadaïstes et des Surréalistes, groupe dont il est expulsé en 1935 par André Breton en personne[2]. C’est en découpant des articles de journaux avec une lame Stanley et en replaçant les fragments ainsi obtenus dans un ordre différent qu’il s’aperçoit que des phrases nouvelles apparaissent.

Les explications que Gysin donne du cut-up sonnent d’abord comme un appel, une proposition en forme de révolution à venir, toutes proportions gardées, certes, puisqu’il ne s’agit que d’appliquer la technique du collage introduite en peinture par Picasso et Braque en 1907. Cet appel, cette adaptation plutôt qu’invention, doit néanmoins interpeller chacun d’entre nous. Celui-ci commence par des mots désormais familiers:

Writing is fifty years behind painting. I propose to apply the painters’ techniques to writing; things as simple and immediate as collage or montage. Cut right through the pages of any book or newsprint…. lengthwise, for example, and shuffle the columns of text. Put them together at hazard and read the newly constituted message. Do it yourself. Use any system which suggests itself to you. Take your own words or the words said to be the very own words of anyone living or dead. You’ll soon see that words don’t belong to anyone. Words have a vitality of their own and you or anybody can make them gush into action.[3]

La technique littéraire n’a donc pas été directement inventée par William Burroughs auquel Gysin soumet sa dernière trouvaille. Enthousiasmé, c’est pourtant lui qui va lui donner ses lettres de noblesse en l’utilisant «de manière intensive entre 1959 et 1970»[4] tandis que Gysin ne voit dans cette technique qu’un «amusement élevé»[5].

De nombreux précédents existent au cut-up, sur lesquels les ouvrages de Lemaire et Mikriammos reviennent plus en détail. Lewis Carroll ou Gertrude Stein ont par exemple employé des techniques similaires et «tressé ensemble des fragments de textes hétérogènes»[6] respectivement dans Sylvie and Bruno (1889) et The Geographical History of America (1936). Burroughs cite quant à lui volontiers «The Waste Land» (1922) de T. S. Eliot comme le «premier grand collage cut-up»[7].

Le cut-up comme technique littéraire de montage, de collage et de couper/coller est une première étape. La définition qu’en donne Brion Gysin est à vrai dire suffisament lâche et évasive pour embrasser toute espèce de copier/coller littéraire. Si Gysin donne des exemples de textes découpés en trois colonnes égales qui sont ensuite remontées ensemble, c’est bien sur la liberté totale et absolue d’expérimentation qu’il insiste («Use any system which suggests itself to you.»), et ses exemples ne sont en aucun cas des modèles à respecter.

La seconde étape intervient avec la généralisation du cut-up. Celle-ci se fait au niveau de la phrase, pour «accélérer [son] rythme (…) par le biais du branchement inouï de deux segments qui n’auraient jamais dû se trouver juxtaposés», mais aussi au plan narratif et au plan linguistique. Chez Burroughs, la généralisation du cut-up s’accompagne de la création d’un texte-double –un «texte représentation» et un «texte-action»– qui va jouer un rôle central dans son œuvre[8]. Burroughs étend dès lors très nettement le cadre du cut-up.

Par la suite le cut-up se décline selon des techniques et sur des supports différents, ainsi les épissures sur bandes magnétiques. Burroughs applique une technique d’abord visuelle à un univers sonore où les sons, les bruits s’entrechoquent comme, avant eux, les mots ou fragments de phrases. Le cut-up peut aussi prendre la forme du fold-in. Ici, nous dit Burroughs,

–Une page de mes textes ou de celui de quelqu’un d’autre est repliée en son milieu et placée sur une autre page –Le texte composé peut être lu en passant de la moitié d’un texte à l’autre moitié du second. La méthode fold-in applique à l’écriture le flash-back employé dans les films, permettant à l’écrivain de remonter ou de descendre son parcours temporel – Par exemple, je prends la page un et la replie sur la page cent –j’insère la composition obtenue à la page dix, il est projeté dans le temps à la page cent et ramené temporellement à la page un –le phénomène du déjà vu peut être ainsi produit sur commande.[9]

La critique universitaire pointe du doigt à plusieurs reprises l’emploi de la technique de cut-up par William Gibson. Raymond Federman, professeur émérite de l’Université de Buffalo et spécialiste de littérature, affirme ainsi que ce dernier emploie le cut-up et d’autres «techniques formelles inhabituelles» dès son premier roman:

Is William Gibson’s cyberpunk novel NEUROMANCER avant-garde and therefore Postmodern since it uses unusual formal techniques (collage, cut-ups, appropriation of other texts, bizarre new vocabulary and metaphors, temporal dis-placement, etc.)? Or does its publication and success in the science-fiction domain establish it as a pop novel?[10]

Larry McCaffery confirme un rapport d’écriture entre Burroughs et Gibson en se référant, lui-aussi, à la technique du cut-up :

Gibson’s reliance on the cut-up methods and quickfire stream of dissociated images characteristic of William S. Burroughs and J. G. Ballard are (…) noted[11]

Pourtant, Federman et McCaffery ne donnent aucun exemple illustrant l’emploi de ce procédé dans les textes de Gibson. Aussi, notre partie suivante se concentrera sur les deux textes écrits par Gibson où ce dernier se réfère distinctement à la technique de cut-up burroughsien. Dans le premier, l’article «God’s Little Toy», Gibson explique de quelle manière il a pu lui-même utiliser le cut-up et réintègre cette technique dans une évolution du matériel audio, vidéo et informatique qui permet de nouvelles expérimentations ; le second texte intitulé «Academy Leader» est quant à lui présenté par Gibson comme un exemple concret de texte soumis à la technique de cut-up.

En juillet 2005, le magazine Wire publie un article de William Gibson intitulé «God’s Little Toy». Cet article est, pour lui, l’occasion de clarifier son rapport avec les écrivains qui ont marqué son adolescence dont ceux de la Beat Generation et William S. Burroughs. Nous distinguons ici clairement entre les écrivains Beat et Burroughs: Gibson se réfère en effet rarement aux écrivains Beat dans l’ensemble de son œuvre; on notera toutefois, dans Virtual Light, la création d’un policier nommé Orlovsky, clin d’œil au poète américain Peter Orlovsky[12], ancien secrétaire et amant d’Allen Ginsberg. Burroughs est, comme nous avons pu l’observer, particulièrement présent dans les références gibsoniennes.

Le titre de l’article est tiré du roman de Burroughs The Ticket that Exploded. «God’s Little Toy» désigne, selon une expression de Paul Bowles[13], le magnétophone portable «Philipps Carry Corder», qui va permettre à Burroughs et ses amis de se lancer dans une série d’épissures sur bandes magnétiques et de cut-ups sonores. Ceci est la preuve que Gibson connaît le travail de Burroughs, y compris ses expérimentations peu connues du grand public:

It’s all done with tape recorders. Guess you’ve all seen the Philipp’s Carry Corder a handymachine for street recording and playback you can carry it under your coat for recording important thing to remember is not just recording but playback in the street the Carry Corder looks like a transistor radio for street playback city folks  don’t notice yesterday voices phantom car holes in time. fun and games with this gadget. God’s little toy Paul Bowles calls its.[14]

Le choix d’un tel titre peut laisser penser au lecteur que le cut-up y joue un rôle central. En réalité, de la même manière qu’une partie de la critique a pu amalgamer cut-up et collage, Gibson emploie les termes de cut-up dans une acception large. «God’s Little Toy» est un texte fourre-tout, qui se penche autant sur le collage, le modèle de référence de Brion Gysin, que sur l’échantillonnage musical et le montage d’images auquel la jeune génération s’essaie de plus en plus. Ce glissement est d’autant moins étonnant que «God’s Little Toy» est le surnom que le personnage de Tessa donne à sa caméra mobile télécommandée dans le roman de Gibson All Tomorrow’s Parties («The camera platform , like a helium-filled cushion of silver Mylar, at eye level in the open doorway. Kid’s toy with little caged propellers, controlled from Tessa’s bedroom. (…) God’s Little Toy, Tessa called her silver balloon»[15]) où William Gibson liait l’expression de Paul Bowles à l’idée d’images fragmentées («God’s Little Toy (…) mining for image fragments»[16]), soulignant ainsi le fait que la réflexion amorcée par Burroughs et ses compagnons sur le collage en termes d’écriture ou de bandes magnétiques pouvait être encore poussée plus loin et gagner d’autres médias.

L’ombre de Burroughs plane effectivement sur le texte «God’s Little Toy», celle de l’artiste engagé pour une réappropriation de toutes les formes artistiques, celle de l’homme qui en appelle au «voleur sacré et inspiré» pour faire sienne l’œuvre de «tous les poètes et les écrivains, les musiciens et les architectes»[17]; c’est enfin l’ombre de Burroughs, qui, dans son court essai «The Cut-Up Method of Brion Gysin» propose de «couper» et de «réarranger» les œuvres d’art afin de les rendre plus conformes aux exigences de chacun :

Cut and rearrange the word and image in films. There is no reason to accept a second-rate product when you can have the best. And the best is there for all. "Poetry is for everyone."[18]

Les mots de Gibson empruntent alors sans ambiguïté à son modèle. Il réactualise son propos, et le fait apparaître pour ce qu’il est: un discours étonnamment puissant, moderne dans son rapport aux débats actuels sur la propriété intellectuelle ou le copyright.

"Who owns the words?" asked a disembodied but very persistent voice throughout much of Burroughs' work. Who does own them now? Who owns the music and the rest of our culture? We do. All of us. Though not all of us know it—yet.[19]

Gibson insiste sur la possibilité offerte par le cut-up de rassembler des éléments épars pour obtenir un résultat inédit. Comme l’a constaté McCaffery, Gibson va appliquer le cut-up au niveau de la diégèse de ses romans qu’il élabore en mélangeant des situations rencontrées couramment dans les romans noirs américains et des situations rencontrées dans des romans de science-fiction, mettant en scène des personnages stéréotypés tirés de ces mêmes romans. Ainsi Andrew Butler note que les rôles les plus couramment rencontrés dans les romans de Chandler ou Hammett se retrouvent tous dans les romans «Cyberpunk»:

The clichés of such fiction recur in cyberpunk: the femme fatale, the wealthy temporary employer, the Mr Big, and the suspicious authorities. The femme fatale is the beautiful woman who may attempt to seduce the hero, and lead him to the brink of disaster. The employer is a morally dubious, but financially successful, person who persuades the protagonist to take on a job, often against the hero’s better judgment, and who never quite tells the whole story. The Mr Big is the crime boss, the Godfather, who inevitably contacts the hero at some point to make them [sic] an offer they [sic]’d better not refuse. And as he goes about his job, skirting criminality, at some point the authorities take an interest, interposing between the hero and his goal[20]

Ces éléments viennent se mélanger à des personnages stéréotypés de romans de science-fiction (l’homme-machine ou «cyborg», la machine pensante), mais aussi à une évocation du cadre social contemporain (le développement du réseau internet, la puissance des médias, le fossé entre pauvres et riches au moment où Ronald Reagan accède à la Présidence des Etats-Unis).

Si cette façon d’amalgamer des éléments tirés de différents genres littéraires est courant dans la littérature post-moderne (par exemple dans le roman Gravity’s Rainbow de Thomas Pynchon, ou dans les romans de Kurt Vonnegut, et déjà dans Sanctuary de William Faulkner), McCaffery confirme qu’il reste inédit dans le domaine de la littérature de science-fiction. Burroughs est le point de départ d’une prise de conscience de la nouvelle génération d’écrivains de science-fiction, et des futurs «Cyberpunks».

Comme Gibson, ces derniers construisent des univers cohérents à partir d’éléments disparates empruntés à la paralittérature et à la science-fiction en particulier.

McCaffery résume ainsi l’importance capitale de la trilogie Nova en tant qu’exemple à suivre pour les «Cyberpunks», et pour Gibson en particulier:

In his SF trilogy –The Soft Machine (1966), The Ticket That Exploded (1967), and Nova Express (1964) – Burroughs had demonstrated that artists could use the central motifs, themes, and plot devices of SF as a kind of framing device to "contain" the sorts of materials he (like the cyberpunks) wished to explore a world increasingly saturated by media images, information manipulation, and discarded waste products (including discarded people). Ultimately, what Burroughs offered punk and cyberpunk artists was the example of a radicalized sensibility fully engaged with the surrounding culture[21]

Ces pratiques nourries par la technique du collage, le goût des emprunts et des mélanges sont caractéristiques du mouvement «Cyberpunk», et le cut-up burroughsien apparaît comme son emblème. Il n’est donc pas étonnant que l’une des références du «Cyberpunk» soit l’adaptation que fait Ridley Scott en 1982 du roman de Philip K. Dick Do Androids Dream of Electric Sheep?. Le fait que le metteur en scène anglais préfère un titre qu’il emprunte à un texte de Burroughs (Blade Runner, A Movie, Blue Wind, Berkeley, 1979) plutôt que le titre original du roman signale que le mélange de décors futuristes, de costumes inspirés des classiques du film noir, et de jeux de lumières impressionnistes s’inscrit dans l’effacement des frontières prôné par Burroughs[22].

Dans «God’s Little Toy», William Gibson brosse son propre portrait à l’âge de 13 ans («When I was 13, in 1961»[23]); le portrait d’un adolescent dont les lectures, et plus encore la découverte de William Burroughs, ont, de façon drastique, changé la vie. Le vocabulaire qu’emploie Gibson ne laisse aucun doute à ce sujet: la lecture des textes de Burroughs, comme des explications qu’il donne de son travail et de sa démarche littéraire, est irrémédiablement liée à des sensations fortes et à une certaine euphorie («to my very great excitement, I discovered Allen Ginsberg, Jack Kerouac, and one William S. Burroughs»; «When [Burroughs] wrote about his [cut-up] process, the hairs on my neck stood up, so palpable was the excitement»).

Ces sensations fortes sont accentuées par le fait que la mère de l’écrivain désapprouve ses lectures («I surreptitiously purchased an anthology of Beat writing—sensing, correctly, that my mother wouldn’t approve»). Il suppose également que ses professeurs n’approuveraient pas un auteur comme Burroughs qu’ils assimileraient, de par sa technique d’écriture, à un «plagiaire» malhonnête («I discovered that Burroughs had incorporated snippets of other writers’ texts into his work, an action I knew my teachers would have called plagiarism»).

Le sentiment d’une rupture entre les générations a ici son importance, ce qui explique le fait que la date («1961») figure en tête du texte. Gibson souligne une opposition nette entre le jeune homme qu’il décrit (lui-même) et des individus plus âgés (sa mère, ses professeurs) qui sont complètement étrangers à ce qu’essaie de faire William Burroughs dans ses textes. Gibson signale cette opposition par l’usage de phrases au conditionnel («my mother wouldn’t approve»; «an action I knew my teachers would have called plagiarism») qui mettent en lumière une absence de communication totale entre lui et la génération précédente. Gibson ne décrit pas le refus ou la réprobation de ses aïeux: il l’imagine et la met en scène, comme si celle-ci était évidente, écrite d’avance. Gibson indique ainsi au lecteur que sa découverte de l’œuvre de Burroughs tient du secret : Burroughs et lui font partie d’un même cercle.

«God’s Little Toy» est un texte initiatique qui se déroule en quatre temps.

 Le premier est la «reconnaissance» («recognition»). Burroughs est au début du texte assimilé à des romans étranges, difficiles à cerner ou à définir de façon un tant soit peu satisfaisante («William S. Burroughs—author of something called Naked Lunch»). Rapidement, le sentiment d’étrangeté ou d’exclusion fait place à un très fort sentiment de reconnaissance. Gibson décrit le lien qui s’établit entre Burroughs et lui au travers des mots ou morceaux de phrases qu’il reconnaît dans ses textes pour les avoir déjà lus dans des textes de science-fiction:

Some of these borrowings had been lifted from American science fiction of the '40s and '50s, adding a secondary shock of recognition for me.

Ce terme de «reconnaissance» est notable. Il signale que le jeune Gibson et Burroughs ont, du moins en partie, une culture commune et qu’ils se réfèrent aux mêmes textes.

Le second temps est celui de la recherche. Gibson décrit un jeune homme avide de connaissances et qui veut comprendre de façon précise comment fonctionnait la technique littéraire de William Burroughs. Cette recherche place Gibson dans le rôle du lecteur actif; elle est longue, progressive, comme en témoigne le choix des verbes employés; les «tentatives» pour comprendre («attempting to understand [the] impact [of Burroughs’ literary technique]») laissent rapidement la place au savoir, à la certitude («I knew my teachers would have called plagiarism»; «I knew that this "cut-up method," as Burroughs called it, was central to whatever it was he thought he was doing»). Gibson comprend enfin Burroughs et ce qu’il a en tête lorsqu’il découpe ses papiers avant de les rassembler plus ou moins au hasard.

Pour Gibson, Burroughs veut ni plus ni moins «interroger l’univers avec ses ciseaux et son pot de colle»:

Burroughs was interrogating the universe with scissors and a paste pot, and the least imitative of authors was no plagiarist at all.

Cette phrase affirmative, péremptoire, montre le degré de familiarité de Gibson avec l’œuvre de Burroughs. Gibson ne se contente pas de donner des pistes à son lecteur pour déchiffrer le cheminement qui sous-tend le travail de son modèle: il affirme. Cette phrase lie le travail littéraire et artistique aux questions métaphysiques qui ne cessent de traverser l’œuvre de Burroughs. Gibson sait que l’œuvre burroughsienne est essentiellement une œuvre de questionnement qui peut aussi bien prendre des accents philosophiques que politiques et humanistes.

Vient ensuite le temps de l’expérimentation et, finalement, celui de l’observation. C’est sous l’impulsion de l’écrivain américain que Gibson se lance dans ses propres expériences, découpe, manipule, mêle au hasard différents composants du texte. Pour mieux comprendre la démarche de Gibson, et pour lever un certain nombre d’ambiguïtés, il est ici nécessaire de mettre en parallèle «God’s Little Toy» avec l’entretien que Gibson a eu avec Larry McCaffery où il explique que la technique du cut-up donne parfois des résultats décevants («the results weren’t always that interesting»), ce dont Burroughs convenait d’ailleurs volontiers. Gibson, comme Burroughs avant lui, est en conséquence pour un emploi mesuré et réfléchi de la technique du cut-up.

Gibson affirme à McCaffery qu’il a peu utilisé le cut-up, hormis, en de rares occasions, pour faire surgir des situations nouvelles, des tournures de phrases inattendues qui permettent de suggérer de nouvelles pistes dans la trame de ses textes:

I've never actually done any of that cut-up stuff, except for folding a few pages out of something when I'd be stuck or incredibly bored and then checking later to see what came out.[24]

Comme Burroughs, il veille à revenir sur le texte ainsi créé à partir des fonctions copier/coller du traitement de texte, et à supprimer les contours («I started snipping things out and slapping them down, but then I'd air-brush them a little to take the edges off.») qui signalent le travail de montage de l’auteur. Il souhaite intégrer harmonieusement chaque fragment au texte comme Burroughs confirmait «sélectionner et travailler» ses cut-ups pour «en faire une forme acceptable»[25]. Nous sommes ici dans le cas d’un emploi burroughsien de la technique du cut-up, qui s’oppose, par exemple, à l’emploi que pouvait en faire Sinclair Beiles qui s’en remettait entièrement au hasard afin de composer ses textes cut-ups, au risque de donner à lire des phrases incompréhensibles. Ainsi, Barry Miles rappelle:

Bill [Burroughs]’s work selects words and phrases that have a literary ring to them. (…) Beiles cut up the sentences so completely that his work made little sense, whereas Gregory [Corso]’s poems do not appear to have been cut up at all[26].

Ce choix de la part de Gibson de sélectionner les fragments de textes obtenus à l’aide de la technique du cut-up est important. Ce n’est pas seulement la technique en elle-même qui intéresse Gibson, mais l’homme qui l’a mise en pratique et développée, les pistes de réflexion qu’il a lui-même dégagées.

La phrase péremptoire de Gibson à McCaffery est en réalité ambiguë, puisque Gibson se réfère ici explicitement à la technique du cut-up (ou du fold-in) telles que les pratiquait William Burroughs à l’époque où il logeait au Beat Hotel. Gibson pointe du doigt le fait qu’il n’utilise pas précisément les mêmes méthodes que son modèle. L’aspect physique, matériel de la technique du cut-up, est dépassé à l’heure de la technologie numérique et digitale. Désormais les ciseaux et les pots de colle sont obsolètes. Leur successeur est tout trouvé pour Gibson: il s’agit de l’ordinateur et du traitement de texte qui ont, d’après lui, très exactement la même fonction:

I already knew that word processing was another of God's little toys, and that the scissors and paste pot were always there for me, on the desktop of my Apple IIc. Burroughs' methods, which had also worked for Picasso, Duchamp, and Godard, were built into the technology through which I now composed my own narratives. Everything I wrote, I believed instinctively, was to some extent collage. Meaning, ultimately, seemed a matter of adjacent data.[27]

Notons que Gibson a lui-même exposé cette évolution du cut-up à William Burroughs, et que ce dernier y accordait peu d’attention, préférant la méthode qu’il utilisait depuis ses premières expérimentations. Gibson sait donc qu’il ne marche pas précisément dans les pas de son modèle, mais qu’il a adapté ses méthodes:

Some 20 years later, when our paths finally crossed, I asked Burroughs whether he was writing on a computer yet. "What would I want a computer for?" he asked, with evident distaste. "I have a typewriter."

Plutôt que de découper des pages, Gibson utilise les fonctions du traitement de texte pour créer de nouveaux textes. Des mots, des éléments de phrases déplacés plus ou moins au hasard pour réaliser de nouvelles juxtapositions. D’autres phrases effacées, tronquées, déplacées dans d’autres contextes, ceci avec une rapidité et une efficacité que ne permettent pas les outils employés par Burroughs à son époque:

What a word processor lets you do is use Burroughs’ cut-up method with a simple cut-and-paste’s function, but it also gives you the equivalent of an air-brush –you can hide the seam[28]

 

Bibliographie sélective 

 

Ouvrages littéraires 

William BURROUGHS, Junkie, Paris, Olympia Press, 1953. Nouvelle publication accompagnée d’une préface de Will SELF : Junky, London, Penguin, 2002. Nouvelle publication avec une introduction d’Oliver HARRIS et augmentée de textes inédits sous le titre Junky: The Definitive Text of Junk (50th Anniversary Edition), London, Penguin, 2003.

---. Naked Lunch, Paris, Olympia Press, 1959 ; New York, Grove Press, 1966. Réédité sous le titre Naked Lunch: The Restored Text, edited by James Grauerholz and Barry Miles, New York, Grove Press, 2004. Edition incluant une introduction de J. G. BALLARD.

---. The Ticket that Exploded, The Ticket that Exploded, New York, Grove Press, 1987.

---. Interzone, London, Penguin, 1990.

---. The Adding Machine, London, Calder, 1985 ; New York, Arcade Publishing, 1985. Contient les essais « Les Voleurs » (pp. 19-21), « Civilian Defense » (pp. 81-86), « The Four Horsemen of the Apocalypse » (pp. 139-144).

---. The Job (avec Daniel ODIER), London, Penguin, 1989.

William GIBSON, Count Zero, London, HarperCollinsPublishers / Voyager, 1995.

---. Idoru, New York, London, Penguin Books, 1997.

---. All Tomorrow's Parties, London, Penguin, 2000.

---. Pattern Recognition, London, Penguin Books / Viking, 2003.

---. Spook Country, London, Penguin Books / Viking, 2007.

---. Zero History, New York, G.P. Putnam’s Sons, 2010.

Peter ORLOVSKY, Clean Asshole Poems & Smiling Vegetable Songs: Poems 1957-1977, San Francisco, City Lights Books, 1978.

 

Ouvrages critiques et historiques 

Andrew M. BUTLER, Cyberpunk, Harpenden, Herts, Pocket Essentials, 2000.

Bernard DUPRIEZ, Gradus / Les Procédés littéraires, Paris, éditions 10/18, Département d’Univers poche, 1984.

Gérard-George LEMAIRE, Burroughs, Paris, éditions Artefact, 1986.

Philippe MIKRIAMMOS, William S. Burroughs, Paris, Seghers, 1975.

Ted MORGAN, Literary Outlaw: The Life and Times of William S. Burroughs, London, Pimlico, 1993.

Barry MILES, The Beat Hotel, Ginsberg, Burroughs & Corso in Paris, 1957-1963, London, Atlantic Books, 2001.

Paul M. SAMMON, Future Noir: The Making of Blade Runner, New York, HarperPrism, 1996.

 

Ouvrages collectifs 

Storming the Reality Studio, A Casebook of Cyberpunk and Postmodern Science Fiction (Larry McCaffery editor), Durham & London, Duke University Press, 1991. Rassemble des textes sur et autour du « Cyberpunk », ainsi que des nouvelles et des extraits de romans, dont un extrait de Neuromancer de William GIBSON et un extrait de The Wild Boys de William S. BURROUGHS. Larry McCaffery note le lien entre mouvement « Cyberpunk » et la « Musique Industrielle » de Orridge sans toutefois aller plus loin dans son analyse.

Contient une introduction de Larry MCCAFFERY intitulée « Introduction : The Desert of the Real », les articles « Cutting Up : Cyberpunk, Punk Music, and Urban Decontextualizations » du même auteur, « Frothing the Synaptic Bath » de David PORUSH et « On Gibson and Cyberpunk SF » de Darko SUVIN. Contient également l’article « Cyberpunk 101 : A Schematic Guide to Storming the Reality Studio—A quick list of the cultural artifacts that helped to shape cyberpunk ideology and aesthetics, along with books by the cyberpunks themselves, in roughly chronological order » de Richard KADREY & Larry MCCAFFERY qui dresse une liste de romans, de disques et de films « Cyberpunk ».

 

Travaux universitaires

Noëlle BATT, L’Ecriture de William Burroughs, thèse de Doctorat de Troisième Cycle sous la direction de M. Pierre Dommergues, université de Paris VIII-Vincennes, 1975.

---. « Du Collage cubiste au cut-up burroughsien : la dimension performative du couple vitesse/énergie dans le texte littéraire », in Tangeance n° 55, septembre 1997, p. 114.

Christophe BECKER, L’Influence de William S. Burroughs dans l’œuvre de William Gibson et Genesis P-Orridge, thèse de Doctorat en Langues, Littératures et Civilisations des pays anglophones sous la direction de Mme Noëlle Batt, Université Paris VIII, 2010.

Ida BENSLIMA, Problématique du conditionnement dans l’œuvre de William Burroughs, thèse sous la direction de M. André Le Vot, 1978.

Benoît DELAUNE, Le Cut-Up chez William S. Burroughs : modèle plastique, Création Littéraire, thèse de Littérature générale et comparée sous la direction de M. Didier Plassard, université Rennes 2, 2003.

Serge GRUNBERG, Langage et silence dans l’œuvre de William S. Burroughs, université Paris Diderot - Paris 7, 1975.

John G. WATTERS, The Magical Universe of William S. Burroughs, thèse en Langue et Littérature des pays anglophones sous la direction de M. Jean-Claude Dupas et M. Oliver Harris, université de Lille III / université de Keele, 1999.

 

Articles accessibles sur Internet

Raymond FEDERMAN, « Before Postmodernism and After (part 2) ». Article consultable à l’adresse

http://www.outsiderwriters.org/archives/2046

Barbara FORMIS, « La Citation, ou ce que le théâtre doit au langage (et à la philosophie) », 2005.

Article consultable à l’adresse

http://www.romanistik.info/pdf-1/citation-theatre.pdf

William GIBSON, « God’s Little Toys », in Wired, 13.7, San Francisco, Condé Nast Publications, 2005.

Article consultable à l’adresse

http://www.wired.com/wired/archive/13.07/gibson.html

 

Sites Internet 

Encyclopedia Britannica Online, site consultable à l’adresse

http://www.britannica.com/

 

Filmographie

Mark NEALE, No Maps for These Territories, 2000.

 


[1] Philippe MIKRIAMMOS, William S. Burroughs, op. cit., p. 63.

[2] Ted MORGAN, Literary Outlaw: The Life and Times of William S. Burroughs, op. cit., p. 300.

[3] Brion GYSIN, « Cut-Ups self explained », in Evergreen Review n°32, op. cit., pp. 60-61, cité dans Noëlle BATT, L’Ecriture de William Burroughs, op. cit., p. 98.

[4] Gérard-George LEMAIRE, Burroughs, op. cit., p. 59.

[5] Philippe MIKRIAMMOS, William S. Burroughs, op. cit., p. 62.

[6] Gérard-George LEMAIRE, Burroughs, op. cit., p. 62.

[7] Ibid., p. 71.

[8] Noëlle BATT, « Du Collage cubiste au cut-up burroughsien : la dimension performative du couple vitesse/énergie dans le texte littéraire », in Tangeance n° 55, septembre 1997, p. 114.

[9] Gérard-George LEMAIRE, « Fold-in », Burroughs, op. cit., p. 82.

[10] Raymond FEDERMAN, « Before Postmodernism and After (part 2) ». Article consultable à l’adresse

http://www.outsiderwriters.org/archives/2046

[11] Larry MCCAFFERY, « An Interview with William Gibson », in Storming the Reality Studio, A Casebook of Cyberpunk and Postmodern Science Fiction, op. cit., p. 264.

[12] Né en 1933 à New York. On lui doit le recueil Peter ORLOVSKY, Clean Asshole Poems & Smiling Vegetable Songs: Poems 1957-1977, San Francisco, City Lights Books, 1978.

[13] Et non pas dans celle de Gysin comme l’écrit Gibson.

[14] William BURROUGHS, The Ticket that Exploded, op. cit., p. 166.

[15] William GIBSON, All Tomorrow's Parties, London, Penguin, 2000, p. 34.

[16] Ibid.

[17] « Out of the closet and into the museums, libraries, architectural monuments, concert halls, bookstores, recording studios and film studios of the world. Everything belongs to the inpired and dedicated thief (…) Words, colors, light, sounds, stone, wood, bronze belong to the living artist. They belong to anyone who can use them. Loot the Louvre! A bas l’originalité, the sterile and assertive ego that imprisons as it creates. Vive le vol—pure, shameless, total. We are not responsible. Steal anything in sight », William BURROUGHS, « Les Voleurs », The Adding Machine / Selected Essays, op. cit., p. 21.

[18] Cité dans Barry MILES, The Beat Hotel, Ginsberg, Burroughs & Corso in Paris, 1957-1963, op. cit., p. 199.

[19] William GIBSON, « God’s Little Toys », in Wired, 13.7, San Francisco, Condé Nast Publications, 2005.

Article consultable à l’adresse

http://www.wired.com/wired/archive/13.07/gibson.html

La phrase "Who owns the words?" est tirée d’une routine de William Burroughs : « As you cut up and fold in the texts of other writers, they become inextricably mixed with yours. So, who owns words? », cité dans ibid., p. 199.

[20] Andrew M. BUTLER, Cyberpunk, op. cit., p. 14.

[21] Storming the Reality Studio, A Casebook of Cyberpunk and Postmodern Science Fiction, op. cit., p. 306.

[22] Le titre a été suggéré par le scénariste Hampton Fancher. Voir Paul M. SAMMON, Future Noir: The Making of Blade Runner, New York, HarperPrism, 1996, p. 379.

[23] William GIBSON, « God's Little Toys », in Wired, 13.7, op. cit.

[24] Larry MCCAFFERY, « Larry McCaffery, An Interview with William Gibson », in Storming the Reality Studio, A Casebook of Cyberpunk and Postmodern Science Fiction, op. cit., p. 281.

[25] William BURROUGHS, The Job (avec Daniel ODIER), op. cit., p. 184.

[26] Barry MILES, The Beat Hotel, Ginsberg, Burroughs & Corso in Paris, 1957-1963, op. cit., p. 202.

[27] William GIBSON, « God's Little Toys », in Wired, 13.7, op. cit.

[28] Citation de William Gibson dans Karl E. JIRGENS, « Gibson Satire Fights the Hype », in Eye, 12/02/99.