Se faire dire l'Amérique par un lapin mort

Le Manifeste du dedrabbit

Se faire dire l'Amérique par un lapin mort

Soumis par Joëlle Gauthier le 06/04/2012

 

Quand j’ai décidé de me présenter au Show lapin, j’ai décidé d’en profiter pour poser une question qu’autrement je n’aurais probablement jamais posée –ou du moins, pas sous cette forme. Cette question, la voici: qu’est-ce qui fait qu’il est absolument charmant de soudainement s’apercevoir qu’on est en train de se faire raconter l’Amérique par un lapin mort, alors qu’on ne s’y attendait pas?
Mon point de départ, c’est un livre. Pas n’importe quel livre, mais ce livre-ci:  le Manifeste du dedrabbit.

Le genre de livre sur lequel on tombe par accident –parce qu’autrement je vois très mal comment on pourrait tomber dessus. Dans le cas de mon accident à moi, il a fallu que quelqu’un en abandonne une copie sur le pas de la porte de l’ex- d’une de mes amies et que l’amie en question décide que « c’était mon genre » [citation de mémoire] pour que j’apprenne ne serait-ce que l’existence du dit-machin. Et d’ailleurs, c’est quoi, comme livre?

Un roman. 200 pages. Narré à la première personne, un peu dans le genre témoignage. Disons que le narrateur est un Holden Caulfied [The Catcher in the Rye] cinq ans plus tard avec une cirrhose du foie [merci à Matthew Johnson du ReGen Magazine pour la comparaison], croisé avec un Sal Paradise [On the Road] revampé en GenX-er, pas trop loin non plus d’un Christopher McCandless [Into the Wild] prêt à aller crever dans la nature parce qu’il a trop lu de Thoreau dans sa jeunesse. Un roman d’initiation tordu sur fond d’alcool et de drogues, d’errance et d’autodestruction, qui nous fait découvrir une Amérique à la fois profondément urbaine et rurale, sale et sublime, désespérante et remplie de promesses – le cocktail contreculturel par excellence. Un extrait:

I didn’t eat. I saved money for movement. The ability to move was paramount. I could starve. I could wait. I saved money for jumps -instant transportation away from the present. My brain was sharp, bitter with hunger. On a roadside in western New York, in the twilight before dawn, the dark hills were like sleeping black bears. It didn’t matter that I was a little thing in a vast world. I felt a flicker of something, like a flash of light on a knife’s blade. I existed in a dark and mysterious predawn world. (p. 56)

Et le plus drôle dans tout ça: ce livre ne vient de personne. Pas de titre, pas d’ISBN, pas de maison d’édition, pas d’auteur. Six ou sept ans depuis sa parution, et aucun moyen de savoir qui l’a écrit. À la fin du livre, on retrouve bien une boîte postale fantôme [533 Northampton MA 01061], un numéro de cellulaire désactivé [413.218.6179] et une adresse courriel dont plus personne ne s’occupe [dedrabbit@yahoo.com]… Mais c’est tout. Ce sont les seules pistes. Mais des pistes qui pointent toutes vers Northampton, au Massachusetts –vers un « dedrabbit », un lapin mort, qui aussitôt après avoir écrit son Amérique en trickster-hipster alcoolo, a totalement disparu de la surface de la terre.

Dans tous les cas, le moins qu’on puisse faire quand un livre comme ça nous tombe entre les mains, au hasard, et qu’on se retrouve soudainement avec un lapin mort qui nous chuchote à l’oreille pour nous dire combien elle est grandiose, son Amérique, c’est de se laisser conduire, et d’aller là où il nous mène. Parce qu’il y a quelque chose de tellement beau et de romantique dans le fait de simplement trouver un livre et de le suivre –par instinct, sans savoir ce qu’il y a au bout, en-dehors de la certitude des treize heures de bus qui nous en séparent.

En allant à Northampton, je n’ai pas trouvé le dedrabbit. On raconte bien quelques vieilles histoires à son sujet, mais il demeure un fantôme – un fantôme de lapin mort, muet depuis des années. Mais ce que j’ai trouvé, en revanche, c’est ce qui a fait parler le dedrabbit avant sa disparition, une communauté où des paroles semblables à la sienne circulent encore aujourd’hui, dans les cafés, dans les librairies coopératives, dans les chambres où des gens s’affairent sur d’anciennes machines à écrire mécaniques [sans blague!], dans les petits locaux remplis de presses désuètes permettant de produire tous les manifestes et recueils de poésie dont vous pouvez rêver… Ce que j’ai découvert, en suivant mon lapin mort, c’est une vie littéraire en-dehors de toute institution, basée sur une tradition hipster–beat (beatster) incroyablement vivante. Une vague de jeunes en mal d’eux-mêmes, fraîchement sortis des grands collèges de la région –Amherst, Smith, Holyoke, Hampshire, UMass– incapables encore de s’engager réellement dans la société. C’est le murmure littéraire de la jeunesse américaine qui se demande, comme tant de générations avant elle, qu’est-ce qu’il y a à faire et à devenir dans une Amérique travaillée par le mythe et par les paradoxes de son irréductible complexité. Une jeunesse qui a trouvé, dans la vieille posture de la beat generation et de leurs prédécesseurs mythiques, le début d’une réponse, ou à tout le moins une manière de vivre entretemps.

Bref, je m’imagine difficilement comment une autre figure que ce lapin mort fantôme, qui s’est évaporé aussitôt après avoir commencé à exister, aurait pu s’avérer meilleur guide pour nous mener vers la redécouverte de cette Amérique exaltée, vivante, qui fait battre le cœur de la contreculture américaine depuis des générations. Ou encore, lorsque la littérature se fait en-dehors des institutions, il faut parfois la charmante visite d’un lapin mort pour nous montrer le chemin.