Se souvenir des antédiluviens. Le dinosaure et la crise poétique dans la seconde moitié du 19e siècle

Se souvenir des antédiluviens. Le dinosaure et la crise poétique dans la seconde moitié du 19e siècle

Soumis par Yohann Ringuedé le 25/02/2016

 

Si le terme dinosaure a été créé en anglais dans les années 1840, son transfert lexical et sémantique en France fut lent et difficile: en 1873 et en 1883, Littré cite le dinosaurien, mais sa définition est très floue: «Reptile gigantesque découvert dans l’oolithe de la Grande-Bretagne.» Partant, le «dinosaure» dans la seconde moitié du xixe siècle, pour les publics non spécialisés, est un gros reptile disparu et redécouvert sous forme fossile, souvent partiellement, et reconstitué par la science paléontologique. C’est en ce sens suranné que je l’utiliserai, ce qui me conduira à évoquer par exemple les ptérodactyles, plésiosaures et autres ichtyosaures, antédiluviens invoqués dans la poésie scientifique française de la seconde moitié du siècle qui ne sont pas à proprement parler des dinosaures. De fait, le terme dinosaure est absent de tous les textes de poésie que j’ai pu observer, mais les noms spécifiques, en particulier des animaux découverts par Cuvier, sont très souvent cités. En outre, le terme antédiluvien, utilisé comme adjectif ou substantif, est fréquemment utilisé, dans un contexte où le scientifique fondateur reste Cuvier: la prévalence de ce terme antédiluvien s’explique par le succès encore tenace dans la seconde moitié du siècle des théories catastrophistes.

Je souhaiterais questionner le traitement des monstres antédiluviens dans la poésie française, leur présence matérielle et esthétique -comment nomme-t-on et décrit-on le dinosaure en contexte versifié?-, mais aussi les incidences poétologiques que cette prosopopée incongrue implique. En effet, la présence d’animaux ayant subi une crise majeure qui les a menés à disparaître totalement au sein d’une poésie qui se reconnaît elle-même en période critique de décadence et d’inadéquation face au monde moderne est signifiante: le dinosaure permet à la voix lyrique de questionner les caractéristiques de sa propre énonciation vacillante, d’interroger la persistance problématique de son pouvoir évocateur ainsi que sa propre crise en tant que voix individuelle en danger face au monde moderne.

 

Le monstre et la crise du vers: des «noms assez mal sonnant»

La première crise est d’ordre formel, surtout: elle concerne la question du technolecte dans le vers. La présence problématique des mots qui disent la science -pour reprendre l’expression d’Yves Jeanneret, dans Écrire la science (1994)- en poésie est fortement débattue depuis le xvie siècle, mais la querelle est ravivée avec une intensité nouvelle au xixe siècle, période où les avancées scientifiques fulgurantes s’accompagnent d’un nécessaire fleurissement de technolectes nouveaux pour nommer toutes ces découvertes et inventions. Un écrivain comme Alphonse de Toussenel se plaint encore ainsi en 1853 dans L’Esprit des bêtes que la dénomination scientifique échappe à la poésie: «Un malheur immense pour la poésie et pour l’art, c’est que les hommes d’esprit aient si facilement abandonné aux hommes de science le droit de baptiser les créatures du bon Dieu; c’est que tous les vrais poètes n’aient pas protesté encore contre les dangers de cette usurpation» (Toussenel: 439). Ce problème général dépasse mon propos, mais en ce qui concerne la question des dinosaures, la présence des mots techniques qui les dénotent entre de plain-pied dans ce débat: si un poème fait le pari de parler d’un dinosaure, peut-il, doit-il le nommer? Quelles sont les raisons qui feraient de ces mots des gageures poétiques?

La première restriction est euphonique. Ernest Cotty, militaire de carrière, scientifique de passion et poète à ses heures perdues1, assure dans Antediluviana que «Archeopterix» est un «Nom assez mal sonnant» (Cotty: 4). Le poète peu connu Jules Arbelot, dans son long poème encyclopédique de 1882, La Création et l’humanité, propose ainsi un rapprochement significatif entre l’allure et le nom des monstres antédiluviens:

Ces corps sont monstrueux, plus monstrueux encore
Sont les noms adoptés… C’est le Mégalosaure,
Poisson prodigieux, formidable serpent,
Qui dépasse en longueur l’Alligator vivant,
Et le Plésiosaure, et les Ptérodactyles,
D’une part vrais dragons, de l’autre crocodiles (Arbelot: 37)
 

Les noms des dinosaures sont à leur image: monstrueux. Et leur mise en rime est d’ailleurs rendue difficile par les sonorités riches et difficiles de leur voyelle finale: dans l’exemple précédent, la rime entre «Mégalosaure» et «encore» est le signe d’une poétique de la démesure. Mettre les noms de dinosaures à la rime devient parfois une réelle gageure poétique: significativement, comme un aveu d’échec, les poètes utilisent des sortes de rimes dérivatives en faisant rimer entre eux des mots à la finale dont l’étymon est identique. Toujours chez Jules Arbelot, par exemple, on peut lire:

Nous retrouvons encor le genre Saurien:
Ici l’Hylæosaure, et là le Suchosaure,
Le long Iguanodon avec le Regnosaure (Arbelot: 52)
 

Le mot «saurien», à la rime précédente, annonce l’utilisation de la racine –saure pour une quasi-rime du même au même, monstrueuse par la consanguinité lexicale mais également par la richesse phonique que ce genre de rimes engendre.

Mais la limite du terme technique est également métrique -en somme elle est musicale-, ce que souligne tout particulièrement Ernest Cotty. Dès l’ouverture d’Antediluviana, l’entomologiste poète dit très clairement que la «grandeur» de la Géologie et de la Paléontologie «S’exprime en trop grands mots pour des alexandrins» (Cotty, 1876: 1). L’idée qu’il développe est que ces mots, créés par confixation2, forment des masses lexicales trop vastes pour le rythme versifié -même dans le plus grand de nos vers classiques, puisqu’Antediluviana est composé en alexandrins. Mais en même temps la remarque porte probablement sur le registre de langue: la solennité scientifique et technolectale ne correspondrait pas à la langue poétique, et, par un procédé métaphorique, n’entrerait pas stylistiquement dans le vers où elle ferait tache. Néanmoins, Cotty justifie son entreprise immédiatement après en reprenant l’adage du Rêve de d’Alembert -«quand on parle science, il faut se servir de mots techniques» (Diderot, 1769, 329)- qu’il retranscrit en vers:

Il convient, même en vers, pour le sujet qu’on traite,
D’oser être technique,… ou de faire retraite. (Cotty, 1876: 1)
 

Dans ce contexte, le «long Iguanodon» d’Arbelot, que je citais plus haut, est probablement soumis à une lecture double, de la même façon que l’«énorme Ichthyosaure» de Cotty: certes, ces animaux sont marqués par le gigantisme généralisé, mais les mots qui les dénotent, les mots en mention, ne le sont pas moins et sont embarrassants à insérer dans l’écrin du vers. On le voit, citer le nom des antédiluviens relève de la gageure poétique, tant ces mots sont cacophoniques et démesurés.

Graphiquement, enfin, un nombre important des textes de notre corpus distingue très nettement les noms d’antédiluviens. La plupart du temps, ils sont mis en italiques. C’est le cas entre autres d’Antediluviana:

L’Iguanodon féroce, et cherchant sourdement
A son rude ennemi querelle d’Allemand,
Peu soucieux du dieu que bénit Épidaure,
Se rue, à belles dents, sur un Mégalosaure3!... (Cotty, 1876: 4)
 

La première conséquence à tirer de cet usage est énoncée par Henri Fournier dans son Traité de la typographie dont pouvaient avoir connaissance les poètes de la seconde moitié du siècle: certains auteurs utilisent l’italique -selon Fournier immodérément- pour «attach[er] à certains mots une importance particulière» (Fournier: 163). Ainsi, la typographie elle-même met en évidence ces termes techniques et les désigne en un geste paradoxal qui à la fois souligne l’importance de ces technolectes, marquant l’emphase, mais en même temps en fait des monstres poétiques au sens littéral: les mettre en italiques les fait ressortir graphiquement, les montre. L’italique étant également la typographie utilisée pour les autonymes, les termes qui en sont frappés sont désignés, et ainsi comme rejetés de la langue poétique habituelle puisqu’ils ne sont pas ici en contexte mais en mention. Tout se passe comme si les mettre en italiques excusait presque de les faire figurer dans le vers, comme s’il fallait mettre en place une quelconque rétribution. En effet, l’utilisation de l’italique peut être étudiée comme une marque de désengagement, de mise à distance des termes employés, comme si le poète ne les assumait pas. Fournier avance que l’italique est également couramment utilisée pour les citations (Fournier:164), mais elle est surtout d’usage pour les mots rapportés en langue étrangère: il s’agit bien de souligner que les termes ainsi mis sous emphase ne sont pas de la langue littéraire, mais une langue étrangère, celle de la science. De fait, la dénomination taxonomique dans les écrits scientifiques est soumise à la règle typographique de l’italique: la conserver en contexte poétique revient à revendiquer son statut scientifique. L’utilisation de cette typographie est en somme un procédé qui reflète la dimension de transfert: c’est un jeu énonciatif qui révèle que la parole n’est pas de première main. Mettre les noms des dinosaures en italiques indique à la fois leur décalage et leur utilisation de seconde main, ce qui prouve bien qu’ils ne sont pas entrés de plain-pied dans le langage courant.

Les substantifs ainsi traités peuvent en outre être mis sous antonomase, c’est-à-dire que le poète leur confère une majuscule. C’est le cas des noms des animaux antédiluviens chez Cotty. Ce choix typographique peut apparaître comme une marque d’embrayage indiquant une déférence particulière, l’antonomase étant une figure emphatique. Mettre alors les noms des antédiluviens sous antonomase souligne encore une fois l’importance qu’on leur confère. Dans tous les cas cela renforce leur portée exceptionnelle, mais ici aussi le retour de bâton est bien que la majuscule leur donne un caractère à part, inattendu, inadéquat, voire inadapté au contexte, dans tous les cas monstrueux.

Les dinosaures traités différemment typographiquement deviennent ainsi monstres graphiques en même temps que sonores. Leur utilisation met en crise le langage poétique et les usages classiques du vers. Toutefois, la difficulté qui pèse sur l’acte de nommer en poésie les dinosaures n’est pas que d’ordre esthétique.

 

Une crise du «pouvoir magique des mots»

Les termes scientifiques sont dans certains poèmes passés sous silence pour répondre à une certaine logique. Alors qu’il décrit en 1867 le monde de l’Âge antéhistorique, le poète J. Valéry Monbarlet dans le premier chapitre intitulé Fiat lux évoque de façon très allusive les animaux qu’a déjà commencés à révéler la science paléontologique: 

La nature vivante, informe tenancière
D’un monde son domaine, était seule sans voix.
Peut-être, en ce temps-là, recherchant un asile,
Un immonde repas, le silence et le frais,
Quelque monstre sans nom; quelque hideux reptile
Fouillait la vase des marais. (Monbarlet: 8)
 

De fait, si la nature n’a pas de «voix», les animaux ne sont pas nommés et restent «sans nom». Voilà pourquoi la description se fait selon le mode de l’indéterminé, que l’on songe à l’article indéfini «Quelque», à la charge connotative fantastique du substantif «monstre» ou à l’hyperonyme «reptile». Tout est mis en place ici pour éviter d’avoir à nommer ce monstre dont on connaît probablement le nom en 1866, ou du moins à qui on en a donné un. Mais pour l’instant, il n’en a pas, et peut-être s’agit-il d’un souci réaliste: nommer ces bêtes en utilisant un terme tout juste forgé revient à avouer que le regard que l’on pose sur lui est un regard du xixe siècle tant il est vrai que les ptérodactyles et autres plésiosaures sonnent résolument comme des mots nouveau-nés. En outre, il s’agit pour Monbarlet de souligner la distance qui sépare le siècle de ces animaux «antéhistoriques». Hors de l’histoire, ils la précèdent. La préhistoire ne devenant l’histoire qu’avec l’invention de l’écriture, ces monstres sont à peine perceptibles dans les profondeurs d’un temps où la nature sans voix ne nommait pas les choses:

Les siècles écoulés, perdus dans la distance,
S’effaçaient, comme une ombre au contour indistinct,
Et le règne animal, encore dans l’enfance,
De marcher dans la vie à peine avait l’instinct;
Mais, ses représentants, aux formes effroyables,
Car, tout s’harmonisait dans ces rudes tableaux,
Dominateurs puissants, colosses formidables,
Ou, rampaient sur la terre, ou nageaient dans les eaux.
Nul être intelligent n’admira ces prodiges;
L’homme apparut plus tard, dans un autre milieu (Monbarlet: 11)
 

Voilà donc un état où le règne animal ne dénomme car il est «dans l’enfance» -c’est-à-dire littéralement dans l’état de celui qui ne peut pas parler-, sans «intelligen[ce]», et l’homme n’est pas encore là pour l’inclure dans une quelconque taxinomie, ce qui justifie l’indétermination sur le mode de déplacement et le milieu naturel que relaie l’hypozeuxe alternative «Ou, rampaient sur la terre, ou nageaient dans les eaux.» Pour Monbarlet, il semble ainsi que le souci premier soit de faire comprendre l’immense distance qui nous sépare temporellement de ces êtres appartenant au monde préadamique que la paléontologie nous révèle dans un rapport matériel très direct et paradoxalement très frontal. Pour ce faire, l’indétermination taxonomique condense et mêle tous les animaux et n’en révèle qu’un contour très imprécis. En outre, cette posture met en place des échos entre ce texte et les grands débats suscités par Cuvier. Pour ce dernier, l’homme ne peut pas avoir cohabité avec des espèces disparues.

Louis Bouilhet, poète et ami intime de Flaubert, ne nomme pas non plus les antédiluviens de ses Fossiles. Or, Léon Letellier, son biographe, montre bien qu’il tenait à la validité scientifique et à l’exactitude de ses descriptions pour lesquelles il se serait beaucoup documenté (Letellier: 190-191). Bouilhet met par exemple en scène un combat héroïque de monstres préhistoriques dans le chant ii. Or, les deux antagonistes sont décrits de façon floue, comme des chimères. Leurs descriptions se font sur le mode du dévoilement, elles commencent par décrire des sensations, des bruits et des formes vagues avant d’appréhender l’animal en lui-même:

Une forme lointaine apparaît sur les flots:
Elle nage, elle ondule, au détour des îlots;
Sur ses flancs, revêtus de plaques diaprées,
Glissent des reflets bleus et des teintes pourprées;
C'est un monstre inconnu, qui recourbe, en rampant,
Sur le dos d'un lézard la tête d'un serpent! (Bouilhet: 206-207)
 

Le monstrueux chimérique est souligné par le fait que le poète refuse d’utiliser le terme juste mais se contente de descriptions comparatives avec des animaux connus. Dans l’optique de la poésie «exposante» que Bouilhet cherche à mettre en place avec l’aide de Flaubert (Séginger, 2010), tenter de rendre présents, par la description, des animaux inconnus, ne peut pas passer par des termes à l’allure bizarre, qui ne feraient qu’en augmenter l’éloignement. Le procédé est le même lors du chant iv où est décrit très minutieusement un mammouth dont le nom est soigneusement tu. Letellier affirme qu’il s’agit d’éviter toute «érudition didactique» (Letellier: 191). C’est surtout, en fait, comme le remarque Théophile Gautier, une tentative de faire de ces animaux une «description puissante, mais innommés, car Adam, le nomenclateur, n'est pas né encore» (Letellier: 191). Comme Monbarlet, Bouilhet semble en effet souligner qu’en ces temps reculés la parole n’existe pas: voilà un âge caractérisé soit par le silence, soit par le hurlement inarticulé.

L’une des conséquences de cet éloignement, temporel et biologique, est que nombre de poètes soulignent la difficulté de décrire de tels monstres. C’est le cas du professeur et poète Jean-Étienne Chamard, qui dans L’Épopée des âges4, par prétérition, annonce que sa tentative de description de l’ichtyosaure sera vaine tant il est immense:

Ses gros yeux ronds jetaient des flammes irisées,
Et sa gueule béante était un gouffre. En vain
Voudrais-je raconter son vaste dos châtain (Chamard: 76)
 

Et Jean Richepin, l’hydropathe anarchiste plus connu pour son recueil La Chanson des gueux, d’ajouter dans «Les algues», que le varech a vu passer:

Plésiosaure, ichthyosaure,
Ptérodactyle, d’où s’essore
L’essaim des dragons leurs jumeaux,
Monstres dont la fable est l’empire,
Mêlant serpent, lézard, vampire,
Spectres devant lesquels expire
Le pouvoir magique des mots. (Richepin: 314)
 

Les dinosaures relèvent de la fable, de la reconstitution imaginaire et spéculative: ils représentent à ce titre une crise de la magie des mots parce que les mots se révèlent insuffisants à les décrire. Voilà une présence si problématique de l’antédiluvien en poésie que cette dernière confesse sa propre impuissance évocatoire.

 

«Je suis un de ces anciens titans»: une crise du sujet lyrique 

Les découvertes paléontologiques et évolutionnistes marquent la fin de l’anthropocentrisme dominant: l’humanité prend alors conscience qu’elle n’est pas la seule espèce à avoir jamais dominé le monde, et le sujet lyrique s’en trouve logiquement perturbé.

Jean-Étienne Chamard se glisse poétiquement dans la peau de l’un de ces monstres dinosauriens, en créant ce faisant une voix poétique tératologique qui mêle le chant du poète à la complainte d’animaux depuis longtemps disparus5: à l’occasion d’une prosopopée fort originale, un dinosaure prend longuement la parole au chant xiv de L’Épopée des âges et chante sa gloire disparue et son hégémonie éteinte:

A présent, où sont-ils?
Où sont-ils tous, géants dont les sens peu subtils,
Les organes grossiers et la rude structure
Semblaient autant d’essais manqués de la Nature?
Où sont les sauriens, les reptiles-volants,
Ces fauves, emportés de sauvages élans […]
Pas un seul des milliers que peut-être la Terre
Tient, comme en un sépulcre, endormis dans son sein,
Pas un seul, quelque jour, se réveillant soudain,
Ne se relèvera de sa couche profonde
Et, fantôme effrayant, ne viendra dire au monde:
 
«Regarde! Je suis un de ces anciens Titans
Dont la race, autrefois, te fit trembler […]
[…]Et mes frères et moi,
Terribles, nous allions faisant partout la loi,
Et partout où les cieux altiers dressaient leur arche,
Le sol tremblait d’effroi sous notre lourde marche,
L’air s’ouvrait devant nous, l’Océan, pris de peur,
Nous laissait violer en son lit, ô stupeur!
L’âpre virginité de ses grondeuses lames;
Et leur croupe et leur dos, étincelants de flammes,
Sous notre fauve ardeur, sous nos bonds arrogants,
Frémissaient; - ou parfois, si les noirs ouragans
Tentaient de se liguer pour déranger nos fêtes,
Il nous importait peu: les vents et les tempêtes
Nous poussaient de concert où nous voulions aller.
Et quel être, aujourd’hui, prétend nous égaler?
Réponds-moi! Quel géant de force et de stature?
N’avons-nous pas été les rois de la Nature?
En vain son front changeait d’aspect et de décor;
Durant des milliers d’ans et des milliers encor,
Nous régnâmes sur elle, et nos corps amphibies,
Auprès de qui ne sont que de pâles copies
Tes boas, tes gavials, tes plus gros caïmans,
Nos corps, sans se lasser, domptaient les éléments.
Nous fûmes les aïeux. Nous n’aurions qu’à renaître,
Et tu verrais en nous aussitôt reparaître,
- Mais combien plus puissants, plus forts, plus vigoureux
Que tes nains, combien sûrs de l’emporter sur eux! –
Tous les types de vie avec toutes les formes;
Et tes serpents bâtards, et tes crapauds difformes,
Et le vil ramassis de tes batraciens,
Nos fils dégénérés, - nous, les grands, les anciens,
Les héros glorieux d’un cycle plus austère,
Nous aurions bientôt fait d’en nettoyer la Terre!» (Chamard: 98-101)
 

Le fond de son message poétique, après une description sommaire et fantasmée du mode de vie des dinosaures et du milieu dans lequel ils évoluaient, repose surtout sur la déploration d’une évolution biologique en forme de catagenèse: tous les êtres qui auraient succédé aux antédiluviens n’en seraient que des modèles réduits, des «nains», de «pales» copies. À l’occasion de cette complainte du temps ancien, Chamard fait entrer le chant du dinosaure de plain-pied dans les topoï de la voix poétique, par le biais de la déploration élégiaque et de l’ubi sunt. Cette forme de métamorphose lyrique est justement dans l’air du temps, marqué par les concepts darwiniens d’atavisme et de réminiscence, et de nombreuses voix poétiques se souviennent par conséquent d’avoir été autre chose qu’homme: l’âme est issue du minéral, nous dit Adolphe Laurent de Faget dans la pièce Échelle des êtres tirée du recueil De l’atome à l’infini (Faget: 114-115), Richepin se souvient d’avoir été algue dans La Mer (Richepin: 315), Jean Rameau sent en lui l’arbre et le condor dans Réminiscences (Rameau: 257-258)… Donner voix au dinosaure permet de boucler la boucle, d’en faire l’égal de l’être humain, mais surtout d’en faire non plus un simple objet poétique, mais une voix poétique à part entière.

Et de fait, dans le contexte d’une décadence de la poésie, à la fin du siècle, la présence problématique des dinosaures permet de faire un parallèle saisissant entre le poète maudit, dépassé par les événements, inadapté à son époque de progrès multiples et ahurissants, et les dinosaures, espèce éteinte car inapte à s’adapter à un changement particulier -et alors encore inconnu-: le poète devient un dinosaure dans le monde moderne, et comme lui risque un jour de s’éteindre. C’est justement tout le sujet du poème de Richepin intitulé Les Monstres, qui discute longuement de l’éventualité de la survie très partielle de certains animaux antédiluviens, qui expliquerait les cas d’observations cryptozoologiques par des vieux marins qui racontent des histoires d’animaux monstrueux.

[…] Je crois possible encor que subsiste et revienne,
Conservé par l’abîme ainsi qu’aux jours anciens,
Quelque monstre vainqueur du désastre des siens,
Dernier fils de la faune antédiluvienne.
 
Je l’imagine seul, las de tout, plein d’ennui,
Cherchant un frère en vain par tout ce morne espace,
Ainsi qu’un Juif-Errant qui passe et qui repasse
Dans un monde étranger où rien n’est fait pour lui.
 
Il regarde partout avec mélancolie,
Et n’a personne à qui partager son tourment,
Et mourra tristement et solitairement,
Lamentable orphelin d’une époque abolie,
 
Image du chanteur dont le vaste cerveau
Plein de rêves trop grands pour son siècle éphémère
Semble y perpétuer une antique chimère
Désormais monstrueuse en cet âge nouveau. (Richepin: 305)
 

Le poète postule donc une survie ultra-marginale de créatures inadaptées au sein d’un monde moderne qui les a rejetées dans ses marges, avant de livrer lui-même les clés interprétatives de cette fable à la toute fin du poème: ces chimères sont «l’image» du poète en un monde qui ne connaît plus guère d’idéal, un monde touché par l’atrophie. Or à l’époque, l’une des explications de la disparition des dinosaures était justement le défaut d’adaptation: face à un contexte qui n’est plus guère poétique, la poésie est un art d’un autre temps qui risque de devenir un dinosaure, au sens figuré qu’a pris le terme dans le langage courant.

On le voit, le dinosaure devient une figure poétique dans laquelle se reconnaît le poète en crise, une sorte de double dans l’infortune, dans la disparition programmée et l’inadaptation face à un monde en évolution.

Le progrès scientifique offre à la poésie dans la seconde moitié du xixe siècle deux nouvelles voies d’exploration: d’une part, la paléontologie met au jour des animaux antédiluviens effroyables et propres à stimuler l’imagination poétique, d’autre part les avancées progressives d’un évolutionnisme sans cesse redéfini au fil du siècle tendent à faire de l’homme un descendant de ces monstres disparus.

Ce double mouvement du progrès biologique place le sujet lyrique dans une posture de crise: soit l’apparition des dinosauriens en poésie prend acte d’un monde qui n’est plus anthropocentré -selon la leçon cuviériste du catastrophisme-, soit le sujet lyrique est lui-même affilié à ces monstres antédiluviens. La poésie oscille donc entre la voie du désengagement et celle d’un sujet lyrique monstrueux et prophétiquement annonciateur d’une apocalypse poétique. De fait, la plupart des poètes qui ont soutenu l’audacieux pari d’évoquer les antédiluviens en contexte versifié ne sont plus guère lisibles, pour la plupart, que sous forme de traces fossiles, microfiches ou microfilms, dans les profondeurs souterraines du compartiment recherche de la BnF.

 

Bibliographie 

ARBELOT, Jules. 1882. La Création et l’humanité, poème en trois parties avec citations, notes et éclaircissements divers. Paris: Ch. Delagrave, 322p.

BOUILHET, Louis. 2009 [1854]. Les Fossiles. Repris dans Poésies, Festons et astragales. Milon-la-Chapelle: Éditions H&D, coll. «Écrivains & Normandie», p. 201-232.

CHAMARD, Jean-Étienne. 1947. L’Épopée des âges. Les Origines. Paris: L. Rodstein, 385 p.

Cotty, Ernest. 1874. L’Entomologie. Ode sur les coléoptères. Bourg: impr. de Comte-Millet, 4p.

COTTY, Ernest. 1876. Antediluviana. Poème géologique. Bourg: impr. de Comte-Milliet, 18p.

DIDEROT, Denis. 1990 [1769]. Le Rêve de d’Alembert. Repris dans Œuvres philosophiques. Paris: Bordas, coll. «Classiques Garnier», p. 329.

FAGET, Adolphe Laurent de. 1889. De l’atome à l’infini. Paris: Dentu, 301p.

FOURNIER, Henri. 1825. Traité de la typographie. Paris: impr. de H. Fournier, 323p.

GAUTIER, Théophile. Lundi 26 juillet 1869. Feuilleton du Journal Officiel de l’Empire Français. En ligne.gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64964835. Cité par Letellier, op. cit., p. 191.

GRASSERIE, Raoul de la. 1889. Hommes et singes. Paris: L. Vanier, 196p.

JEANNERET, Yves. 1994. Écrire la science. Formes et enjeux de la vulgarisation. Paris: Presses Universitaires de France, coll. «Science, histoire et Société», 398  p.

LETELLIER, Léon. 1919. Louis Bouilhet 1821-1869. Sa vie et ses œuvres d'après des documents inédits. Paris: Hachette. En ligne. [https://archive.org/details/louisbouilhet1800lete]

MONBARLET, J.-Valery. 1867. L’Âge antéhistorique, poème couronné à Montauban dans la séance publique du 21 juin 1866. Bergerac: imprimeur Faisandier, 51p.

RAMEAU, Jean. 1891. Nature.  Paris: Nouvelle librairie parisienne, Albert Savine, 351p.

RICHEPIN, Jean. 1980 [1886]. La Mer. Paris: Les Maritimes/Gallimard, 367p.

SEGINGER, Gisèle. «Louis Bouilhet et Flaubert. L'invention d'une nouvelle poésie scientifique». In Muriel Louâpre, Hugues Marchal et Michel Pierssens (éd.). La Poésie scientifique, de la gloire au déclin. En ligne.www.epistemocritique.org (p. 361-377).

TOUSSENEL, Alphonse de. 1855. L’Esprit des bêtes. Zoologie passionnelle. Mammifères de France. Paris: Librairie Phalanstérienne, deuxième édition, 515p.

 

 

UPEM - LISAA EA 4120

Ce travail entre dans le cadre du projet "Biolographe, création littéraire et savoirs biologiques au dix-neuvième siècle", soutenu par l'Agence nationale de la recherche

  • 1. On lui doit deux poèmes: L’Entomologie. Ode sur les coléoptères, Bourg, impr. de Comte-Millet, 1874, et Antediluviana. Poème géologique, impr. de Comte-Milliet, Bourg, 1876.
  • 2. En lexicologie, la confixation est la création d’un mot savant sur la base d’une composition à partir de deux mots dont au moins un est une racine gréco-latine, soit un confixe.
  • 3. On remarque dans cet extrait que le monstre antédiluvien peut prendre une portée géopolitique: en 1876, la blessure de 1870 est encore profonde…
  • 4. Le poème, inachevé, fut composé entre 1870 et 1890 et édité par à titre posthume par son fils.
  • 5. De même que Raoul de la Grasserie fait parler les hommes préhistoriques dans Hommes et singes (1889).