À quatre pattes et paniqués dans le cimetière du Lapin blanc

À quatre pattes et paniqués dans le cimetière du Lapin blanc

Soumis par Benoit Bordeleau le 06/04/2012

 

Récit d’une dispersion autour du jack/alope

Dans le vidéoclip de la chanson «Endless Teeth» interprétée par le groupe cybergrind Genghis Tron (réalisé par Sean O’Connor) un monstre vert aux longues dents poursuit un lapin blanc. Passage clé du vidéoclip: le lapin, le drunk king, se retrouve dans un cimetière. Sur les pierres tombales, les épitaphes suivantes: «I‘m late», «Fuck!», «You!», «Fuck you!» et «Here lies Jackalope». Les première et dernière sont importantes: «I’m late», nous rappelant les mots du lapin blanc d’Alice in Wonderland et de ce fait que le passage entre le monde extérieur et intérieur doit être découvert par un autre moyen; la pierre comportant les mots «Here lies Jackalope» nous donne cependant le fil que l’on doit suivre pour retrouver ou garder féconde une certaine vie intérieure. En effet, sur la pierre tombale du jackalope, se trouve un crâne d’antilope. Aucune trace de la carcasse élancée du lièvre, le jackrabbit: il faut donc croire que ce «JACK», la moitié résiduelle de l’animal hybride, traîne encore dans le coin. Mais où? Si on n’aperçoit pas si facilement un jackalope entier, en trouver la moitié devrait être tâche plus difficile encore.

Sauf que le jackalope est un être imaginaire et donc nécessairement pur objet du discours et si c’est le corps qui manque, il nous faut donc trouver le syntagme «jack» qui, tel un cavalier sans tête, cherchera à retrouver son unité en s’arrimant à d’autres et retrouvera la capacité d’atteindre le monde du rêve (à comprendre ici comme le lieu où il est possible et bon de copuler). Le «jack», c’est le valet de notre roi ivre. C’est lui qui montre le chemin, qui pousse notre lapin à l’action.

Ainsi le futur, représenté par la créature verte et poilue, se fait lumberJACK, bûcheron du présent qui le pousse à courir et donc à chercher une ligne directrice de son existence parcellaire. C’est donc le jackalope – ou du moins une moitié de celui-ci – qui rend possible le rêve chez notre ami lapin. Le rêve d’une vie dans la jouissance à en croire les deux lapins qui copulent, accompagnés par une mélodie jouée au piano. Le spectateur notera que les deux vigoureux lapins ne sont en fait que de simples bas, il notera aussi qu’ils y trouvent leur pied.

Importuné dans ses rêves par le monstre, notre roi ivre se met hors de lui exécute des pas de danse en effectuant un mouvement signé Michael JACKson: il s’agrippe l’entrejambe à pleine main gantée. Le roi ivre devient roi de la pop: il devient quelqu’un – ou quelque chose. En arrière-plan, des éclaboussures de peinture, marque du action painting de JACKson Pollock. Son environnement n’est plus que geste et mouvement et il s’y trouve à l’aise. Le lapin se métamorphose, passant de simple créature de carton et de peluche à un homme vêtu d’un costume de lapin. On le voit ensuite s’animer sur fond blanc, réduit à quelques traits de graphite. Il se fait œuvre, mais au détriment de son intégrité physique comme en témoigne la cicatrice qu’il porte au front. En enfonçant une hache dans le crâne de la créature (le futur), il annihile les conditions de son mouvement, et donc de son émancipation. Il ne reste plus que la colle du présent. [As time fades, we don't change]. Le lapin n’est plus qu’un simple JACK, un type ordinaire, engoncé dans la routine.

Retournons au début du clip, à cette créature qui bûche le présent. Il n’est plus bûcheron, mais il se contente simplement d’encombrer, d’ensevelir le roi ivre (to lumber). En s’accrochant au nom JACK, l’homme ordinaire s’approprie son existence et tente d’en faire œuvre comme évoqué plus tôt: il tente de se façonner. «Être une œuvre, [écrit Chantal Delsol] veut dire avoir un nom, et l’existence éparpillée n’a pas de nom; elle n’inscrit pas de traces reconnaissables. L’œuvre d’existence laisse un ordre dans le désordre. » Œuvrer à son existence, c’est voir le futur se recroqueviller au creux de la main; c’est se disperser au fil d’une course effrénée en espérant que quelque chose passera, que le JACK trouvera un endroit où s’insérer pour y laisser passer ne serait-ce qu’un rien. Ce qui importe, coûte que coûte, c’est de s’inscrire, de s’insérer dans une époque qui saigne avec son jack, en espérant que le courant passe.

Genghis Tron, «Endless Teeth» in Board Up the House. Relapse Records, 2010. Vidécoclip produit par Sean O’Connor, 1:58 min., couleurs.

The future is gnashing its endless teeth
As it lumbers towards our drunk king
His god is reckless
His faith is bold
He spits his rabid grace on a

Panicked court
We're lost
Our place in time...
It breeds this maddening thought that
We won't be stopped
That this century bleeds like the last
That the future folds in our hands
Take we take we take
Each chance to run wild
As time fades, we don't change
Run straight into fire

 

Bibliographie

Chantal Delsol (2004) [1996] Le souci contemporain, La Table ronde, coll. «La petite vermillon», p. 234.