Mais qui est Dolorès Haze? Le corps et la sublimation identitaire dans «Lolita»

Mais qui est Dolorès Haze? Le corps et la sublimation identitaire dans «Lolita»

Soumis par Valérie Savard le 29/04/2015
Catégories: Erotisme, Littérature

 

Certains romans traversent l'histoire par leur capacité à toucher un imaginaire universel, d'autres par les remous que provoque leur publication. Le Lolita de Vladimir Nabokov appartient à cette deuxième catégorie qui ne laisse personne indifférent. Les preuves de ce fait ne manquent pas depuis sa première édition ­– parue en France après quatre refus aux États-Unis – à la version cinématographique d'Adrian Lyne de 1997 – projetée en Espagne faute de distributeurs américains prêts à se jeter à l'eau –, en passant par les nombreux textes critiques y découvrant une apologie de la moralité ou de l'immoralité. Aux fins de cette étude, nous dirons, à la suite d'Oscar Wilde: «Il n'existe pas de livres moraux ou immoraux. Les livres sont bien écrits ou mal écrits. C'est tout.»  Il s'agit d'ailleurs d'un thème commenté à de multiples reprises par l'auteur russe, dont l'amour pour les nuances de la langue et la lecture minutieuse d'une œuvre est bien connu et longuement exploré dans ses conférences universitaires. C'est, entre autres, la multiplication de ces détails parcimonieusement disséminés dans son premier roman américain qui fait naître cette ambivalence chez le lecteur – ce que Nabokov nommerait lui-même une «pensée voluptueuse» – et dont le contrecoup inévitable est le sceau d'immoralité dont certains l'ont affublé.

Le génie de Lolita réside précisément dans la victoire de la langue sur toute autre considération; c'est-à-dire dans l'oscillation émotionnelle que provoquent inéluctablement chez le lecteur les effets de la rhétorique humbertienne. Car ce que nous découvrons dans ses confessions c'est moins la passion perverse d'un condamné à mort pour un enfant, que la formation discursive dont font l'objet cet enfant et cette passion. C'est dans cette optique que  nous nous proposons d'explorer le topos du corps dans ce roman ayant donné naissance au mythe de la nymphette; modèle encore au faîte de sa gloire plus de 60 ans après sa publication. S'il peut sembler notoire que la relation d'une obsession fantasmatique évoque de façon extensive ce thème, nous désirons démontrer, dans un premier temps, que cette problématique ne peut être circonscrite qu'à l'unique question d'un désir de possession charnelle, mais implique aussi une notion de sublimation identitaire. Précurseur de toute une industrie de la culture populaire, Humbert Humbert fait de Lolita un mythe en même temps qu'un objet de consommation dépourvu d'intériorité. Nous verrons, par ailleurs, comment ce corps instrumentalisé dont la jeune fille est dépossédée peut être habité comme le lieu d'un retournement du pouvoir, la brèche par laquelle Lolita est en mesure de recouvrer une identité singulière. Finalement l'affirmation, présentée dans la postface de son roman, d'un Nabokov se disant plus peiné des accusations d'anti-américanisme dont Lolita a fait l'objet que de celles d'immoralité dont on l'a aussi targué nous servira de tremplin pour établir la qualité symbolique du corps de la jeune fille comme représentation de l'Amérique. Cette assertion nous permettra de conclure en établissant un parallèle entre ce continent que l'auteur disait devoir inventer – jeune territoire vierge colonisé brutalement par l'ancienne Europe – et l'histoire d'Humbert Humbert, parfait emblème du colonisateur profanant le jardin d'Éden, et de la création de sa lolita.

 

Lolita, ou la disparition de Dolorès Haze

Dès la préface de Lolita, le Dr John Ray Jr., docteur en philosophie et intermédiaire dans la transmission des documents de Humbert Humbert, met en garde le lecteur quant au contenu des confessions qu'il présente. Portrait d'un nympholepte, les confessions du professeur Humbert découvrent rapidement son obsession pour le corps d'un certain type de fillette, être mi-naïf mi-vamp. Son rapport à la femme, objet sexué et dépersonnalisé, est toutefois défini avant même que le sujet de son obsession ne soit abordé. Il ne s'agit que d'évoquer le souvenir de sa mère, dont il n'est fait mention que du seul caractère photogénique, pour saisir les innombrables descriptions féminines qui s'ensuivront. Pour le jeune Humbert découvrant la vie du même œil que son géniteur, les représentantes de l'autre sexe se déclinent en une suite de créatures subjuguées dont l'amour peut être instrumentalisé au service de l'homme. Néanmoins, c'est à partir du récit de la rencontre du narrateur avec une nymphette originelle, Annabelle Leigh, que nous voyons apparaître une transcendance de la question du corps qui sera déterminante dans ses futurs rapports avec Lolita. C'est, en effet, par rapport à la réification de cet archétype que Lolita sera dépouillée de son individualité pour la première fois; transformée en une incarnation de «la fillette aux jambes couleur de plage et à la langue ardente [qui le] hanta sans trêve – jusqu’au jour, vingt-quatre ans plus tard, où [il] pu[t] enfin briser son charme en la réincarnant dans une autre.» (Nabokov: 21) La conscience sémantique du narrateur qui se dessine ici est hautement significative de la position humbertienne. Par l'utilisation du verbe «réincarner», possédant une forte connotation matérielle, que vient renforcer l'insinuation d'une action posée volontairement par le narrateur, Lolita est instituée dans un rôle qui n'est pas même celui de double de la nymphette originelle: elle devient la créature modelée à l'image de celle-ci, «Annabelle Haze, alias Dolorès Lee, alias Lolibelle». (262) Cette référence itérative au «modèle» premier de Lolita permet d'ailleurs de saisir certaines scènes dans un effet de miroir qui éclaire le rapport que le nympholepte entretient avec elles. C'est le cas d'un certain passage de son journal où il déclare au sujet de Dolorès: «Je voudrais décrire son visage, ses gestes et attitudes – et cela m'est impossible, aveuglé que je suis par la concupiscence quand elle est auprès de moi» (67); assertion possédant de puissantes résonnances dans l'évocation de sa photo d'enfance favorite:

Les traits d'Annabelle étaient flous, car l'objectif l'avait saisie au moment où elle se penchait sur son chocolat glacé, et je crois me rappeler que seules ses épaules nues et la raie de ses cheveux permettaient de la reconnaître dans le halo ensoleillé où s'estompait sa grâce perdue. Moi, en revanche, assis un peu à l'écart, je me détachais avec un relief presque théâtral [...] (17)

La dissonance produite par cette photo, où l'objet déclaré de l'amour est à peine reconnaissable contrastant ainsi avec un Humbert surexposé, présente l'aspect d'une variation sur le thème de l'impossibilité de percevoir Lolita derrière le voile de la concupiscence qui la masque au regard. Couplées, non seulement ces deux évocations établissent une hiérarchie nettement marquée entre les personnages, mais elles soulèvent de plus une question fondamentale: ces confessions reflètent-elles l'histoire de Lolita, tel que le prétend leur narrateur, ou bien s'agit-il plutôt de la chronique de son créateur?

Ces premières évocations de la jeune fille dans le journal de Humbert suffisent déjà à établir son statut: non pas enfant, mais objet de discours. C'est de cette négation que naîtra le drame de Lolita, assujettie à un rôle qu'elle refuse d'assumer par un cerbère aveugle à sa réalité. À propos de ce statut discursif de l'enfant dans le roman de Nabokov, Paolo Simonetti déclare: 

Behind the feeble pretext of protecting real people's privacy, in the novel Humbert renames every character in the story according to his own will, plays with the meanings of proper names, and continuously mangles and misspells them. Lo, Dolores, Dolly, Carmen, are only some of the names he gives to Lolita, according to his own thoughts of the moment, so that the reader has the feeling that Lolita is not a real child, but exists mainly in Humbert's obsessed language.(Simonetti: 156)

Fidèle à l'esprit nabokovien, le choix des dénominations attribuées à la jeune fille ne semble pas innocent. Son prénom, Dolorès Haze, renferme en lui seul la teneur de l'existence de la fillette. Étymologiquement, Dolorès provient du latin classique dolor,-oris signifiant «douleur» ou «souffrance». Le terme «Haze», de son côté, peut être traduit par celui de «brume». La combinaison de ces deux signifiants dénonce, d'une part, la souffrance cachée derrière l'écran formé par le corps-objet de désir malgré la négation de celle-ci par Humbert. D'autre part, nous pourrions aussi déclarer que cette obsession charnelle occulte l’identité personnelle de la fillette, soit celle de Dolorès. Cette connotation est d'ailleurs redoublée par son surnom de Dolly – «poupée» – ce corps miniature et passif créé pour qu'on le manipule. Par ailleurs, le caractère mythique attribué à la nymphette par Humbert contrecarre tout désir personnel ou tentative de singularisation. «Lillith», l'«idole», la «princesse de conte de fées» – ces désignations dont Lolita sera affublée – ne révèlent qu'un imaginaire assemblé de toutes pièces à l'usage de son destinataire, une représentation dont la psychologie et l'individualité n'ont jamais été abordées, ainsi qu'il apparaît dans la théorisation de la nymphette établie par Humbert:

Il advient parfois que de jeunes vierges, entre les âges limites de neuf et quatorze ans, révèlent à certains voyageurs ensorcelés, qui comptent le double ou le quintuple de leur âge, leur nature véritable ‒ non pas humain, mais nymphique, c'est-à-dire démoniaque; ce sont ces créatures élues que je me propose de désigner sous le nom générique de ''nymphettes''. (Nabokov: 23)

Ainsi, cet objet fantastique peut-il être vu comme un corps à posséder. Ce rapport de domination immanent au récit s'institue tout autant de façon explicite que par l'utilisation de pronoms possessifs pour désigner Dolorès. Or, Lolita marque aussi une nouvelle étape dans l'imaginaire symbolique de la femme. Comme le dira Simone de Beauvoir quelques années plus tard dans Brigitte Bardot and the Lolita Syndrome, ce moment historique d'émancipation de la femme, paradoxalement rendu possible par la Seconde Guerre mondiale, pousse l'homme à créer une nouvelle Ève résultant de la fusion du fruit vert et la femme fatale. (Beauvoir: 14) C'est bien cette nouvelle Ève tentatrice que décrit Humbert lors de sa première vision de Dolorès dans le jardin familial, Éden encore inviolé:

Je marchais toujours derrière Mrs Haze quand, au-delà de la salle à manger, jaillit soudain une explosion de verdure ‒ ''la piazza!'' chanta mon guide, et subitement, au dépourvu, une longue vague bleue roula sous mon cœur et là, à demi nue sur une natte inondée de soleil, s'agenouillant et pivotant sur ses jarrets, je vis mon amour de la Riviera qui m'observait par-dessus ses lunettes noires. (Nabokov: 59)

C'est également l'exacerbation de cette métaphore qui lui permettra de sous-entendre le rôle de tentatrice qu'aurait joué Lolita lors du contact initial qui se produit dans le salon familial en l'absence de Mrs Haze. Il est effectivement difficile de négliger qu'au terme de cette description de Lolita alliant la naïveté de l'enfance, la pureté de la vierge et la séduction de la femme fatale par un Humbert rejouant la scène du péché originel, ce sera la jeune fille qui lui arrachera la pomme pour la croquer:

Lo portait, ce matin-là, une jolie robe d'imprimé que je ne lui avais vu qu'une seule fois: jupe ample, corselet étroit et manches courtes, en percale rose clair quadrillé de rose foncé; pour compléter cette harmonie rubescente, elle s'était fardé les lèvres et tenait entre ses mains en coupe une pomme superbe et banale, d'un rouge édénique. Toutefois, elle n'était pas chaussée pour sortir, et son sac du dimanche gisait, tout blanc, près du gramophone. (89)

 

Devenir lolita versus devenir Lolita

Ayant déterminé le caractère figuratif du personnage de Lolita, il nous semble inévitable d'aborder son appartenance à une déclinaison sérielle de la même représentation de la femme-enfant. En adaptant à notre propos la théorie proposée par Martine Delvaux dans son ouvrage Les filles en série, nous croyons possible de démontrer la possibilité d'une prise de pouvoir à partir du lieu même de la possession et de l'instrumentalisation de la jeune fille. Pour Delvaux, la figure des filles en série résume le côté binaire de l'équation féminin-masculin – soit un masculin qui existe en lui-même, en tant qu'étalon, d'un côté, et de l'autre la «mise en forme des filles comme on souhaite qu'elles soient» (Delvaux: 19) – théorisée à maintes reprises depuis les premières thèses féministes.  Considérant non seulement le devenir mythique de Lolita, dont la postérité a saisi les possibilités iconiques pour en faire le modèle de la «pop culture» par excellence, la dénomination de «nymphette», qui sous-entend un ensemble plus ou moins homogène de jeunes filles marquées par le nympholepte, établit d'elle-même sa filiation au concept de «filles en série». Dans cette optique, les expériences de Lolita dans ces deux institutions de formation que sont le camp Kilt et l'«École de Jeunes filles» de  Beardsley, «où les jeunes filles apprennent ''non pas à écrire très bien, mais à sentir très bon''» (Nabokov: 276-277), font état de ce processus social de création des filles en série. Ce procédé est résumé avec cynisme par Dolly Haze lors de ses retrouvailles avec son beau-père à sa sortie du camp Kilt: «J'ai fait mienne la devise des girl-scouts [...] Mon devoir est de me rendre utile. Je suis l'amie de tous les animaux de sexe mâle. J'obéis aux ordres. Je suis de bonne humeur. [...] Je suis saine de corps, et absolument obscène dans mes pensées, mes paroles et mes  actes.» (Nabokov: 178-179 Ces deux endroits voués au développement de la jeune fille sont symptomatiques d'un certain désir culturel de produire ce type de jeunes filles, lolitas en puissance, oxymore de la femme fatale naïve donc consommable.

Delvaux, à la suite de Deleuze et Guattari, voit toutefois dans ce phénomène de dépossession de son corps subi par la jeune fille la possibilité même de résister à ces «relations de pouvoir binaire [...] des relations phalliques»:

La question du féminisme a à voir avec le corps qu'on nous vole pour fabriquer des organismes qui s'opposent à l'intérieur de la pensée binaire. Si c'est d'abord à la fille qu'on vole ce corps (raison pour laquelle elle est la première victime), la résistance est donc aussi de son côté. (Delvaux: 25-26)

Somme toute, c'est bien à partir de ce corps qu'on lui a soustrait et de la brèche produite par  cette volonté personnelle qu'on lui dénie que Lolita pourra berner Humbert et s'enfuir avec Clare Quilty. Les indices précurseurs de cet événement sont parsemés tout au long du récit, ignorés bien que flagrants, par l'acteur principal du drame qui ne les découvrira que rétrospectivement, une fois le voile de la concupiscence levé. En est témoin cet autre extrait précédant le premier viol de la fillette:

Ainsi [...] le moraliste en moi avait-il esquivé le problème en  se raccrochant à l'idée conventionnelle qu'on se fait des petites filles de douze ans. Le pédiatre en moi (un charlatan, bien sûr [...]) avait régurgité toutes les fricassées néo-freudiennes et modelé une Dolly rêvassante, mythomane, et encore dans la phase ''latente'' de l'enfance. Enfin, le sensualiste en moi (un monstre insane et colossal) ne répugnait pas à voir sa proie teintée de quelque dépravation. Mais derrière cette extase incandescente, des ombres effarées débattaient entre elles ‒ et je regrette amèrement de ne pas leur avoir porté attention. (Nabokov: 194)

C'est donc ce fantasme autoritaire et possessif d'un Humbert «chosifiant» Lolita qui lui permet de manigancer sa fuite et de manipuler l'homme pour lequel elle n'est, malgré ses déclarations larmoyantes, qu'un corps sans volonté. Ce destin tracé d'avance est également annoncé dès les premiers jours de la résidence du professeur Humbert chez les Haze, alors que ce dernier s'imagine dans le rôle d'une araignée tendant sa toile pour attraper Lolita figurant la proie par excellence qui, sans avertissement, s'échappe et disparaît: «Envolée! Subitement, mon réseau de soies prismatiques n'est plus qu'une vieille toile d'araignée grise et poussiéreuse, la maison est vide – morte.» (77) Par ailleurs, l'évasion de Lolita sous les yeux mêmes de son geôlier ne peut manquer de rappeler la scène tout à fait semblable où Valérie, sa première femme, le quitte avec un chauffeur de taxi russe dans la conclusion logique d'une série d'événements qu'il n'avait pas entrevus. Valérie, «épouse de comédie» et «fantoche dérisoire», est elle aussi réduite à interpréter «un personnage classique et immuable» en dehors duquel aucune conscience individuelle ne lui est consentie. (40-41) Malgré tout, il est définitif que l'application de la théorie de Delvaux au roman de Nabokov possède ses limites. Il serait difficile d'oblitérer le caractère ambivalent du processus d'émancipation de l'enfant: en réalité, si son instrumentalisation devient le point aveugle par lequel elle peut déjouer le contrôle de son bourreau, force est de constater que la liaison qu'elle entreprendra avec Quilty – double de Humbert Humbert – pour s'en sortir n'est qu'une prison dorée dont elle désenchantera rapidement.

 

Cartographie d'un corps, histoire de l'Amérique

Il est aisé de percevoir dans les rapports entre Lolita, jeunesse américaine type, et Humbert, l'Européen autoritaire et beaucoup plus âgé qui prend brutalement possession de l'enfant avec une conscience somme toute limitée des ravages qu'il exerce, une reconstitution de la conquête de l'Amérique vierge par l'Europe ancestrale. Traditionnellement, l'Amérique est dotée d'une double identité symbolique: celle de la femme et, parallèlement, celle de la jeunesse. Dans son étude Scenes of Instruction: Representations of the American Girl in European Twentieth-Century Literrature, Sofia Ahlberg s'attarde à démontrer les liens existant entre les figures symboliques de la jeune fille américaine et celles d'une Amérique-femme, dont les dénominations comme celle de «the virgin land» témoignent éloquemment. Ainsi, Ahlberg démontre que les représentations traditionnelles de la jeune fille américaine dans la littérature européenne la dépeignent comme une jeune «femme fragile», à la fois pure et naïve. Ces deux attributs seraient non seulement qualitatifs, mais appelleraient à la présence d'une autorité jouant le double rôle d'enseignant et de protecteur.  De ces observations, elle conclut que les scènes de réforme et d'instruction dont la jeune femme américaine fait généralement les frais dénoteraient une tentative de rétablir la balance du pouvoir européen au temps d'expansion américaine.

In twentieth-century European fiction, the American girl is similarly of no particular interest except wwhen discorvered by her European love, an act analogous to that of finding America itself [...] Early twentieth-century European reprensentations of the American girl show her in the process of becoming educated by European aristocrats, her perceived uncouth manners reformed by lovers who simultaneously act as parental figures. (Ahlberg: 65)

Par ailleurs, cette jeune nation fait figure d'enfant rebelle depuis sa création et la Déclaration d'Indépendance a été son premier coup d'éclat, acte de rébellion contre la mère-patrie essentiel au développement de son identité singulière.

If the Declaration of Independence can be considered as a child's rebellion against an oppressive parent, the subsequent revolts of youth were essential to the vitality of the nation, so that youth movements were often linked to progress and innovation, to revolution and transformation. (Simonetti: 150)

Un parallèle se trace ici entre l'émancipation de cette Amérique dont on a conquis les terres par la force et  le renversement de pouvoir effectué par Lolita à partir du lieu même de ce corps d'enfant dont Humbert la dépossède. Ce fait sera d'ailleurs appuyé symboliquement par la traversée effrénée des États-Unis du duo qui verra, à son terme, l'émancipation de Dolorès Haze. Au cours de ce dernier été, les deux fugitifs traverseront le pays de part en part sur les traces des pères fondateurs, des premières colonies de l'est («le Tennessee, les deux Virginies et la Pennsylvanie, New York, le Vermon, le New Hampshire et le Maine», l'Ohio, l'Indiana, l'Illinois), en passant par le centre des États-Unis ( l'Iowa et le Nebraska), et jusqu'au Nevada. (Nabokov: 330) Cette carte du territoire tracée par Humbert, qu'accompagne une narration de plus en plus explicite quant à la brutalité exercée sur Lolita et au désespoir de celle-ci, produit l'impression d'un dernier effort désespéré par lequel le nympholepte tente d'établir les marques de son empire sur le corps de l'enfant, de la même façon que ses ancêtres ont conquis les terres vierges de l'Amérique. Ce, jusqu'au jour où Lolita – jeune Amérique rebelle – décide de rompre tout lien avec le pouvoir autoritaire et de réclamer son indépendance. Dans une de ces figures comme dans l'autre, c'est le tempérament belliqueux de la jeunesse attribué à l'esprit américain qui permet cet affranchissement de l'autorité dominatrice. À cet effet, il est significatif que ce passage s'effectue chez Lolita par un changement de nom: elle n'est plus Dolorès Haze, mais bien Dolly Schiller. Le voile est tombé, le mythe détruit: la jeune fille devient un être entier, réel, à l'image de la nation à laquelle elle appartient.

Comment cerner toutes les ambiguïtés de ce premier roman américain de Vladimir Nabokov et surtout, comment faire fi, lors de sa lecture, de son rayonnement ultérieur, de son legs culturel ainsi que de son influence jamais taris depuis sa première publication? Nabokov souhaitait inventer l'Amérique après avoir inventé l'Europe. Il semble bien avoir fait résonner ce continent à tant de niveaux dans une seule œuvre qu'il est difficile ne considérer que l'un de ses aspects sans découvrir les lignes de fuite d'un métatexte extraordinairement riche. De la même façon, il paraît impossible d'effectuer une lecture    «rapprochée» du roman tel que le préconisait l'auteur dans ses séminaires, sans convier l'histoire, la société, la culture et la réception lui ayant été faite. Ainsi, s'attachant à la représentation du corps dans Lolita, nous nous apercevons rapidement que la perversion de Humbert n'est pas tant l'obsession du corps enfantin en soi, que l'idée de la femme comme objet de discours. Mais alors, comment ne pas aborder le statut de sujet discursif du narrateur aussi? Dans ces confessions qui devaient porter sur Lolita, nous devinons rapidement que la focalisation se trouve être, de façon beaucoup plus prononcée, portée sur le narrateur. C'est le récit d'un amoureux de la rhétorique palabrant à son propre propos; celui de Humbert et de son double Humbert, mais aussi d'une série d'autres duplications de lui-même dont Clare Quilty n'est que l'exemple le plus frappant. Dès lors, l'analyse de la question du corps dans Lolita pourrait transcender l'histoire de la fillette pour prendre la tangente d'une étude à perspective postmoderniste dont le sujet discursif dans son extension maxima et la figure du double serviraient de lignes directrices. Par ailleurs, l'ambiguïté sur laquelle navigue Nabokov au sujet du rapport même de Lolita à la dépossession de son corps aurait pu être abordée en vertu des différentes réceptions et récupérations en ayant été faites. Pensons seulement aux adaptations cinématographiques absolument dissemblables produites par Stanley Kubrick et Adrian Lyne, dont le rapport entre l'image et le propos transmettent deux conceptions différentes de la perversion du condamné. L'immoralité de Humbert, beaucoup plus prononcée dans le film lourd de sens de Kubrick malgré les représentations considérablement plus explicites de Lyne – qui adoucissent par ailleurs la perversité du protagoniste – traduisent une lecture divergente de l'œuvre de Nabokov qui reflète partiellement les débats critiques quant à sa moralité. L'auteur de Lolita a-t-il inventé son Amérique ou a-t-il saisi l'essence de son histoire, de sa culture et de ses ambiguïtés de façon phénoménale? Celui-ci répondrait probablement qu'il importe peu puisque tout grand roman n'est qu'un «suprême conte de fées», toutefois force est d'admettre que celui qu'il a offert à sa terre d'accueil a marqué son imaginaire collectif et sa culture populaire d'une façon qui transcende le roman même.

 

Bibliographie

AHLBERG, Sofia. «Scenes of Instruction: Representations of the American Girl in European Twentieth-Century Literature», Journal of Modern Literature, vol. 33, no. 3, Printemps 2010, pp.64-77.

En ligne au http://muse.jhu.edu/jouranls/jml/summary/v033/33.3.ahlberg.html. Article consulté le 4 avril 2014.

DE BEAUVOIR, Simone. Brigitte Bardot and the Lolita Syndrome, London, The New English Library, 1962 [1959], 64p.

DELVAUX, Martine. Les filles en série: Des Barbies aux Pussy Riot, Montréal, Remue-ménage, 2013, 228p.

NABOKOV, Vladimir. Lolita, Paris, Gallimard, «Le Livre de poche», 1965 [1959],    499p.

SIMONETTI, Paolo. «The Maniac in the Garden: Lolita and the Process of American Civilization», Critique: Studies in Contemporary Fiction, vol. 53, no. 2, pp.149-163.

En ligne au http://dx.doi.org/10.1080/00111619.2011.587475. Article consulté le 20 mars 2014.