Performing Alan Moore: mise et remises en scène de soi

Performing Alan Moore: mise et remises en scène de soi

Soumis par Philippe Rioux le 24/06/2014

 

Il suffit de demander à quelques amateurs et créateurs de comic books quel est l’auteur ayant le plus marqué le médium pour obtenir une réponse unanime: Alan Moore. Entité quasi divine pour certains, qui voient en lui et en son travail le summum de ce à quoi peut aspirer ce genre littéraire; grincheux prétentieux pour d’autres qui ne supportent pas sa propension à l’autocongratulation, Moore excite les passions et divise les opinions d’une façon inusitée dans cette jeune sphère littéraire qu’est celle des comics. Qu’il soit adulé ou détesté, une chose demeure donc certaine: «Il y a dans l’histoire des comics un "avant" et un "après" Alan Moore.» (Moorcock: 6) Indissociable de l’histoire de ce médium, son nom est marqué d’une aura qui lui confère un statut presque exclusif dans le champ du comic book, celui de mythe vivant.

Il apparaît important d’insister sur cette notion précise de mythe vivant. En effet, la notion de mythe, associée à un auteur, du moins, présuppose généralement la mort de ce dernier: «[…] l’individu mort est privé du droit de réplique […]; il est celui dont on peut parler, une chose qui ne répondra plus et qui peut, pour cette raison, tout signifier.» (Brissette: 197) Mort, le personnage peut donc être interprété à la guise de ceux qui en parlent. Vivant, par contre, il peut assurément s’insurger de leurs discours, interférer avec les conceptions qu’ils ont de lui, ne leur laissant pas la liberté d’en faire entièrement l’objet qu’ils désirent qu’il soit, mais leur dictant plutôt une série de paradigmes devant être respectés lors de la construction de son image. C’est en cela que le personnage d’Alan Moore en tant que figure mythique est intéressant: il a lui-même une part à jouer dans le rôle et le statut qui lui sont attribués. Conscient des discours portés à son sujet, il a le pouvoir de les contrôler en les sanctionnant ou en les rejetant de sa voix autoritaire. Partant de cette hypothèse selon laquelle Moore est en grande partie l’architecte de son propre mythe, le présent travail cherchera donc à comprendre comment la ou les postures occupées par l’auteur de comics au fil de sa carrière lui ont permis d’atteindre aujourd’hui le statut de mythe dans le champ restreint des comics et, comme nous le verrons, de la littérature en général. Il ne s’agira pas de faire un procès des intentions de l’auteur, mais bien d’observer comment les différents éléments de sa posture mis de l’avant à des moments clés de sa carrière ont façonné l’image surhumaine qui le définit aujourd’hui. Il sera donc nécessaire, entre autres, de remettre en contexte son entrée dans le milieu des comics pour découvrir quels sont les impacts mutuels qu’ils ont pu avoir l’un sur l’autre. Par ailleurs, la question concernant ce qui distingue Moore des autres auteurs célébrés de comics, essentielle à l’analyse globale qui sera menée, devra être résolue, afin de mieux discerner les paramètres et critères qui déterminent l’ascension au statut de mythe.

Si la notion de mythe en tant que construction rhétorique malléable vulgarisée et enrichie par Pascal Brissette est incontournable à la réflexion qui sera entreprise, celle-ci reposera aussi en grande partie sur le concept de posture théorisé par Jérôme Meizoz. Nous retiendrons surtout d’elle qu’elle remet dans les mains de l’auteur une partie du pouvoir lié à sa figuration, le rendant en quelque sorte partiellement responsable de l’image qu’il dégage, de sa figure «auto-représentée» (Meizoz: 145). Inséparable de l’entreprise ici menée, la lunette de la posture permet donc d’observer les mécanismes d’autoconstruction mis à l’œuvre par l’auteur. Les travaux de Nathalie Heinich abordant la singularité de l’auteur alimenteront aussi l’analyse étayée en ces pages, puisqu’ils unissent efficacement certaines postures à des considérations identitaires à la base de toute quête d’auctorialité.

La quantité d’écrits traitant d’Alan Moore est phénoménale. Par contre, puisque le présent travail s’intéresse au rôle joué par Moore dans sa propre mythification, ce sont surtout les textes approuvés par Moore qui ont été retenus pour l’élaboration de ce travail. Il semble, en effet, que l’approbation de Moore donnée à des livres précis sous-entend une forme de manipulation de son image qui s’exécute par la discrimination des autres ouvrages. Au nombre de trois, ces livres, dont l’un écrit par Moore lui-même, font tous intervenir directement l’auteur dans leur contenu, souvent par le biais d’entrevues transcrites. Il en ressort une vision plutôt unanime de Moore, qu’il importe donc d’étudier, car elle représente le mythe à l’état pur, tel qu’il est imaginé et mis en scène par l’auteur de comics lui-même. À ces trois textes vient se greffer un documentaire – encore une fois réalisé sous forme d’entrevue et approuvé par Moore — qui permettra d’étudier l’impact sur sa posture du contexte, de l’environnement dans lequel il se présente.

Avant de plonger entièrement dans l’étude de la posture d’Alan Moore, un retour sur l’état du milieu du comic book dans les années qui précèdent la venue de Moore en son sein s’impose, puisqu’il est intimement lié à la mythification quasi instantanée de ce dernier. Une fois ce préambule historique effectué, nous analyserons en deux temps la posture de Moore à travers les deux types de discours qu’il tient de manière récurrente. D’une part, il s’agira d’étudier le discours qu’il produit au sujet de sa propre personne, pour voir comment il se définit dans l’absolu, et d’autre part, il sera question de se pencher sur les commentaires qu’il tient à l’égard de son milieu professionnel, pour mieux comprendre comment il se perçoit et se construit par rapport à celui-ci.

 

Un messie en temps de crise

Les comics de superhéros, depuis leur apparition au tournant des années 1940, se sont toujours montrés hautement lucratifs. Passant régulièrement le cap du million de copies vendues, les aventures de l’Étonnant Spider-Man, du Chevalier Noir ou de l’Invincible Iron-Man ont su captiver une jeunesse qui, au milieu du XXe siècle, composait la grande majorité de leur lectorat. Rapidement, par contre, cette idylle commerciale était vouée à l’échec. Rendue à l’âge adulte, cette quantité phénoménale d’enfants et d’adolescents qui permettait au marché du comic book d’exister et de prospérer se désintéresse des histoires plutôt infantiles qui leur sont proposées dans les pages des fascicules qu’ils chérissaient autrefois. Devenus plus matures, les lecteurs de comics ne trouvent plus leur compte dans la production mise en marché au tournant des années 70. Par ailleurs, le médium, pour des raisons démographiques, entre autres, n’a pas été en mesure de renouveler son lectorat juvénile. Il se voit donc confronté à un problème immense, qu’il mettra plusieurs années à régler. À partir des années 70, effectivement, les chiffres de ventes dégringolent sans cesse. (Tolworthy, s. d.) Conscients du gouffre qui les guette, les deux éditeurs majeurs de l’époque, Marvel et DC Comics, tentent tant bien que mal de renouveler le contenu de leurs publications mensuelles en introduisant des thèmes plus sérieux, comme la consommation de drogues dures avec Green Arrow ou l’alcoolisme avec Iron‑Man. Pourtant, une telle entreprise n’est pas aisée, puisqu’elle est sans cesse empêchée par le Comics Code Authority, qui, «[b]ien que n’ayant aucune autorité légale, […] régent[e] d’une main de fer le petit monde des comics, les kiosquiers refusant systématiquement de vendre toute BD n’ayant pas reçu l’approbation et le sceau de la CCA en couverture.» (Guedj: 31) Pour de longues années, le milieu du comic book est donc menacé par une chute constante des ventes qu’il a de la difficulté à éviter.

Au début des années 80, par contre, apparaissent des boutiques spécialisées qui mettent en place un marché direct, destiné précisément aux amateurs de comics et permettant aux éditeurs de passer outre les kiosques de journaux, contournant ainsi l’influence du CCA. Maintenant qu’un réseau de vente nouveau et plus efficace est mis en place, il reste cependant le problème du désintéressement du lectorat adulte, qui laisse toujours présager un sombre avenir pour le comic de superhéros. En 1986, le médium atteint un moment de rupture: 

C’est […] cette année-là que l’histoire des superhéros se brise en deux. Car maintenant plus personne ne peut croire qu’un guignol en costume joue les héros par pur esprit de générosité: forcément, il lui manque une case. Et c’est ainsi que paraissent les deux chefs-d’œuvre qui vont ouvrir le troisième âge des superhéros: les Watchmen et Dark Knight. […] Le choix d’Alan Moore est plus radical encore [que celui de Frank Miller]: ses Watchmen sont la deuxième génération, vieillissante, de justiciers en collants que les premiers succès des comics de superhéros avaient inspirés. Ils sont humains, trop humains. […] Watchmen est un passionnant roman graphique, il marque la fin des superhéros tels que nous les connaissons, et l’émergence d’une sensibilité nouvelle. (Nassif: 42-43)

Considéré, avec Frank Miller, comme celui qui revigore le médium du comic book et lui permet de prospérer à nouveau en élargissant ses frontières narratives, Alan Moore jouit donc d’un prestige immédiat, tant auprès du lectorat qu’auprès de la critique, qui lui accorde une quantité impressionnante de prix et d’honneurs. Une telle gloire est un élément nouveau dans le champ des comics: mis à part Stan Lee, le créateur de l’univers Marvel, ce sont surtout les dessinateurs qui, depuis les années 40, jouissent d’une certaine reconnaissance (qui n’a, cependant, rien à voir avec la popularité de Moore à son apogée). Vedette instantanée, Alan Moore devient le porte-parole d’un genre littéraire souvent ridiculisé, infantilisé (parfois par les auteurs eux-mêmes) et désormais en quête d’une légitimité nouvelle, qui ne semble plus hors de portée. Investi d’un tel rôle, voire d’une telle valeur, Moore reçoit corrélativement une puissance énorme, une autorité qui donnera du poids à la posture qu’il adoptera. Illuminé par une aura divine, il peut prétendre à la domination du médium qui l’a vu naître. 

 

Être ou ne pas être différent

Le plus grand défi pour Moore, une fois son autorité sur le milieu du comic book établie en 1986, est précisément d’arriver à conserver celle-ci. Si le pouvoir dont il jouit lui a été accordé sans hésitation après la parution de Watchmen, il doit à partir de ce moment prouver sans cesse qu’il mérite de le garder. En ce sens, sa loquacité n’a donc rien d’étonnant: elle est nécessaire à sa survie en tant qu’auteur alpha dans le champ des comics. Parler de lui-même, pour Alan Moore, est donc un geste vital: pour continuer d’exister tel qu’il le fait actuellement, il doit sans cesse se remettre au monde, se commenter et susciter la discussion à son sujet.

Un élément dominant du discours d’Alan Moore est l’insistance sur ses racines prolétaires et son enfance pauvre, mais heureuse, passée dans une petite ville industrielle (qu’il habite d’ailleurs toujours): «We got electric light but didn’t have an indoor flush toilet; we had an outhouse without a cistern at the bottom of the yard, and there was no light in there. But at the same time, like I said, I was completely happy.» (Khoury: 13-14) De façon paradoxale, le milieu extrêmement pauvre de son Northampton natal est donc associé à une période heureuse de sa vie, qu’il se plaît à évoquer couramment. En fait, plus que de se remémorer cette période de sa jeunesse, il l’actualise constamment, s’assurant de ne jamais véritablement quitter l’état précaire qu’il a connu étant enfant. Habitant un logement apparemment modeste et en désordre, encombré de vieilleries (Vylenz, 2006), Moore préfère toujours la pauvreté à la richesse: «Je vois le confort et la sécurité [financière] comme des choses qui nuisent à mes capacités. Et je n’ai rien contre l’inconfort. C’est de là que je viens.» (Spencer Millidge: 310) Allant jusqu’à donner à ses dessinateurs les dizaines de milliers de dollars qui lui seraient dus pour les adaptations cinématographiques de ses œuvres (Spencer Millidge: 293), Moore ne se laisse pas appâter par l’odeur de l’argent. Convoiter le luxe, peut-on comprendre, serait pour lui un obstacle à son travail et à son intégrité: cela reviendrait en d’autres mots à agir contre sa nature la plus fondamentale. Il n’est pas anodin que Moore tisse un lien étroit entre pauvreté et bonheur, voire entre pauvreté et création. S’il semble un peu poussif de prétendre, dans ce cas particulier, que «ce n’est pas l’activité littéraire qui fait le poète, mais son mode de vie» (Brissette: 182), il faut bien admettre que, chez Moore, la dénégation de l’économie, pour reprendre l’expression de Bourdieu, est essentielle à son acceptation à long terme auprès du lectorat qu’il vise. Le comic book est avant tout un médium populaire, et en ce sens celui qui en écrit doit être un écrivain populaire, peu importe son salaire ou sa reconnaissance auprès de l’élite et de la critique. En effet, bien que le champ des comics exige que lui soit accordée une plus grande reconnaissance, celle-ci ne peut venir que de l’intérieur, des mains d’un initié. En faisant en sorte de toujours correspondre à l’image acceptée et acceptable d’un écrivain de comics, Alan Moore s’octroie ainsi le droit de jouir du succès qu’il connaît: celui-ci n’éveille pas la suspicion parce qu’il a été légitimé par le statut de l’écrivain. Autrement dit, le discours de Moore sur son enfance et la reprise du mode de vie modeste qu’il a connues plus jeune le gardent d’un rejet du cercle dans lequel il évolue, qui tolère mal l’intervention en son sein d’étrangers (c’est-à-dire de bourgeois), qui l’ont si longtemps boudé.

Bien que l’intégration de Moore au champ des comics par le biais de sa reprise des caractéristiques primordiales d’un écrivain de comic books était nécessaire à sa prospérité dans ce milieu, elle ne constitue que la première étape de la constitution de sa figure mythique. En effet, on ne reconnaît pas un mythe à son conformisme ou à sa médiocrité; il doit absolument être extraordinaire, se démarquer du lot de ses semblables, en s’assurant toutefois, par sa malléabilité, qu’ils pourront en tout temps s’identifier à lui. Maintenant que Moore a prouvé la souplesse de son image en l’adaptant aux attentes de son lectorat, il importe pour lui de montrer en quoi il est original. À ce sujet, la quantité d’anecdotes attestant de l’étrangeté d’Alan Moore est pratiquement inépuisable. Conversant régulièrement sur sa consommation fréquente de LSD et de haschich, sur le ménage à trois qu’il a entretenu ouvertement pendant plusieurs années, sur le culte qu’il voue à un faux dieu-serpent romain ou sur son affection pour la magie et le chamanisme, Moore cultive la bizarrerie et la curiosité. Si les détails de sa vie privée évoqués ci-dessus peuvent sembler anodins, ils gagnent ici en pertinence et en signification parce qu’ils sont mis de l’avant par Moore lui-même. Tout à fait conscient qu’ «à l’ère du spectacle, à l’ère du marketing de l’image, tout individu jeté dans l’espace public est poussé à construire et maîtriser l’image qu’il donne de lui» (Meizoz: 15), Alan Moore s’offre en spectacle, ou plutôt se livre en performance, projetant activement une figure précise de lui. Par ailleurs, cette image construite est parfaitement synthétisée dans l’apparence physique de Moore, permettant à ceux qui ignorent tout de qui il est de saisir immédiatement sa différence, son originalité: «Un mètre quatre-vingt-huit, canne à tête de serpent en main, vêtements noirs délavés, coiffé à la Raspoutine et doté d’une impressionnante barbe grisonnante, il porte d’ostentatoires bagues jointées et un chapeau à bord large.» (Spencer Millidge: 11) Incarnant l’étrangeté, Moore entame, avec le soin qu’il porte à son allure effrayante et intrigante, un processus de singularisation qui l’arrachera en partie à l’existence normale pour le consacrer peu à peu en tant que mythe: «un grand écrivain n’est pas seulement un écrivain exceptionnel, mais un homme d’exception» (Heinich: 258). En montrant et rappelant continuellement son unicité, Moore se dégage de plus en plus de la masse des scripteurs pour atteindre le statut d’auteur, jusque-là inusité dans le jeune champ des comics. La posture qui est dégagée par le discours qu’il tient sur lui-même (et dont son apparence fait partie) est donc habilement travaillée. D’une part, elle lui permet d’être accueilli et accepté promptement par ses lecteurs, Moore refusant de «sacrifier la valeur littéraire de l’œuvre à l’exigence personnelle» (Heinich: 30). Ce premier degré de légitimité essentiel acquis, la posture de Moore lui donne accès, d’autre part, à un statut privilégié, celui d’auteur, qu’il s’accapare progressivement, en façonnant une image excentrique de lui-même. C’est donc une carte à double face que joue Moore: il négocie simultanément deux micro-postures, celle de la filiation et de la proximité avec son lectorat et celle de la distinction et de la singularité, qui, malgré qu’elles soient antithétiques, sont alliées de telle sorte qu’elles contribuent à une posture plus grande et englobante, soit celle d’auteur, voire du seul auteur, de comics.

 

Une œuvre qui se veut unique

La recherche de singularité de Moore, bien que dépendant en grande partie des traits particuliers de l’auteur abordés dans les paragraphes précédents, n’aboutit pas avec la composition d’une image extravagante. L’originalité, en effet, est un concept relatif qui repose en grande partie, pour être avéré, sur la comparaison. Ainsi, comme nous pouvons le soupçonner, Moore n’est pas le seul écrivain de comics à avoir apporté une vigueur nouvelle au médium, Frank Miller l’a fait en même temps que lui, et on peut supposer que d’autres ont ensuite repris le flambeau, puisque l’industrie tient toujours debout. Cette relativisation du caractère novateur de Moore, et par conséquent de l’autorité qui y est liée, cadre par contre mal avec les ambitions de l’auteur. Pour prouver hors de tout doute sa singularité, il doit donc montrer que s’il est original en soi, il l’est encore plus par rapport aux autres.

Arrivé, dans les années 2000, à une période de sa carrière où il ne produit que quelques comics indépendants et très peu diffusés, Moore affiche désormais sans gêne son mépris à l’égard de l’industrie pour laquelle il a travaillé. Abhorrant ouvertement la nature hautement mercantile de celle-ci, Moore avoue en être dégoûté de manière irrévocable: «Mainstream comics are always going to be dominated by the industry, and the industry is always going to suck. […] So if I do comics in the future, it will be outside the mainstream.» (Khoury: 193). Il ne faudrait cependant pas croire que c’est au médium en tant que tel que s’en prend Moore; il procéderait avec un tel geste à la remise en question de sa propre légitimité en tant qu’auteur. Pour lui, au contraire, le médium est pur à la base. C’est l’industrie, avec ses visées exclusivement mercantiles, qui le corrompt: «[…] I always love working in comics as a medium. But the actual industry has become so toxic […] None of the people who used to be around seem to be doing anything that’s challenging in any way.» (Khoury: 210). Articulé autour d’une mise en opposition de deux types de comics, ceux «mainstream» (de grande diffusion) et ceux indépendants, le discours de Moore, au-delà de son caractère extrêmement critique, laisse entrevoir une certaine compétitivité au sein du champ du comic book. Si la grande majorité des comics (et de leurs auteurs) est sans intérêt parce qu’elle a été contaminée par des considérations économiques, il existe, comme le laisse entendre Moore, un cercle restreint de créateurs indépendants qui est en mesure d’élever le médium, de lui rendre justice: 

The conventional wisdom in the fields of commercial art suggests that it is wisest to develop an easily-recognized style […] If your ambition is to become a rich person, then the above strategy clearly makes sense. […] If on the other hand your ambition is to be a writer, a creator, then know that creativity ia an ongoing and progressive phenomenon and that stasis is sure death to it. (Moore: 44)

Si l’opposition richesse/créativité (authenticité), qui a bien servi Moore durant sa carrière, comme nous l’avons vu plus tôt, est bien présente dans ce paragraphe, il s’y cache aussi une insinuation qui accorde à nouveau du crédit à l’auteur, aux dépens de ses collègues. Selon Moore, en effet, il apparaît que la valeur suprême de l’art, celle qui procure le statut de créateur, est la progression, ou, pour le dire autrement, le souci d’innovation. Si Moore profite d’une singularité qui le dignifie et le sacralise en tant qu’auteur, c’est donc parce qu’il a toujours su réinventer les comics, les amener là ou personne d’autre n’a osé le faire. C’est, entre autres, ce genre de discours qu’il tient au sujet des idées ainsi que du traitement narratif et visuel de son Watchmen: «All these things were very important in that they were, as far as I knew, the first time anyone had ever done anything like that.» (Khoury: 112). Conscient du fait que l’innovation est perçue au XXe siècle «comme une condition première de la compétence artistique» (Heinich: 178), il entend s’en servir pour qu’une distinction assurée soit faite entre lui et les autres auteurs de comics. S’il ne peut effectivement prétendre être le seul à être talentueux, Moore peut néanmoins se montrer comme le plus original, le plus novateur et, conséquemment le plus authentique. Alors que Moore, autrement dit, s’octroie sa singularité par rapport aux autres en creusant d’abord avec mépris un fossé important entre lui et l’industrie du comic, il opère avec plus de subtilité lorsqu’il discute de ses pairs. Plutôt que de verser dans l’insulte gratuite, Moore encourage dans ce cas à une diminution de leur prestige en les plaçant derrière lui, c’est-à-dire en les définissant comme ses successeurs qui, sans être mauvais, ne font que copier ce qu’il a, avant tout le monde, déjà fait: «J’aimerais voir plus de gens tenter quelque chose qui soit techniquement complexe ou aussi ambitieux que Watchmen, mais qui ne joue pas sur la même corde déjà bien usée par notre série.» (Spencer Millidge: 133). N’étant plus le seul symbole de la nouvelle ère des comics, il n’en demeure pas moins, ainsi, celui qui possède le plus de lustre, ayant su, contrairement aux autres, se montrer avant tout éminemment original et singulier.

Figure mythique de l’univers des comic books, Alan Moore est sans doute le plus grand contributeur à la fabrication de son personnage et, incidemment, de sa renommée. Si un mythe se doit, par définition, d’être malléable, celui de Moore n’acquiert véritablement toute sa flexibilité que dans les mains de Moore lui-même. À la fois écrivain populaire près de son lectorat, personnage extravagant insistant sur sa différence propre et créateur d’œuvres avant-gardistes, il occupe différentes positions parfois contradictoires qu’il concilie de manière à faire régner l’improbable, mais véritable autorité qu’il détient sur l’ensemble du champ des comics. 

En fait, la posture globale de Moore, qui se traduit souvent par un discours empreint de manichéisme, sous-entend finalement une conception simple du champ des comics, mais qui n’en est pas moins chargée de sens: il y a de bons et de mauvais comics, ou plutôt, il existe des comics nobles, qui relèvent de la littérature parce qu’ils sont originaux et indépendants, et des comics plus alimentaires et lucratifs, qui ne peuvent se réclamer que du simple divertissement. En tenant de tels propos plus ou moins tout au long de sa carrière, Moore initie d’abord et entretient ensuite une polarisation du champ des comics, jusque-là constitué d’une masse plutôt uniforme d'écrivains et d’histoires. Ce qu’Alan Moore a de profondément original, au fond, c’est qu’il récupère le discours de l’auteur de littérature consacrée pour l’incorporer dans un champ qui était, avant son intervention en son sein, unifié. Peu à peu, le champ des comics est donc forcé à calquer la forme du champ littéraire élargi, subissant un schisme qui le divise. À la base de cette scission rapide du milieu des comic books, Moore peut jouir librement du pouvoir qu’elle lui procure. Puisqu’il initie ce changement majeur, effectivement, il est le premier à revendiquer fermement l’autorité absolue de la position nouvelle qu’il occupe avec hégémonie, soit celle d’auteur à part entière, et même d’auteur de littérature consacrée. Autrement dit, ayant pressenti l’agitation et l’impatience grandissantes du milieu des comics, qui cherche avec urgence une façon de se réinventer, Moore conclut un contrat à long terme implicite avec celui-ci: en échange d’une plus grande reconnaissance et d’un intérêt renouvelé à l’égard du milieu des comics, Moore reçoit un capital symbolique suffisamment important pour qu’il lui garantisse un statut singulier et chargé d’autorité. Ce faisant, néanmoins, il se garde bien d’adopter une attitude qui pourrait se montrer élitiste: s’il a conquis la position d’auteur supérieur, celle-ci n’est pas acquise indéfiniment, et dépend de l’attention et du respect que veut bien lui accorder le lectorat. C’est ainsi que Moore obtient finalement le statut inusité, paradoxal et, par le fait même, mythique, d’auteur unanimement consacré de comics, de sauveur d’un médium autrefois boudé, sinon persécuté.

Ceci étant dit, la contestation de l’autorité de Moore commence à se faire sentir dans le champ des comics. En effet, le médium jouissant actuellement d’une popularité sans précédent (notamment grâce au cinéma), pratiquement tous les auteurs de comic books, et surtout ceux qui voient leurs œuvres être adaptées au grand écran, élargissent progressivement leur capital symbolique. Armés de la reconnaissance du public et, parfois, de la critique, plusieurs d’entre eux, comme Jason Aaron1, s’attaquent au mythe d’Alan Moore, tentent de le remettre en question. Dans les prochaines années, le champ précédemment peu agité des comics book sera apparemment le terrain où se dérouleront de nombreuses luttes, dont les issues demeurent incertaines. Ce sera alors l’occasion de voir si le mythe d’Alan Moore, à travers l’intervention de son auteur ou non, saura résister à l’épreuve du temps en demeurant, grâce et ses réinventions, pertinent.

 

Bibliographie

Monographies et périodiques

AARON, Jason. 2010. «The year I stopped caring about Alan Moore» Comic Book Resources. En ligne. http://www.comicbookresources.com/?page=article&id=30200

BRISSETTE, Pascal. 1998. Nelligan dans tous ses états, Un mythe national, Montréal: Fides, 223 p.

GUEDJ, Philippe. 2006. Comics, Dans la peau des super héros, Boulogne: Timée-Éditions, 139 p.

HEINICH, Nathalie. 2000. Être écrivain, création et identité, Paris: La Découverte, 372 p.

KHOURY, George. 2008. The Extraordinary Works of Alan Moore, The Indispensable Edition, Caroline du Nord: TwoMorrows Publishing, 237 p.

MEIZOZ, Jérôme. 2007. Postures littéraires, mises en scène moderne de l’auteur, Genève: Slatkine Érudition, 204 p.

MOORCOCK, Michael. 2011. «Showman,"shazam!" et chaman: identités secrètes d’Alan Moore», Alan Moore, une biographie illustrée, Paris: Dargaud, p.6-9.

MOORE, Alan. 2010. Alan Moore’s Writing for Comics, Illinois, Avatar Comics, 47 p.

NASSIF, Philippe. Août 2012. «Super ou ordinaire?», Beaux-arts hors-sériesUn siècle de BD américain, p.39-43.

SPENCER MILLIDGE, Gary. 2011. Alan Moore, une biographie illustrée, Paris: Dargaud,  328 p.

TOLWORTHY, Chris. S. d. «Marvel and DC sales figures» The Great American Novel. En ligne. http://zak-site.com/Great-American-Novel/comic_sales.html.

 

Document vidéo

The Mindscape of Alan Moore, Réalisateur, Dez Vylenz, Royaume-Unis, Shadowsnake Films, 2006, 1 DVD (78 minutes), sonore, couleur.