Lolitas, mode et stérotypes

Lolitas, mode et stérotypes

Soumis par Sébastien Hubier le 11/11/2012
Catégories: Erotisme

 

L’auteur de Lolita connaissait très précisément le treizième chapitre de Ulysses de Joyce, «Nausicaa», dont il avait donné le commentaire à ses étudiants de Cornell –commentaire ensuite publié dans le premier volume de ses essais1. Ce chapitre -parmi les plus souvent retravaillés par Joyce et que Nabokov caractérise avec raison comme «une parodie délibérée des magazines féminins et de la prose des romans pour dames»2 «émaillée de clichés extrêmement amusants, de platitudes distinguées et de fausse poésie»3– condense la plupart des motifs attachés aux petites madones perverses, et plus généralement aux adolescentes. Il se fonde sur une stricte opposition entre l’acuité du regard de Bloom et l’objectivité de son monologue d’une part et, de l’autre, le sentimentalisme secret de Gerty dont le discours est systématiquement ponctué par les références aux magazines de mode. Ainsi la jeune fille suit-elle à la lettre les recommandations du Miroir des Dames qui préconise de porter «une blouse bleu électrique bien coupée, teinte avec des boules colorantes», «avec une coquette échancrure en V jusqu’entre les seins et une pochette pour le mouchoir (dans laquelle elle mettait un flocon d’ouate imbibé de son parfum favori parce que le mouchoir gâte la ligne)», ou «une jupe trotteur d’ampleur modérée en serge bleu marine qui faisait ressortir à merveille ses fines et gracieuses proportions». Elle arbore «un amour de petit bijou de chapeau de paille tête de nègre largement tressé, avec contraste de chenille bleu canard doublant la passe et sur le côté un nœud papillon du même ton» qu’elle s’est procuré quelques jours auparavant «aux soldes d’été chez Cléry». Quant à ses souliers, ils sont «ce qui se fait de plus nouveau» «avec des bouts vernis et simplement une boucle chic sur son cou de pied bien arqué». Gerty se souvient attendrie de la joie qui l’a saisie quand enfin elle a pu essayer cette tenue «avec un sourire à l’adresse de la ravissante image que lui renvoyait le miroir!»4 De la même façon, elle respecte scrupuleusement les conseils hygiéniques et diététiques des hebdomadaires pour rehausser «la blancheur de cire du visage» et parfaire «le bouton de rose de sa bouche»5. C’est dans les mêmes hebdomadaires qu’elle apprend l’art du maquillage: la «rédactrice de la page Beauté de la Femme dans les Nouvelles du Grand Monde» conseillant «d’employer cette Sourciléïne qui dotait les yeux de ce regard nostalgique si prisé chez les femmes qui donnent le ton» et enseignant «à se guérir scientifiquement de l’habitude de rougir», à «augmenter sa taille», à «garder ce nez» dont toutes ses amies sont jalouses6. De même Alvy, la nymphette du Mantrap (1926) de Sinclair Lewis, «charmante, mais perverse»7, «mince et radieuse», en «jupe blanche et marinière de linon», «un vrai visage d’enfant», aux «yeux enfantins», à la «voix caressante»8, ne cesse de «poudrer son nez, de rougir ses lèvres, de faire bouffer ses cheveux avec deux petites tapes de ses mains», «de se polir les ongles»9. C’est d’ailleurs «son charme étudié de jeune fille, son instinct diabolique à provoquer dans chaque mâle une idiotie passionnée»10 qui séduit Ralph, le quadragénaire new-yorkais, «trop vieux, trop délabré pour [elle]»11, mais ensorcelé par «ce tic qu’elle avait de repousser ses cheveux en arrière, par sa manie d’avaler la moitié des mots et par sa façon de proférer que tout ce qui n’était pas “formidable” ou “terrible” était ou “épatant” ou “gentil”»12, fasciné par cette «gamine versatile […] puérile dans la fureur et plus puérile encore dans la joie»13.

Ce rapport de la jouvencelle à ce qui est en vogue apparaît au reste complexe: née dans les arts et la littérature d’un goût réel de plus en plus intense pour la mode, la lolita, obsédée par cette dernière, en devient à la fois –et les romans insistent sur ce point– la victime risible et le parfait emblème. Cette complexité se trouve renforcée par le fait que, peu à peu, les adolescentes sont conjointement devenues la cible des publicistes, et un produit à vendre –ce qui explique leur invasion, non plus seulement des arts majeurs et savants, mais des produits de la culture de masse: la publicité, qui donne de la lolita une image extraordinairement glacée (et des mannequins comme Brooke Shields, Niki Taylor, Milla Yovovbicha ou Beverley Peele ont su jouer habilement de cette froide impassibilité); la chanson (qui, du moment où les baby-boomers sont devenus adolescents dans les années 1960 jusques à nos jours, a fait grand usage de la jeune fille gazouillant des aventures dont elle semble ne pas saisir l’obscénité); les films à grand public tels Private School (1983) de Noël Black, Noces blanches (1989) de Jean-Claude Brisseau et, plus récemment, et dans un autre registre, le 36 fillette de Catherine Breillat, La Petite Allumeuse (1987) de Danièle Dubroux –traitant sur le mode de la comédie la liaison amoureuse de Camille, quinze ans, et d’un quadragénaire– ou Marie baie des Anges (1998) de Manuel Pradal – où une lolita dévoyée de quatorze ans aguiche sans vergogne et soldats et marins. C’est le cas encore de Indecent Seduction (1996), un film produit pour la télévision américaine dans lequel, au sein d’une petite ville, un professeur marié et père de famille séduit Amy, une de ses jeunes élèves de quatorze ans, le détournement de mineure devenant simple synonyme d’abus d’autorité. De fait, les spectacles télédiffusés ne sont pas en reste. Certes, Non è la Rai et ses piccole donne apparaît comme le meilleur exemple de l’usage commercial que les maisons de production peuvent faire des nymphettes. Néanmoins, des spectacles comme Yuyake Nyan Nyan au Japon, les sitcoms françaises des années 1990 comme Hélène et les garçons, ou les journaux fictifs anglo-américains (All-American Girl [2005] de Meg Cabot, The Au Pairs [2004] de Melissa de la Cruz, The Calypso Chronicles [2004] de Tyne O’Connell) reposent sur un principe très proche: faire artificiellement pénétrer téléspectateurs et lecteurs dans la vie quotidienne et les fantasmes ordinairement prêtés aux adolescentes. Quant à la bande dessinée, que la Lolita de Nabokov prise tant, elle met en scène, dès 1925, un personnage de nymphette: Etta Kett, dont les aventures se poursuivent jusqu’au mitan des années 1970. Les dessinateurs d’albums érotiques ont eux aussi rapidement compris l’intérêt des «fruits verts» pour renouveler un genre sans cesse menacé de sclérose. Ainsi, Dodo, 13 ans (1997) de Francis Leroi, L’École des biches. Mœurs des petites dames de ce temps (1969), Les Aventures de Liz et Beth (1984), la récriture des Petites Filles modèles (1982) de Georges Levis, Les Aventures de Cléo (1983-1986) de W. G. Colber, ou Célia 15 ans (1989-1993) de Mancini se fondent sur le type de la jouvencelle prétendument naïve et innocente, mais dont le tempérament pervers ne tarde pas à poindre cruellement aux yeux de ses conquêtes tant masculines que féminines14. Néanmoins, malgré les jeux intertextuels et les variations thématiques qu’ils engagent, ces ouvrages demeurent extraordinairement stéréotypés, comme si, à leur lecture, le plaisir de la reconnaissance l’emportait in fine sur celui de la surprise. Ces stéréotypes étaient au demeurant depuis longtemps prégnants dans l’érotisme littéraire, comme l’indique, par exemple, Mademoiselle de Mustelle et ses amies (1912) de Mac Orlan, «roman pervers» dans lequel «une fillette élégante et vicieuse» fait l’apprentissage de la débauche avec sa gouvernante anglaise, la douce Ketty, avec la jolie soubrette Justine, avec Firmin, le valet sournois, avec Alice, la lingère –apprentissage dont profite également Marcelle, sa jeune sœur.

Ce nonobstant –et c’est là un trait caractéristique de l’esthétique postmoderne–, ces codes de la culture de masse, qui simplifient et uniformisent les productions culturelles, sont ensuite à leur tour repris et troublés par des artistes qui font de la petite madone perverse un de leurs sujets de prédilection, peut-être justement parce qu’ils aiment à mêler non-conformisme et sujétion à la mode. C’est dans la photographie curieusement que ce déplacement est le plus sensible (curieusement, puisqu’on pourrait penser naïvement que plus qu’un texte, qui suscite la représentation mentale, la photographie, cet «art moyen»15 qui montre la lolita, cherche d’abord à exciter le contemplateur par la beauté et les postures de celle-ci). Ainsi, s’inscrivant dans le sillage des œuvres de Reynolds Price, de Ron Oliver et, surtout, de Graham Ovenden16, le travail expérimental entrepris par Juergen Teller en 1998 et 1999 consiste précisément, en photographiant des adolescentes, à cerner leur part de séduction tout en les désacralisant. Et pour ce faire, à associer modèles célèbres et jeunes inconnues et, surtout, à les plonger dans l’univers désespérément banal du trottoir, à la porte du studio qui –rêvaient-elles– les rendrait célèbres17. De même, dans Luba, le Norvégien Petter Hegre se plaît à détourner les motifs mythologiques (la sortie de la douche de la nymphette renoue avec la traditionnelle naissance de Vénus), érotiques (la lolita, dont «l’amalgame d’ingénuité et de complaisance [est] d’un voluptueux infini» 18, rejoint le modèle de la femme fatale dont elle est issue par le biais du jeu sur le strip-tease, des chaînes et colliers sadomasochistes, de l’enfermement dans une cage dans laquelle elle esquisse une étrange danse) et capitalistes (la nymphette, en talons aiguilles, trône sur de somptueuses toilettes où sa passion du téléphone a conduit à l’installation d’un combiné). Cette parenté de la lolita et de la vamp est du reste soulignée dans de nombreux autres clichés par son sourire, à la fois tendre et pervers, comme par la manière dont elle porte de manière tout ensemble obscène, candide et rationalisée les derniers atours à la mode: jeans à taille basse, stringsT-shirts ajustés et gros ceinturons de cuir19. De même, Richard Kern ne se contente pas d’inventions formelles –une utilisation singulière de la lumière et des couleurs ainsi que le jeu bizarre sur le format des photographies d’identité à usage scolaire–, il reprend et dévoie les scènes les plus célèbres du roman de Nabokov –la préface du docteur John Ray est remplacée par la prose d’une des nymphettes qui lui a servi de modèle– et du film de Kubrick –en particulier celle, fameuse entre toutes, qui sert de générique, dans laquelle Humbert vernit les ongles de Lo20. Parallèlement, John Sturges fixe ses lolitas dans leurs activités quotidiennes (s’égayant avec leurs amies, peignant leurs cheveux d’or, méditant, facétieuses, de sombres projets) ou associées, conformément à la tradition littéraire, au milieu aquatique (dans un étrange bassin métallique, sur la plage, assises, joueuses, dans les flaques abandonnées par la mer, près d’éphémères pâtés de sable, installées sur les dunes, ou nouvelles Ophélie dont les chevelures ondoient sur les tristes eaux noires d’une rivière21). Ce sont précisément ces attitudes stéréotypées que se plaisent à détourner Fábio Cabral dans ses Anges interdits22 et surtout Sally Mann qui, perturbant les codes prétendument idéalisants sur lesquels se fondaient depuis les années 1970 les photographies de David Hamilton23 et de ses disciples, représente son double autofictionnel, presque encore enfant, dans diverses postures: fumant, comme Lo, une cigarette dans une attitude provocante24, les cheveux hirsutes, espiègle et impatiente au bord d’une crique, jouant de son regard arrogant ou parcourant, nue sur son lit, avec ses amies, un dimanche après-midi, «comic books», «feuilletons des magazines féminins»25 et faits divers des journaux26 (la lolita, à l’instar de l’héroïne de Pia Pera, lit assidûment les magazines, mais n’ouvre jamais un livre27). Dans une pose qui est précisément celle de Dolly telle que Humbert la décrit:

Elle se curait le nez en lisant les bandes dessinées du journal […]. Son regard suivait de case en case les aventures de ses héros préférés: l’un d’eux, une fillette comme elle, était une bobby-soxer ébouriffée, fort bien dessinée, avec des pommettes saillantes et des gestes anguleux, aux ébats de laquelle je n’avais pas honte de prendre moi-même un certain plaisir. Ou bien encore, Lo contemplait les résultats photographiques des collisions d’autos; elle ne mettait jamais en question l’authenticité temporelle, spatiale ou circonstancielle des légendes qui accompagnaient les portraits publicitaires de beautés aux cuisses nues.28

Il faudrait ajouter à cette liste les noms de Richard Murrian, de Brian Peterson, de Roy Stuart, de Peter Dominic, de Jacques Bourboulon, de Simon Nikolai, de David Lachapelle29 et de Marion Poussier qui tous ont contribué à faire de la lolita une figure centrale des compositions contemporaines et à l’enraciner profondément dans la culture occidentale. Leurs œuvres, reposant sur une hésitation perpétuelle entre adhésion et recul à l’égard de la culture de masse et de ses fétiches, sont à l’image des nymphettes qu’elles mettent en scène, lesquelles apparaissent tantôt narquoises, tantôt incapables d’établir une distance entre un phénomène en vogue, sa perception et son jugement.

  • 1. V. Nabokov, Littératures, trad. de H. Pasquier, 2 vol., t.I, Paris, Le Livre de poche, coll. «Biblio», 1987, p.452 sqq.
  • 2. Ibid., p.453.
  • 3. Ibid., p.454.
  • 4. J. Joyce, Ulysse, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1995, p.394.
  • 5. Ibid., p.392.
  • 6. Ibid.
  • 7. S. Lewis, Le Lac qui rêve, trad. de S. Berritz, Paris, Albin Michel, 1989, p.276.
  • 8. Ibid., p.115.
  • 9. Ibid., p.208
  • 10. Ibid., p.212
  • 11. Ibid., p.280
  • 12. Ibid., p.253
  • 13. Ibid., p.278
  • 14. Voir aussi M. Manara, Le Déclic, 4 vol., t.IV, 1994, p.33-40. On pourra consulter également J. Goupil, L’Anthologie de la bande dessinée érotique, 12 vol, t.VIII, «Salade de fruits verts», Rombaldi, 1988.
  • 15. P. Bourdieu, Un Art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965.
  • 16. G. Ovenden, The Illustrators of AliceNymphets and FairiesChildhood Streets, Ophelia, 1998 et surtout son rarissime Aspects of Lolita, Londres & New York, Quarto, 1976.
  • 17. Cf. J. Teller, Go Sees, Scalo, 1999.
  • 18. G. Matzneff, Les Moins de Seize Ans, Paris, Léo Scheer, 2006, p. 63.
  • 19. P. Hegre, Luba, Georg Olms Verlag, 2003.
  • 20. R. Kern, Model Release, Taschen, 2000.
  • 21. J. Sturges, The Last Day of Summer, Aperture, 1993; Radiant Identity, Aperture, 1994; New York, Scalo, 2000.
  • 22. F. Cabral, Anjos proibidos (1991), Ophelia, 2000.
  • 23. D. Hamilton, The Young Girl, William Morrow, 1979; The Age of Innocence, Aurum, 1995; A Place in the Sun, London Bridge Trade, 1996.
  • 24. Voir P. Pera, Diario di Lo, Venise, Marsilio, 1995, p.109.
  • 25. V. Nabokov, Lolita, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1998, p.275.
  • 26. S. Mann, At Twelve. Portraits of a Young Woman, Aperture, 1988; Immediate Family, Aperture, 1992; Still Time, Aperture, 1994.
  • 27. P. Pera, op.cit., p.238.
  • 28. V. Nabokov, op.cit., p.262.
  • 29. Voir en particulier Britney «Baby» Kentwood Louisiana (1999) in Artists & Prostitutes, Londres, Taschen, 2005.