Pierrot assassin: généalogie d'une figure fin-de-siècle

Pierrot assassin: généalogie d'une figure fin-de-siècle

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 28/10/2016

 

Le clown maléfique, inversion nocturne (pour reprendre des termes durandiens) du culte solaire du clown bon enfant et mutation perverse de la figure sentimentale du clown triste tel que décliné dans des milliers de figurines kitsch (de la mélancolie on passe, comme chez Gacy, à la pure manie homicide), plonge ses racines, comme tant d´autres figures de notre culture populaire, dans le Romantisme noir. C´est dans une de ses nouvelles les plus directement hugoliennes, « Hop Frog » (1849), qu´E. A. Poe met en scène la figure éponyme du nain bouffonesque (matinée de références à Han d ’Islande, à Quasimodo, au Triboulet de Le roi s´amuse et au Habibrah de Bug-Jargal), se livrant à une monstrueuse vengeance sur les aristocrates qui ont raillé sa bienaimée. Il s´agit d´une réécriture dans le genre qu´on disait alors « frénétique » du célèbre épisode du Bal des Ardents raconté par Froissart dans ses Chroniques (c. 1470) :

« Sous prétexte d’examiner le roi de plus près, il approcha le flambeau du vêtement de lin dont celui-ci était revêtu, et qui se fondit instantanément en une nappe de flamme éclatante. En moins d’une demi-minute, les huit orangs-outangs flambaient furieusement, au milieu des cris d’une multitude qui les contemplait d’en bas, frappée d’horreur, et impuissant à leur porter le plus léger secours. (…) Le nain saisit l’occasion, et prit de nouveau la parole : « Maintenant, — dit-il, — je vois distinctement de quelle espèce sont ces masques. Je vois un grand roi et ses sept conseillers privés, un roi qui ne se fait pas scrupule de frapper une fille sans défense, et ses sept conseillers qui l’encouragent dans son atrocité. Quant à moi, je suis simplement Hop-Frog, le bouffon, — et ceci est ma dernière bouffonnerie ! »[1].

Abondamment illustrée au fil des multiples rééditions et traductions (citons notamment l´œuvre délicieusement décadente d´Arhtur  Rackham), cette scène allait durablement marquer l´imaginaire. S´il est vrai que Hop-Frog reste avant tout redevable de l´imaginaire du nain et du bouffon (on y reconnaît aussi les traces de la célèbre marionnette ultra-violente Punch, telle que popularisée par J. P. Collier et G. Cruickshank dans The Tragical Comedy or Comical Tragedy of Punch and Judy, 1828), il constitue un des jalons qui allaient influencer l´élaboration du clown meurtrier.

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Hugo lui-même transformera la figure du bouffon rieur en monstre pathétique et vengeur dans L´Homme qui rit (1869), étudié ailleurs sur ce site. Gwynplaine, celui dont on a gravé, enfant, un sourire éternel et affreux sur le visage (dans le roman sa face en est toute écrabouillée, ayant été aussi privé de nez[2] –ce que le cinéma réduira au simple sourire figé, reculant devant l’expression du véritable grotesque hugolien), synthétise à la fois le caractère victimaire, soumis au sadisme des dominants, du clown et pervertit le «paradoxe du comédien» diderotien en spectacle de la cruauté : « C’est en riant que Gwynplaine faisait rire. Et pourtant il ne riait pas. Sa face riait, sa pensée non. L’espèce de visage inouï que le hasard ou une industrie bizarrement spéciale lui avait façonné, riait tout seul. Gwynplaine ne s’en mêlait pas. Le dehors ne dépendait pas du dedans. (…) C’était un rire automatique, et d’autant plus irrésistible qu’il était pétrifié. Personne ne se dérobait à ce rictus» (I, 342).

Fait symptômatique (et coïncidence extraordinaire qui tient de la pure syncronicité junguienne), une autre somme du Romantisme noir présentait cette même année (sans qu´aucune influence directe ait pu s´exercer entre les deux) une même hantise du rictus sardonique, emblème d´une dissonance tragique entre le rire et l´atroce. Les Chants de Maldoror (1869) inversent toutefois la perspective, présentant l´automutilation du narrateur dans un vain effort pour se rapprocher d´une condition humaine dont tout le sépare : « J'ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions : la gloire. En voyant ces spectacles, j'ai voulu rire comme les autres ; mais, cela, étrange imitation, était impossible. J'ai pris un canif dont la lame avait un tranchant acéré, et me suis fendu les chairs aux endroits où se réunissent les lèvres. Un instant je crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie par ma propre volonté  C'était une erreur ! Le sang qui coulait avec abondance des deux blessures empêchait d'ailleurs de distinguer si C'était là vraiment le rire des autres. Mais, après quelques instants de comparaison, je vis bien que mon rire ne ressemblait pas à celui des humains, c'est-à-dire que je ne riais pas » (Chant I, strophe 5).

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L’homme qui rit allait nourrir une des œuvres les plus marquantes de l’expressionnisme cinématographique américain (The Man Who Laughs, P. Leni, 1928) où tous les thèmes visuels du caligarisme, dominés par la triade de la foire, le monstre et la femme fatale, s’y retrouvent exaltés. Le visage torturé de Conrad Veidt inspirera, comme on sait, la figure ultime du clown psychopathe pop, le Joker, Ombre et Double de Batman dès la première présentation de celui-ci dans sa propre série (Batman, 1, 1940). Mais le signe du mythe s’inverse: le symbole victimaire de l’horreur sociale est ici devenu psychopathe dangereux; le révolutionnaire en herbe qui prend la parole au nom de la misère cède la place à un nihiliste qui explorera progressivement l’absurdité du monde. On est là dans le sillage d’un autre motif chéri par la Décadence et depuis oublié, celui du Pierrot assassin.

À l´origine de cette figure méconnue il y a, comme bien souvent, un fait divers. En avril 1836 le célèbre mime Debureau, muse comique du Romantisme (et qui allait, sous les traits de Jean-Louis Barrault, fasciner des générations de cinéphiles dans Les Enfants du Paradis de Marcel Carné), se promène avec sa femme et ses deux enfants dans la rue de Bagnolet, alors « hors barrière », quand « un jeune loustic, pris de boisson et voulant se poser comme farceur, aux yeux des deux personnes en compagnie desquelles il se trouvait, s'était mis tout à. coup à interpeller le brave et inoffensif comédien », en criant : « Bonjour Pierrot, mauvais sauteur de corde Regardez. Messieurs et Mesdames, voilà Pierrot avec sa Margot Voilà Arlequin avec son Arlequine ». Le mime ne trouve pas l´interpellation de son goût, le ton monte, et il finit par écraser la tête du plaisantin avec sa canne d´épine[3]. Le procès qui s´ensuit fera scandale, infléchissant non seulement l´image publique du mime mais, par extension, celle de son rôle le plus célèbre. « « J'aurai beau faire, cette mort-là sera toujours entre mon public et moi », écrira Debureau quelques mois après le meurtre involontaire. « Quand je ferai le moulinet avec ma batte pour me défendre contre des ennemis imaginaires, les spectateurs songeront à Pierrot assassin et ça les glacera [sic) de rire»[4].

Ironiquement, c´est dans une pantomime qui lui est malicieusement destinée et qu´il aurait refusé (se disant désormais incapable de jouer les assassins) que la nouvelle figure s´incarne. Il s´agit du Marchand d´habits, souvent attribuée à Cot d´Ordan l´administrateur des Funambules et présentée en 1842. Cette pantomime macabre raconte l’histoire de Pierrot, chassé par son maître Cassandre parce qu’il est tombé amoureux d’une duchesse. Mélancolique et sans argent, il va être mené pour faire la cour à sa belle à tuer un marchand d’habits afin de se procurer des vêtements décents. Le compte rendu qu´en fit Théophile Gautier dans « Shakspeare (sic) aux Funambules », article paru dans la Revue de Paris (4 septembre 1842) est resté plus célèbre que l´œuvre elle-même (qui pour d´aucuns aurait été, paradoxalement, inspirée par le texte critique, créé, lui, de toutes pièces en postulant une pièce inexistante ![5]):

« Le marchand d'habits vient d'acheter la défroque civique d'un garde national, hors d'âge, dont il porte le sabre, placé sous son bras dans l'attitude peu belliqueuse d'un simple parapluie; la poignée de cuivre de l'innocent bancal s'offre tout naturellement à la main de Pierrot qui la saisit. (…) A la vue de l'acier flamboyant une pensée diabolique illumine la cervelle de Pierrot, il enfonce la lame, non pas dans sa gaine, mais dans le corps du malheureux qu'elle traverse de part en part, et qui tombe raide mort. Pierrot sans se déconcerter, choisit dans le paquet du défunt les vêtements les plus fashionables et pour faire disparaître les traces de son crime, il précipite le cadavre par le soupirail d'une cave. Sûr de n'être pas découvert, il va rentrer chez lui et faire sa toilette pour aller dans le monde voir sa duchesse adorée, lorsque tout à coup, soulevant la trappe de la cave, l'ombre de sa victime surgit sinistrement, enveloppée d'un long suaire, la pointe du sabre passant par la poitrine, et dit d'une voix caverneuse marrrchand d'habits ! Vous peindre l'effroi qui se lit sur la face enfarinée de Pierrot, en entendant cette voix de l'autre monde, est une chose impossible. Cependant il prend son parti, et pour en finir une fois pour toutes avec ses terreurs et ses visions, il saisit une énorme bûche dans un tas de bois qui se trouve là et engage avec le spectre une lutte terrible. Après plusieurs coups évités et parés, l'ombre ne peut s'empêcher de recevoir la bûche d'aplomb sur la tête ce qui la fait replonger dans la cave, où Pierrot, pour surcroît de précaution, jette en toute hâte le bois coupé par les scieurs; et puis ajoutant l'ironie à la scélératesse, il penche sa tête vers le soupirail, et dit en contrefaisant la voix du spectre : marrrchand d'habits ! Ne voilà-t-il pas une exposition admirable, d'un haut caprice, d'une bizarre fantaisie, et que Shakspeare ne désavouerait pas ! »

On voit là Gautier, grand fantastiqueur et « parfait magicien ès lettres françaises » selon la célèbre dédicace de son disciple Baudelaire, rivaliser avec la folie vertigineuse et gestuelle de la scène, alliant de façon moins hugolienne que déjà baudelairienne (et poesque) le grotesque et le macabre. L´art de la pantomime, réécrit par ce Romantique narquois qui allait faire le pont avec les générations ultérieures de la Décadence, vient d´entrer dans l´orbite du Divin Marquis. Le mélange de fantastique et de cruauté dysphorique revient clore l´œuvre :

« Le mariage va se célébrer. Pierrot ivre d'orgueil, s'avance en tête du cortège, tenant sa blanche fiancée par le bout effilé de ses jolis doigts; tout à coup un long fantôme surgit par le trou du souffleur et repète d'une voix stridente la phrase fatale : marrrchand d'habits ! Pierrot, hors de lui, quitte sa fiancée, s'élance sur le spectre, et lui donne ce qu'on appelle en style populaire un bon renfoncement, puis il s'asseoit sur le trou du souffleur pour boucher hermétiquement l'ouverture et contenir le spectre dans les régions caverneuses. La mariée est très étonnée de ces procédés étranges, car l'ombre n'est visible que pour le coupable Pierrot ; elle vient le prendre par la main, l'oblige à se relever et à marcher vers l'autel. Aussitôt le spectre reparaît, enlace Pierrot dans ses longs bras, et le force à exécuter avec lui une valse infernale plus terrible cent fois que la célèbre valse de Méphistophèlès, si merveilleusement dansée par Frédéric Lemaître. L'assassiné serre l'assassin contre sa poitrine de telle sorte que la pointe du sabre pénètre le corps de Pierrot et lui sort entre les épaules. La victime  et le meurtrier sont embrochés par le même fer comme deux hannetons que l'on aurait piqués à la même épingle. Le couple fantastique fait encore quelques tours, et s'abîme dans une trappe, au milieu d'une large flamme d'essence de térébenthine. La mariée s'évanouit, les parents prennent les attitudes de la douleur et de l'étonnement, et la toile tombe au milieu des applaudissements ».

« Ne voilà-t-il pas un étrange drame, mêlé de rire et de terreur ? », conclut Gautier. « Le spectre de Banquo et l'ombre d'Hamlet n'ont-ils pas de singuliers rapports avec l'apparition du marchand d'habits, et n'est-ce pas quelque chose de remarquable, que de retrouver Shakspeare aux Funambules ? ». Ce croisement tout hugolien entre la figure canonique de l´esthétique théâtrale romantique et le spectacle carnavalesque typiquement populaire (voire, comme on dirait aujourd´hui, pop) incarne une révolution culturelle du goût dont s´abreuvera la modernité, tout en campant résolument la figure du Pierrot assassin (qui plus est à répétition, si l´on considère toutes les fois qu´il trucide le spectre persévérant).

Celle-ci réapparaît dans un étrange roman qui est lui aussi prémonitoire, le Pierrot d´Henri Rivière (1860). Debureau y joue justement un rôle charnière, consacrant la fusion entre l´acteur et le personnage autour d´une violence foncière.

« Dans cette chasse étrange, Pierrot, profond philosophe qui sait bien qu'il n'épousera jamais Colombine, se consolait en rossant et en effrayant Arlequin et Cassandre toutes les fois qu´il en trouvait l´occasion. Il les battait en conscience avec le plus beau sang-froid, ou les effrayait avec un aimable sourire sur les lèvres. Tantôt, dans une auberge, il offrait à Cassandre mourant de soif une bouteille que celui-ci vidait à longs traits, puis quand Cassandre avait fini de boire, il lui montrait en souriant l'étiquette de la bouteille où était écrit : Laudanum. Une autre fois, en le rasant, il faisait le geste de lui couper la tête, et, tout en souriant encore, il montrait à Cassandre qu'en lui faisant sentir le froid de l'acier, il ne s´était servi que du dos de l´instrument. // Dans ces farces lugubres, Deburau s'animait de cette gaieté sombre qui échappe à la foule, mais que quelques esprits d'élite comprennent en l'admirant. Ils en viennent à douter du point où s'arrêtera la volonté de ce cruel et froid railleur : et ils ne s'étonneraient qu'à demi si la bouteille qu'il donne à Cassandre était véritablement du laudanum, et si, en le rasant, au lieu de le faire frissonner seulement au contact du fer, il lui ouvrait la gorge par une véritable blessure. » (éd. 1883, 21-22)

Servieux, le spectateur complice du narrateur est alors pris de la « singulière pensée » que « l'incarnation du diable en ce monde devait être Pierrot », qui, « vivant dans la société, où il disposerait d'une énorme puissance, ferait toujours le mal impassible et souriant » (26). La diabolisation de la figure est ici consommée, sans doute dans le sillage de Gautier et de Baudelaire qui dans son manifeste « De l'Essence du Rire et généralement du Comique dans les Arts plastiques» (1855) théorisait le satanisme du rire à partir du roman gothique Melmoth the Wanderer du révérend C.R. Maturin (1820) et, justement, du Pierrot célébré dans une pantomime anglaise, vue au théâtre des Variétés. « Pierrot, si on ne l'avait pas défiguré par la nécessité où l'on est d'amuser le bas peuple qui va au théâtre est celui de tous qui se rapproche le plus de l'ange déchu tel que notre poésie le conçoit », écrit Servieux à son confident. « Il a l'esprit éblouissant, le courage froid et une mélancolie profonde dans sa méchanceté. Il semble condamné fatalement à faire le mal » (1883, pp. 27-28). S´opère alors une véritable conversion au mal et au mime de ce spectateur obsessionnel : « je fus pris, je ne sais comment, d'un immense désir de les résumer en moi et de jouer, non pas dans le monde, il m'eût fallu une fortune immense ou un pouvoir gigantesque, mais sur un théâtre où chacun pourrait venir le contempler et frissonner en le contemplant, ce rôle du génie du mal avec ce qu'il a tour à tour de splendidement sinistre ou de grotesquement bas » (id, pp.28-29).

« La rencontre de Pierrot et de Satan n´est qu´un autre de ces paradoxes apparents de la Décadence qui puisent leur force suggestive de l´éloignement même des éléments indûment rapprochés : goût d´unir les inconciliables et d´opérer des alliances contre nature», écrit Jean de Palacio dans son étude magistrale du Pierrot Fin de Siècle . « La double face du masque se révèle ici dans toute sa netteté, le Satan du régime nocturne côtoyant le Pierrot du régime diurne, trompé, avili, malheureux (…) On ne s´étonnera pas trop, dans ces conditions, de voir indissolublement liés au Pierrot décadent le désir de vengeance et la pulsion du meurtre » (1990, pp.211-212). Fait révélateur, intervient dans l´élaboration de ce nouveau type (on touche là à une forme sommaire de métafiction) le souvenir de Punch, la marionnette qui ne cesse de pointer son nez crochu dans toute l´histoire des clowns maléfiques : « Cet élément de férocité froide que je cherchais, je compris que je le trouverais en Angleterre, un jour que je regardais attentivement la vignette du journal anglais le Punch. Le Punch a le sourire cruel du cannibale qui fouille de ses mains tremblantes de désir les entailles de la victime qu’il vient d’éventrer. Son visage exprime le dédain de tout sentiment humain. Il est sans émotion comme sans remords; il ne connaît que la satisfaction de ses caprices, sans s’inquiéter de ce que ses caprices peuvent coûter de sang et de larmes à des générations entières » (id, 30-31). Comme Pierrot, Punch se voit embrigadé dans les cohortes du Malin, aux forts accents baudelairiens, « ange tombé qui a froidement pris son parti de sa chute, qui exploite la pauvre humanité d’une façon toute positive au profit de ses vices et de son confort, et qui n’a ni le regret ni le souvenir du ciel » (id, 31).

Voici donc Servieux transformé en Pierrot et triomphant aux Funambules. Survient alors un étrange glissement entre le jeu théâtral et, mû par une pulsion de mort déjà toute freudienne, le fantasme cruel où fusionnent, autour d´un lit étrangement nuptial, le comique et le macabre : « Toutefois, je ne voulais pas les faire mourir de peur, et, puisqu'on définitive, venant là pour s'amuser, il fallait qu'ils en eussent pour leur argent, je redescendais de mon effroi par un apaisement subit de ma face, puis, comme si je me fusse moqué de moi-même, je (…) [précipitais] en cascades joyeuses mon rire aigu qui atteignait bientôt au fou rire, qui du fou rire montait à une agitation nerveuse et déjà douloureuse, et qui se changeait enfin en ces convulsions sans nom de la femme que son mari attache la nuit sur un lit et qu´il fait mourir lentement en lui chatouillant la plante des pieds. Par instants je m´arrêtais et je me composais la face très sérieuse que doit avoir ce mari assassin, pour reprendre subitement après la figure congestionnée et le rire effroyable de la victime » (id, pp. 54-55).

Cette vision sadienne se révèle prémonitoire. Engouffré à son tour dans le triangle amoureux dont son personnage est coutumier, Servieux sera le jouet des pulsions qui animent « l´autre scène » (andere Schauplatz) selon l´image si prisée par Freud. « Prends garde- menace Servieux à Alexandrine/Colombine- car je ne t'ai point encore montré la façon dont je comprends la jalousie, et, sur ces planches mêmes où tu prétends m'échapper, je te la peindrai en traits si épouvantables que tu t'en souviendras toute ta vie (…). Je chercherai, j'étudierai et je trouverai, car rien n'est impossible à un grand artiste, et je suis un grand artiste » (id, p.59). Pour mener à bien sa vengeance il concevra une pantomime mettant en scène, en un véritable acting out psychodramatique, son conflit. Ce sera Pierrot trompé, où l´on retrouve le célèbre cocu en barbier à la Sweeney Todd, ayant de la guise son rival enfin à sa merci.

« Lorsque la barbe de Cassandre fut faite, il proposa à Arlequin de le raser à son tour. Arlequin accepta. Pierrot l'assit de même sur la chaise; mais, au lieu de lui mettre la serviette sons le menton, il la lui attacha en plaisantant un peu au-dessous des épaules et en noua fortement les deux bouts derrière la chaise, de manière à lui enlever l'usage de ses bras. Il le regarda alors avec complaisance, puis il tira de sa poche, où il l'avait mis pour faire ses préparatifs, le grand rasoir dont il devait se servir. (…) D'un mouvement sec et rapide, Pierrot avait si profondément entaillé la gorge d'Arlequin, que la tête, détachée du tronc, roula derrière la chaise. Ce fut si vite fait, que la salle ne comprit pas d'abord, et, croyant à quelque tour d'adresse, se leva pour mieux voir. Pierrot, dont le vêtement blanc était éclaboussé de laides gouttes de sang, alla gracieusement vers le» spectateurs, comme il avait fait après avoir rasé Cassandre, et leur montra en riant, non plus le dos cette fois, mais le fil humide et rouge de l´horrible instrument; puis, se dressant de toute sa grande taille, il dit gravement : — Je savais bien que quand j'aurais tué Arlequin, rien n'empêcherait plus Colombine de m'aimer. '

Cela dit, il tomba de sa hauteur, la face sur les planches » (id, pp.75-77). 

Cette scène grand-guignolesque avant la lettre qui transformait le paradoxe du comédien en pur cérémonial de la folie meurtrière allait marquer durablement les esprits. Paul Margueritte s´en inspirera directement dans sa célèbre pantomime de 1881 Pierrot assassin de sa femme, lui empruntant notamment le fantasme grotesque de l´uxoricide par chatouillage extrême, résumé avec grâce par Gautier dans son Pierrot posthume, au moment où celui-ci tente en vain de s´inspirer pour son suicide de « l´histoire du Pierrot qui chatouilla sa femme/ Et lui fit de la sorte, en riant, rendre l´âme ». « La lecture d'un conte tragique du Commandant Rivière, deux vers de Gautier », écrit Margueritte dans l´introduction du recueil de pantomimes Nos tréteaux, « décidèrent de ma conception satanique, ultra-romantique et pourtant très moderne : un Pierrot raffiné, névrosé, cruel et ingénu, alliant tous les contrastes, véritable Protée psychique, sadique un peu, volontiers ivrogne, et parfaitement scélérat . C'est ainsi qu'avec Pierrot assassin de sa femme — tragique cauchemar à la Hoffmann ou à l'Edgard Poë, dans lequel Pierrot fait mourir sa femme de rire en lui chatouillant la plante des pieds — je fus un des précurseurs du réveil de la pantomime, et à cette date de 1881, je pourrais presque dire : le précurseur » (1910, p.15-16).

En voici le thème : « Pierrot, accompagné d’un croque-mort, tous deux ivres, rentre de l’enterrement de Colombine, sa femme, dont le portrait au mur, dont le grand lit fixent le souvenir amoureux avec l’obsession du crime. Seul, Pierrot évoque et revit le meurtre. Il a tué sa femme, l’ayant ligotée, en lui chatouillant la plante des pieds jusqu’à ce que, après des hoquets de rire et des sanglots d’angoisse, elle rende le souffle. Il mime la scène sacrilège, imitant l’assassin dont les doigts grattent, titillent, caressent, griffent, exaspèrent le spasme. Mais bientôt, dans la quiétude de sa sécurité criminelle, le remords, sous forme d’un chatouillement semblable, le tord dans le même rire convulsif et la même horreur d’agonie que sa victime. Pour y échapper, il boit ; dans son ivresse, il incendie le lit, et, devant le portrait spectral de Colombine, repris de l’affreux et obsédant chatouillement, il se renverse en une dernière saccade d’épilepsie, foudroyé » (Margueritte, Le printemps tourmenté)

Le procédé du monologue renforce le caractère monomane et hallucinatoire de la scène, tout en prêtant au Pierrot assassin une voix qui lui faisait jusque-là défaut et qui plonge le spectateur dans l´intérieur de sa conscience tourmentée (pendant grotesque de celle du narrateur existentialiste avant la lettre des Carnets de sous-sol de Dostoïevski, 1864).  Les frontières temporelles s´en trouvent abolies, le poids du souvenir se superposant au réel (dissolution qui inspirera à Mallarmé son célèbre texte « Mimique », qui à son tour sera interrogé par Derrida dans La dissémination, 1972), en une pure poétique de l´hallucination, figure majeure du discours des aliénistes (popularisée par les ouvrages de Moreau de Tours et Alfred Moury) qui traverse toute l´écriture de la fin-de-siècle de Maupassant à Jean Lorrain.

« Colombine, ma charmante, ma femme, la Colombine du portrait, dormait. Elle dormait, là, dans le grand lit : je l'ai tuée. Pourquoi ?... Ah voilà ! Elle chipait mon or ; mon meilleur vin, le buvait ; mon dos, le battait, et durement ; quant à mon front, elle le meublait. Cocu, oui, elle me le fit, et à outrance, mais qu'importe cela ? Je l'ai tuée ; parce que cela me plaisait, qu'a-t-on à dire ? La tuer, oui... cela me sourit. Mais comment vais-je faire ?

Car Pierrot, comme somnanbule, reproduit son crime, et dans son hallucination le passé devient le présent.

Il y a bien la corde ? On serre, couic, c'est fait ! oui, mais la langue qui pend, la figure rendue affreuse ? non. — Le couteau ? ou un sabre, un grand sabre ? vlan ! dans le coeur., oui, mais le

sang coule, à flots, ruisselle. — Heuh ! diable !... Le poison ? une petite fiole de rien du tout, ça s'avale et puis... oui ! et puis les coliques, les douleurs, les tortures, ah ! c'est horrible (ça se verrait d'ailleurs). Il y a bien le fusil, boum ! mais boum ! on entendrait. Rien, je ne trouve rien.

Il se promène gravement et médite. Par hasard, il butte.

(…) J'ai trouvé ! Je vais chatouiller ma femme jusqu'à ce que mort s'ensuive, voilà ! La chatouiller bien gentiment, voilà ! C'est très bien trouvé” (1910, p.101).

S´ensuit une étrange psychomachie où à la dissolution des frontières entre le passé et le présent, la présence et l´absence s´ajoute celle du Moi et de l´Autre, Pierrot rejouant à la fois le meurtrier et la victime, ce qui transforme la bouffonnerie en spectacle schizoïde qui ne va pas sans rappeler les mises en scène spectaculaires de crises hystériques qu´orchestrait Charcot à la Salpêtrière.

« A l'oeuvre! — Risette, fais risette; bonjour, Colombine...

Il se jette d'une pièce sur le lit, et, se transformant, donne à son corps la raideur d'un corps ficelé, il agite frénétiquement ses pieds chatouillés, il dégage sa bouche du bandeau, il devient, il est Colombine. Elle s'éveille.

C'est toi. Pierrot, ah! ah! ah! tu me chatouilles, oh! oh! oh! finis, oh! finis! ah! ah! ah! je vais casser les cordes, oh! oh! oh! Tu me fais mal!... ah! ah! tu me fais mal!... »

Ce dédoublement fantasmatique mène directement, selon le thème fantastique tant réitéré par le Romantisme noir du portrait animé, à l´apothéose finale qui signe, comme chez Rivière, la mort du meurtrier. Mais le frénétisme est ici poussé jusqu´à l´excès, selon une logique extrémiste typiquement Décadente.          

« L'involontaire et tout puissant Remords hallucinant Pierrot, Pierrot croit voir et voit réellement que le LIT perdu dans l'ombre, s'anime, s'illumine comme une énorme lanterne, vit; et que les rideaux ténébreux s'empourprent et peu à peu éclatent et flamboient.

Pierrot se passe la main sur le front, change la chandelle de place. Plus rien.

Le lit s'est enténébré de nouveau. Mais voici, nouvelle et plus grande angoisse, le portrait cette fois s'animant. D'abord le cadre luit, phosphorescent, puis maintenant la Colombine s'éclaire : son rire éclate, rouge et blanc. Elle vit, vraiment elle vit et elle rit à Pierrot... elle riait aussi

quand Pierrot l'a tuée... (…) Pierrot claque des dents, sa main inconsciemment s'accroche au lit, que la chandelle incendie. Le LIT aussitôt s'éclaire et derechef s'empourpre.

Pierrot, dans la rouge clarté, tord son corps pris de folie. (…) Voici que la trépidation ancienne, que l'horrible chatouillement secouent frénétiquement ce corps, et que dans le sanglot funèbre et dernier de sa gorge, passe le rire ancien, exactement le rire des affres de Colombine...

Brusque alors, aux pieds de sa victime peinte qui rit toujours, tout d'un grand coup, en arrière et bras en croix, le cadavre de Pierrot s'abat.

RIDEAU”

Comme le signale Jean de Palacio, Pierrot change ici de registre, évoquant beaucoup moins la commedia dell´arte italienne que le Mirbeau du Jardin des Supplices ; « Margueritte, qui a lu Rivière, va plus loin encore et évoque Hoffmann et Poe. Il était naturel que cruauté, névrose et sadisme s´exprimassent dans le mariage. Révolte inévitable du mari trop longtemps bafoué, les forfaits perpétrés seront à la mesure des humiliations subies » (1990, 88). Dans son roman Tous Quatre (1885), Margueritte mettra en scène, en guise d´étrange alter ego, le mime Paul Violas, auteur d'un Pierrot bourreau et patient en tout point similaire à sa célèbre pantomime, qui s´explique sur cette mutation : « C´est une chose morte, tombée dans la farce, la clownerie des cirques. Et pourtant... traduire sa pensée par des gestes, par des contractions de son visage, n´est-ce pas un art singulier, primitif, et en somme le point de départ du théâtre... La dedans mettez l´inquiétude, la modernité, la fièvre (...) Moi, je veux ressuscitter la pantomime (...): Ressusciter, oui, mais transformer. Voyez-vous, le Pierrot gai a fait son temps. Pierrot amoureux, Pierrot valet, Pierrot comique, tout cela je n´en veux plus... La tradition? -oui- Eh bien, elle est éteinte... Ça ne sera plus Pierrot?... Je sais: c´en sera un autre, vous verrez... moi je veux être le Pierrot tragique. Avez-vous lu le Pierrot d´Henri Rivière... C´est très fort, mais son Pierrot, c´est Satan, mauvais; moi! Mon Pierrot est tragique. Tragique, parce qu´il a  peur, il est l´épouvante, le crime, l´angoisse... » (pp.263-263).

Le public parisien est à la fois choqué et conquis, comme en témoigne, dans sa préface à l´œuvre, Fernand Beissier : « Moi-même – je le confesse – je m’étais laissé prendre ; il me semblait sortir d’un rêve noir, horrible. Cela détruisait toutes mes idées sur ce Pierrot légendaire qui m’avait tant fait rire autrefois, là-bas, en Provence, joyeux, fripon, un peu paillard, la lèvre rouge comme une cerise, étincelant sous le grand soleil.  C’était un Pierrot bizarre, tourmenté, maigre, comme atteint de névrose, transplanté sous un ciel triste et terne ; son rire avait quelque chose de cruel, sa friponnerie devenait méchante, ses plaisanteries atroces, sa paillardise un vice. L’impression était affreuse, mais elle existait forte cruelle, persistante » (1882, p. 9-10).

La scène, par son alliance de fétichisme pervers, d´humour noir, de cruauté et de misogynie pleinement assumée, allait marquer l´imaginaire décadent, d´autant qu´elle est cristallisée dans la transcription graphique qu´en fait Willette en 1888. L´artiste oppose plastiquement le sadisme inquiétant du Pierrot torturé (modèle iconographique de tous les clowns maléfiques à venir) au geste d´abandon de la femme enchaînée, explicitement érotisée, l´aspect burlesque étant entièrement éclipsé par le jeu terrible d´Eros et Thanatos.

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Visiblement hanté par cette figure, Margueritte y revient dans une série de pantomimes, dont Colombine pardonnée (1897) titre on ne peut plus ironique. Le lien tortueux entre Pierrot et Colombine donne lieu à des scènes de menage d´une brutalité que ne désavouerait pas le Zola le plus sombre.  « Ah! tu ris... tu ris... Moi, je pleure du sang. Tu es parée, pomponnée... Tu as des bracelets, et cette robe, ma chère! Prostituée! Vendue!... A qui? Quel vieux podagre et dégoûtant? », se plaint l´éternel cocu avant de brutaliser sa belle de « ses mains qui gardent un tremblement de viol et de meurtre ». Colombine, féline, « avec un sourire diabolique, qui promet et refuse, nargue et attire, disparaît derrière les rideaux du lit qu'elle referme ». Réduisant le déterminisme naturaliste à une mécanique d´automates (stratégie en soi toute décadente), tout concourt vers le crime final qui nous plonge dans une atmosphère proche des illustrations macabres des journaux de l´époque, férus de faits divers sanglants, l´exposition du cadavre relèvant déjà de l´esthétique du Grand-Guignol (qui ouvrait ses portes cette même année):

« Il s'éloigne, fuit la hantise. Mais le coutelas, comme d'une décharge de fluide magnétique, l'agrippe dans le dos. Pierrot se crispe, ses mains crochent le vide. Il recule, aimanté par l'impérieuse force. La musique frémit. Il recule, le couteau l'attire! Toujours à reculons, il s'approche. Le couteau l'attire ! Sans se tourner, de son bras tendu en arrière, il le saisit et le brandit luisant, acéré, terrible. Il en tâte sur son pouce la pointe et le fil. Il l'élève au-dessus de sa tête, et, hypnotisé, le suit.

Le couteau disparaît derrière les rideaux, Pierrot aussi.

Un cri à faire dresser les cheveux.

Un silence d'éternité.

Pierrot ressort, laisse tomber la lame qui pique le parquet et tremble longuement.

PIERROT rouvre les rideaux ; on voit Colombine échevelée, presque nue, morte et le cœur troué.

Qu'elle est belle, comme cela... Belle ! Belle !... Toute à moi désormais... Je vais enfin pouvoir t'aimer.

Il soulève la morte et la baise au front, la considère, hagard, et laisse retomber la tête : plouf !

Puis, il referme les rideaux et sort emportant, avec son doigt levé vers sa bouche, le secret tragique du mystère ».

Le crime passionnel se présente ici sous l´angle, alors pourtant déclinant dans le discours médico-disciplinaire, de la monomanie homicide. C´est au moment où se fonde la nouvelle psychiatrie légale que, comme l´explique Foucault, l´on postule, comme pour en assoir la légitimité « un type d´aliénation qui ne se manifesterait que dans le moment et sous les formes du crime, une aliénation qui n´aurait pour tout syymptôme que le crime lui-même, et qui pourrait disparaître celui-ci une fois commis (…). Ce que la psychiatrie du XIXe siècle a inventé c´est cette entité absolument fictive d´un crime folie, d´un crime qui est tout entier folie, d´une folie qui n´est rien d´autre que crime. Ce que pendant plus d´un demi-siècle on a appelé la monomanie homicide »[6]. Cette entité nosologique avait été créé par Esquirol en 1838, désignant « un délire partiel, caractérisé par une impulsion plus ou moins violente au meurtre »[7]. Si au moment où écrivait Margueritte elle était largement tombée en désuétude au profit des théories de la « dégénérescence » chères à l´anthropologie criminelle, il reste qu´elle mobilisait encore l´imaginaire culturel fasciné par les « grands crimes où se cacherait le noyau secret de la folie » (M. Foucault). C´est en cela que cette scène contribue, davantage encore que celle, plus célèbre, du chatouillage homicide, à la construction future du clown psychopathe, mû par des pulsions qu´il ne saurait dominer.

Comme de fait, le Pierrot de Margueritte se mue directement, à l´ombre de Jack l´Éventreur et de Joseph Vacher (exécuté en 1898), en serial killer puisque devenu… mormon (donc marié à trois femmes, dont il aura, selon son penchant fatidique, à se défaire) ! Pierrot mormon présente, plus explicitement encore que les œuvres précédentes, la fusion totale entre Eros et Thanatos caractéristique de la figure du Lustmord, promise à un grand avenir cinématographique, de l´expressionnisme au giallo. Parallèlement, l´esthétique grand-guignolesque bascule ici vers la bouffonnerie macabre héritée de l´Ubu Roi jarryque (1896).

« Pierrot ne montre aucune reconnaissance des bons soins de Cla. Installé dans un fauteuil, il l'invite à se déshabiller, en guignant avec luxure le canapé. Elle refuse, il n'insiste pas. Souriant, il lui met les doigts autour du col et il l'étrangle. Elle sort une langue de veau, ses yeux jaillissent. Il l'enfourne, ployée en deux, dans un placard.

A une autre! Avant de taper à la porte de la chambre de Lou, il prête l'oreille, regarde par la serrure. Horreur! Parfaitement! Il reprend son impassibilité, toqué d'un air gracieux. Lou, en corset et jupon court, paraît. Il l'attire, referme la porte au verrou et commence à la caresser. Jolie jambe, bras veloutés. Il lui montre d'un doigt de maître le canapé. Elle refuse. Il n'insiste pas et la poignarde avec son canif. Trouée comme un crible rouge, il la cache derrière le canapé.

Maintenant, Za ! Il va vers la porte, écoute, regarde. Parfaitement!

Il cogne et recogne, parlemente à la serrure. Elle apparaît en chemise. Il la happe, l'attire, la guide vers le canapé. Elle résiste. Il lui offre une pastille d'acide prussique. Cela, oui, elle y consent, sans savoir, ne dit pas même ouf et trépasse ».

Le tout finit dans une sarabande burlesque qui montre l´impact des acrobaties funambulesques des frères Hanlon-Lees (salués par Zola, Huysmans ou Théodore de Banville) et annonce déjà les folies du cinéma de la Keystone[8].  Une curieuse boucle se ferme ainsi, commencée dans la dissolution hallucinatoire du temps et de l´espace (Pierrot assassin) et qui finit ici par totalement chambouler les catégories du réalisme.

 

À suivre: De Pierrot assassin aux clowns tueurs

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[2] «Deux yeux pareils à des jours de souffrance, un hiatus pour bouche, une protubérance camuse avec deux trous qui étaient les narines, pour face un écrasement, et tout cela ayant pour résultante le rire» (I, 340)

[3] v. l’ouvrage Louis Péricaud, Le Théâtre des Funambules, ses mimes, ses acteurs et ses pantomimes, depuis sa fondation jusqu’à sa démolition (Paris, 1897, p.150sq.)

[4] Paul Hugounet, Mimes et pierrots. Notes et documents inédits pour servir à l'histoire de la pantomime, Paris, 1889, p.94

[5] V. R. Storey, Pierrots on the Stage of desire : nineteenth-century French literary artists and the comic pantomime, N.J, Princeton University Press, 1985,p.42sq

[6] « L´évolution de la notion d´individu dangereux dans la psychiatrie légale du XIXe siècle », in Dits et écrits, II, Gallimard, 2001, p. 448

[7] Esquirol, Des maladies mentales : considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, 1838, tome 2, p. 792

[8] « Traversant les portes, major Bagstock et l'homme en caoutchouc jaillissent. Ils ont tout vu. Reproches violents. Leste, Pierrot esquive les coups que lui porte le major balourd; quant au bossu, son instabilité le rend peu dangereux; il voltige, rebondit, achève de casser les lustres. Pierrot, cependant, flegmatique, déplace le canapé, ouvre le placard. A la vue des trois femmes mortes, le major tombe en défaillance, le ballon-homme se blottit sous un meuble. Pierrot

allume un cigare. Le coeur et la rage reviennent au major, il avale un verre de whisky et un piment cru, veut boxer. Pierrot étend le bras, lui touche de son cigare les lèvres. Le major fait explosion, le ballon crève, les mortes ressuscitent d'un saut de carpe, Pierrot sourit, tout croule! » (pp.147-148)