Spectateur de l'Extrême: À propos de Pink Flamingos

Spectateur de l'Extrême: À propos de Pink Flamingos

Soumis par Nathael Molaison le 02/04/2013
Catégories: Freak, Fiction

 

Cinéaste «culte» des années 1970-80, John Waters a fait sa marque dans l'histoire du cinéma underground et populaire américain principalement par deux choses: d'un côté, son sans-gêne et son mauvais goût qui font passer certains cinéastes trash contemporains pour de bien pâles copies; et de l'autre une esthétique légère, mariage du kitsch et du grotesque, qui élève (ou du moins tente d'élever) le mauvais goût au rang de grand art. Dans Pink Flamingos, œuvre la plus «célèbre» du réalisateur (connu également pour quelques œuvres un peu plus grand public: Hairspray, Cry-Baby...), Waters se livre à un exercice de style particulièrement intéressant, où il tente de procurer au spectateur la jouissance d'être choqué. Tous les moyens sont bons pour en arriver là. Le moindre interdit y est immédiatement transgressé avec une gratuité aberrante: exhibitionnisme, cannibalisme, bestialité, meurtre, saleté, inceste, viol, et une panoplie d'autres tabous sociaux y sont montrés avec un naturel désarmant. Mais c'est surtout la dimension burlesque, voire carnavalesque, des images qui surprend. Le spectateur, devant la violence gratuite et factice représentée dans le film, n'a d'autre choix que de s'en remettre à la perspective ironique envisagée par l'énonciation. Le scénario, radical, s'avère d'une simplicité infantile: deux clans se disputent le titre de «filthiest people alive». D'un côté, Divine, rebaptisée Babs Johnson, vit paisiblement dans une maison-mobile avec sa mère maniaque des œufs, son fils aux penchants sexuels douteux et Cotton, leur charmante compagne de voyage. De l'autre, les Marbles, couple coloré (!), envient le titre de Divine en continuant leur entreprise de trafic d'enfants et de distribution de drogue dans les écoles primaires. La figure de Divine, héros anti-héroïque de ce film de genre, est en soi configurée comme celle d'un personnage extrémiste, voire terroriste. Vulgaire, crue et méchante, celle-ci est surtout extrême dans son allure: tête rasée à la moitié, affublée de sourcils gigantesques et d'un maquillage excessif, elle en impose également par le fait qu'il ne s'agit ni d'une femme, ni d'un homme, mais de quelque chose entre les deux. Interprétée par le brillant Harris Glenn Milstead, Divine incarne une certaine forme de terrorisme esthétique: «I wanted her to be the Godzilla of drag queens» (Milstead: 78), confie d'ailleurs John Waters à son sujet.

Adressé au public underground du midnight moviePink Flamingos ne cherche pas banalement à choquer son spectateur, mais à lui faire apprécier et se divertir de cet état.  Les films classés sous l'étiquette du midnight movie sont assez hétéroclites: science-fiction, horreur, pornographie stylisée, cinéma expérimental, films de série B et autres longs-métrages à petit budget... Le spectateur idéal du midnight movie est un spectateur à la recherche de sensations, de découvertes. C'est en partie pour cette raison que le récit s'avère aussi simple. Ce que le cinéphile cherche ici, c'est à faire l'expérience d'un film (le cinéma «mystique» d'Alejandro Jodorowsky est d'ailleurs fortement apprécié par les amoureux du midnight movie). Ainsi, la campagne promotionnelle du film ne présente aucune image du film, mais simplement un condensé des réactions les plus intéressantes des spectateurs (voir vidéo).

Si nous pouvons trouver des affinités entre le spectateur du midnight movie et ce que Susan Sontag définit comme le «spectateur du "camp"», c'est dans cette même recherche de sensations que Sontag rapproche du dandysme:

Il ne s'agit plus d'apprécier la poésie latine, des vins rares ou des gilets de velours, mais de goûter aux plus épicés, aux plus communs des plaisirs, aux arts dont se délecte la masse. L'objet de son plaisir [celui de l'amateur de "camp"] n'est pas défloré par un commun usage, du fait qu'il apprend lui-même à le goûter d'une façon particulière et rare. […] Le dandy d'autrefois haïssait la vulgarité. Le dandy moderne, passionné de "Camp", apprécie la vulgarité. Tout ce que le dandy aurait jugé ennuyeux à mourir et insupportable, le "connaisseur" du "Camp" en tire amusement et plaisir. (Sontag: 444-45)

Dans Pink Flamingos, la laideur et le mauvais goût sont perçus comme un parti pris esthétique, non comme un mal nécessaire (comme l'envisageraient, par exemple, les partisans d'un art plus classique):

[O]ne must remember that there is such a thing as good bad taste and bad bad taste, nous dit John Waters. It's easy to disgust someone: I could make a ninety-minute film of people getting their limbs hacked off, but that would only be bad bad taste and not very stylish or original. To understand bad taste one must have very good taste. Good bad taste can be creatively nauseating but must, at the same time, appeal to the especially twisted sense of humor, which is anything but universal. (Waters: 2)

En ce sens, Waters mise davantage sur la surprise et l'étonnement que sur la violence. La violence y est souterraine, malhonnête, détournée: ici, le sang est faux, l'artifice est évident et l'interprétation des acteurs, médiocre. L'extrémisme du film n'en sera que plus flagrant. Par sa gratuité, son irrévérence, sa bêtise parfois, son humour burlesque et souvent scatologique (quand il ne flirte pas avec la pornographie), Pink Flamingos s'avère plus choquant qu'une avalanche de films gore. Mais ce choc, cette capacité du spectateur à être choqué en fait subrepticement un complice du film. À propos du spectateur de son œuvre, Waters écrit: «I've always tried to please and satisfy an audience that thinks they've seen everything. I try to force them to laugh at their own ability to still be shocked by something» (Waters: 2). L'auteur cherche à susciter le dégoût, certes, mais un dégoût intéressant pour le spectateur.

La complicité recherchée par Waters est évidente dans la narration: les premiers mots du film, «Hello, moviegoers!» sont directement adressés aux spectateurs. Mais cette quête de complicité se retrouve aussi dans la forme du film: le cadre est approximatif, le son, inégal, le montage, brutal et truffé de jump cuts accidentels et le jeu des comédiens, nous l'avons dit, assez pauvre. Tout ceci concourt à provoquer une distance ironique qui agira en tant que contrat de lecture du film. Le regard du spectateur devient condition d'existence du film, en ce sens que l'énonciation n'est pas camouflée derrière la fiction, mais directe. Pour être supportées, la transgression et l'abjection doivent être perçues de façon positive.  L'esthétique résolument kitsch du film, son détachement de tout contexte, viennent amplifier cette relation spectatorielle dans Pink Flamingos. En ce sens, nous pouvons parler d'une récupération du film par le spectateur, mais d'une récupération prévue par la mise en scène. La dimension collective du film de Waters n'est pas à négliger. Très vite une communauté se crée autour de Pink Flamingos: un public d'habitués vient à chaque représentation, répétant les nombreuses répliques du film comme un discours sacré.

It was a real kind of New York late-night crowd. It was a crowd that, you know, stayed up until 3 or 4 o'clock in the morning, and that was used to going to the Electric Circus one night and Elgin [Theater] another. It was very exciting to see them because they almost were like people praying in some mosque or synagogue or something. They would stand up in the middle of the theater and sort of rock back and forth reciting the lines from the film, much the same way the The Rocky Horror Picture Show worked. The script itself became a king of mantra that people got a big kick out of yelling back at the screen. (Robert Shave, fondateur et président de New Line Cinema) (Milstead: 70)

Les limites du spectateur se trouvent élargies par cette réappropriation du film: le collectif crée une distance essentielle à sa réception. Pink Flamingos devient un défi pour le spectateur, une invitation à combattre son dégoût («If someone vomits during one of my films, it's like getting a standing ovation» [Waters: 2]). Le spectateur est amené à apprécier le laid, à en savourer les qualités. Une lecture s'en tenant strictement au récit ou aux qualités artistiques de Pink Flamingos paraîtra choquante, dérangeante ou sans intérêt.

Il y a aussi dans cette approche du cinéma une forme d'exclusion, voire de snobisme. Comme Susan Sontag le souligne, la différence marquante entre le snobisme et le "camp" est que l'élitisme tient à la manière de goûter plutôt qu'à l'objet lui-même: nous savons mieux apprécier cet objet que vous. C'est pourquoi un film comme Pink Flamingos a pu remporter un tel succès auprès du public underground: en excluant une bonne partie du public pour s'adresser directement à un autre, Waters «élitise» son cinéma. Le choix esthétique va dans la même direction: l'expérience de l'abject est rare au cinéma, du moins ce type d'expérience gratuitement abjecte. Même le cinéma gore n'atteint pas ce niveau de violence spectaculaire, parce qu'il ne vise pas les mêmes objectifs. Le cinéma gore cherche à dégoûter le spectateur, à lui faire ressentir sa corporalité. Mais Waters va plus loin: il cherche à étonner le cinéphile, à lui faire découvrir une nouvelle forme d'abjection. La démarche est absolument assumée, elle ne dépend pas d'un récit: au contraire, c'est le récit qui découle de cette intention de montrer le laid.

La scène finale du film sera la quintessence de cette complicité (malsaine?) entre film et spectateur. La narration nous annonce quelque chose de spectaculaire, de surprenant, d'inattendu: «what you're about to see is the real thing». Le fragile masque du personnage de Divine tombe et, soudain nous nous trouvons, en tant que spectateurs, devant un événement. Divine, devant nos yeux, déguste les déjections d'un chien et nous adresse un grand sourire. Cette image finale, devenue emblématique pour une génération de cinéastes underground, est également le summum de son irrévérence. Le film devient ni plus ni moins qu'un événement médiatique, qu'un spectacle auquel nous assistons, ébahis, étonnés. Ainsi, Pink Flamingos joue avec le spectateur de l'extrême, satisfait son besoin de voir, le gave, en insistant fortement sur la dimension spectaculaire. Jusqu'à la dernière scène, il est impossible d'oublier que nous sommes au cinéma. Transgressant toutes les règles de l'éthique et de l'esthétique, le film montre l'abject et en fait la célébration. La distance créée par le film est si forte que le spectateur réussit à dépasser l'horreur de ce qu'il voit pour s'en moquer. C'est dans sa relation spectaculaire que le film acquiert de l'importance et ébranle certaines conventions du cinéma. En mettant en évidence son dispositif et ses intentions, Pink Flamingos, dans une démarche proche de celle du cinéma commercial, cherche d'abord à satisfaire un public en quête de sensations.

 

Bibliographie

ARDENNE, Paul. 2006. «Irrévérence et dégradation. Une mise en perspective culturelle.» In Murielle Gagnebin et Julien Milly (dir.) Les images honteuses. Paris: Champ Vallon, 437p.

HOBERMAN, James et Jonathan Rosenbaum. 1983. Midnight Movies. New York: Harper & Row, 338p.

MILSTEAD, Frances, Steve Yeager et Kevin Heffernan. 2001. My Son Divine. New York: Alyson Books, 192p.

SONTAG, Susan. 2001. «Le style "camp".» In Susan Sontag (dir.) L’œuvre parle. Paris: Christian Bourgois éditeur, 469p.

WATERS, John. 2005. Shock Value. A Tasteful Book about Bad Taste. Philadelphie/Londres: Running Press, 244p.