Les ovnis nazis du Père Noël ou les étranges avatars du mythe polaire (2)

Les ovnis nazis du Père Noël ou les étranges avatars du mythe polaire (2)

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 24/04/2021

 

La première occurrence des socoupes volantes polaires, à notre connaissance, est la magnifique illustration du 4e de couverture du Amazing Stories de février 1948 où l´on voit des étranges sphères de diverses couleurs (or, orange, vert, rouge, bleu, violet) sortir d´une ouverture pratiquée dans un paysage polaire sous une aurore boréale. « Space Ships in Antarctica », lit-on dans un petit texte explicatif signé par James B. Settles, l´un des premiers partisans de la théorie des Anciens Astronautes (avec notamment Spaceships in Ancient Egypt, 1948). Plus surprenant encore, il s´agit de la première mention de la réinterprétation ufologique de l´expédition polaire de l´amiral Byrd qui allait essaimer sa propre légende : « Admiral Byrd visited the South Pole in 1947, one of his exploration flights discovered a warm area on the continent. This area seemed to be artificial. Are those "mystery" aircraft based there?”

On retrouve l´idée des soucoupes volantes venant de la Terre Creuse sous l´Antarctique dans un étrange document ésotérique contemporain de cette illustration, le « Hefferlin Manuscript » (composé entre 1947 et 1948). On y apprend, par « communication psychique », que les appareils appartiennent aux derniers survivants d´une race extraterrestre primordiale : « Les Trois Anciens avaient travaillé assidûment en coulisses pour assurer la victoire des Alliés. Maintenant que la guerre est finie et que Rainbow City est de nouveau en activité, le temps est venu pour le nouvel âge d'or. Les Trois ont envoyé des escadrilles d'avions à ailes tournantes dans le ciel de tous les continents pour chercher d'autres traces d'anciennes cités qui pourraient être ressuscitées ; quand les gens ont vu les étranges vaisseaux, ils les ont pris pour des vaisseaux spatiaux et les ont appelés "soucoupes volantes" (Kafton-Minkel, 1983: 166).

Il est étonnant de voir, au même moment, deux variantes du même mythe, sans que l´on puisse déterminer laquelle a pu inspirer l´autre. Si le couple Heffelrin publiait régulièrement des lettres dans Amazing Stories donnant à connaître leurs théories, il n´y est pas fait mention de l´expédition de Byrd, tandis que Settles ne fournit aucune explication quant à la provenance de ses sphères volantes. Impossible de savoir s´il s´agissait là d´un « teaser » pour des révélations futures ou une simple énigme sans réponse commanditée par Ray Palmer pour entretenir les spéculations les plus délirantes de ses lecteurs.

Il faudra attendre 11 ans pour avoir la réponse, de la plume même de Palmer dans son autre magazine, entièrement consacré aux soucoupes volantes, Flying Saucers. Le numéro de décembre 1959 est consacré aux « révélations » de l´expédition de Byrd : « Admiral Byrd´s Weird Flight Into An Unknown Land! Columbus Was Wrong The Earth Isn´t Round! Polar Exploration Proves Saucers From This Earth!” lit-on dans la couverture, par ailleurs assez sobre. Dans son article « Saucers From Earth! A Challenge to Secrecy », Palmer semble confondre les expéditions en Antarctique de Byrd (1928, 1934, 1939, 1946 et 1955) avec le premier survol du Pôle Nord entrepris bien avant (en 1926), erreur qui, bien que soulignée aussitôt par ses lecteurs, sera souvent reprise par la suite dans les milieux complotistes :

« Il y a une zone de doute que FLYING SAUCERS se propose d'explorer, présentant les premiers éléments de preuve qui mettent en évidence ce qui pourrait être le secret le mieux gardé de l´Histoire. En février de 1947, l'amiral Richard E. Byrd, l'homme qui a le plus contribué à explorer le Pôle Nord une zone connue, a fait la déclaration suivante : "Je dirais que cette terre se trouve au-delà du Pôle, que cette zone se trouve au centre de la grande inconnue". (…) « Lorsque l´avion quitta sa base arctique, elle se dirigea directement vers le Pôle. À partir de ce point, elle a parcouru un total de 1 700 milles au-delà du Pôle (…) Au fur et à mesure de sa progression, des terres et des lacs sans végétation, des montagnes couvertes d'arbres, et même des animaux monstrueux se déplaçant dans les broussailles ont été observés et signalés par les occupants de l'avion. (…) Pourtant, aujourd'hui même, en 1959, il n'est plus question de cette terre mystérieuse. Pourquoi ? Le vol de 1947 était-il fictif ? Tous les journaux ont-ils menti ? La transmission radio de Byrd a-t-elle menti? » (p. 10).

Par un syllogisme typique de la pensée complotiste (et paranoïaque), Palmer affirme: « Cette terre, sur les cartes d'aujourd'hui, ne peut pas exister. Mais puisqu'elle existe, nous ne pouvons que conclure que les cartes d'aujourd'hui sont incorrectes (...). Voici donc les faits : Aux deux pôles existent des terres inconnues et vastes, pas du tout inhabitables, s'étendant sur des distances que l'on ne peut qualifier que d'énormes car elles englobent une surface plus grande que n'importe quelle zone continentale connue ! » (p. 12). Et de là de conclure que les soucoupes volantes doivent en provenir : « Arrêtons-nous là et faisons un constat qui s'ensuit logiquement [!!]: les soucoupes volantes pourraient provenir de ces terres connues "au-delà des pôles". L'avis des éditeurs de FLYING SAUCERS est que l'existence de ces terres ne peut être réfutée par personne, compte tenu des faits relatifs aux deux expéditions que nous avons soulignés. Si quelqu'un peut contester de façon satisfaisante les deux expéditions et les déclarations de l'amiral Richard E. Byrd à leur sujet, FLYING SAUCERS lui donnera tout l´espace nécessaire pour compléter cette explication » (p.13).

Palmer continue son article en expliquant que les « animaux monstrueux » observés par Byrd ne sauraient être que des mammouths (!) avant de citer les « légendes scandinaves de Ultima Thulé » et de reprendre la théorie de la Terre Creuse : « Les preuves sont extrêmement solides, et d'une étonnante prolificité en termes de portée et d'étendue, que la Terre est effectivement [creuse]. Et si c'est le cas, il n'est plus nécessaire de concevoir les soucoupes comme venant de l'espace extérieur, mais plutôt de l'"espace intérieur" ! Et à en juger par les indices, l'intérieur est extrêmement habitable ! La végétation y est abondante ; les animaux abondent ; l'"ancien" mammouth vit encore » (p. 20). Palmer reprend ensuite l´autre grand topos des romans de la Terre Creuse, celle des races supérieures souterraines :  « si l'intérieur de la Terre est peuplé par une race hautement scientifique et avancée, nous devons établir avec elle un contact profitable ; et si elle est puissante dans sa science, ce qui inclut la science de la guerre, nous ne devons pas nous en faire des ennemis » (p. 21).

Enfin, il soulève l´hypothèse typiquement complotiste (et ufologique) du cover-up gouvernemental : « Si c'est l'intention de notre gouvernement de conserver l'intérieur de la Terre en tant que "territoire vierge" et comparable au "territoire indien" de l'Amérique du Nord lorsque les colons sont arrivés pour l'arracher à ses propriétaires légitimes, c'est le droit du peuple de connaître cette intention et d'exprimer son désir en la matière". Et de conclure à sa manière tonitruante habituelle, héritière des bonimenteurs de foire : « Les soucoupes volantes sont devenues le fait singulier le plus important de l´Histoire. La réponse aux questions soulevées dans cet article doit être répondue (sic). L'amiral Byrd a découvert une terre nouvelle et mystérieuse, le centre du grand inconnu, la plus importante découverte de tous les temps. (…) Les Soucoupes Volantes viennent de ce monde-ci! » (id).

En fait, la grossière erreur de Palmer quant aux expéditions de Byrd venait de sa reprise d´un livre qu´il avait reçu cette même année, Worlds Beyond the Poles d´un certain F. Amadeo Giannini (1959) où le supposé survol du Pôle Nord aurait démontré la théorie de « l´univers continu » avancée par ce « nouveau Colomb » autoproclamé. Face aux courriers indignés des lecteurs qui contestaient l´impossibilité de ce vol, Giannini écrira lui-même au magazine en février 1961 pour établir que Byrd avait effectivement volé sur l´Arctique après avoir quitté l´Antarctique en février 1947 mais que l´U. S. Naval Intelligence aurait caché la vérité... Curieusement, il s´agissait là d´une sorte de réecriture d´un obscur roman de Terre Creuse, The Secret of the Earth de Charles Beale (1899) mettant en scène deux personnages qui ont inventé un avion (4 ans avant les frères Wright) qu'ils font voler jusqu'au pôle Nord et entrent par un "trou de Symmes" à l'intérieur de la Terre où ils trouvent un paradis qui fut le premier foyer de l'humanité (thèse hyperboréenne) puis s'envolent par le trou du pôle Sud.

Flairant la bonne affaire, Palmer continuera à écrire sur la Terre Creuse dans les années suivantes, suscitant délibérément la polémique dans le courrier des lecteurs entre ceux qui en sont outrés (« je sais où le trou [vers la Terre Creuse] se trouve. Dans votre cerveau », écrit l´un des plus spirituels, dont on se demande toutefois qu´est-ce qui lui prend d´acheter et lire ce magazine) et ceux qui le félicitent d´avoir dévoilé une nouvelle « conspiration de silence » de la part du gouvernement et de ses scientifiques (Kafton-Minkel, 1983: 197).

Parmi ces lecteurs, se trouve le futur auteur d´un étrange best-seller, The Hollow Earth (1964) dont le sous-titre renvoie directement aux theories palmériennes sur l´expédition de Byrd: The Greatest Geographical Discovery in History Made by Admiral Richard E. Byrd in the Mysterious Land Beyond the Poles -The True Origin of the Flying Saucers"... L’autoproclamé docteur Raymond Bernard (pseudonyme d´un certain Walter Siegmeister) y prétend que les ovnis proviennent du Continent reprenant le syllogisme de Palmer: «Étant donné le climat chaud dont jouit ce Nouveau Monde, il n’y a aucune raison pour qu’il n’abrite pas une vie végétale, animale et humaine. Et que s’il en est ainsi, il est très possible que les mystérieuses soucoupes volantes émanent d’une civilisation avancée, située à l’intérieur de la Terre».22 Mais Bernard va opérer une sorte de synthèse de toutes les traditions antérieures de la Terre Creuse en un "totum revolutum" pour le moins étrange. Comme les Hellferin, il va reprendre la thèse de la race souterraine évoquée par le classique récit des mondes perdus de Bulwer-Lytton La race à venir... celle qui nous exterminera! (1871), surtout connu par sa mystérieuse source d’énergie cosmique, le Vril, que des sectes protonazies telles que la mystérieuse Vril Gesellschaft auraient tenté de se procurer selon le best-seller de L. Pauwels et J. Bergier Le Matin des Magiciens (1960).

Bernard transforme l´expédition (somme toute relativement banale) de l´amiral américain Richard Byrd en Antarctique (1947) en quête ésotérique, fusionnant diverses traditions: au-delà du pôle il y aurait des territoires verdoyants peuplés, entre autres créatures antédiluviennes, de mammouths et traversés par «d’étranges aéroplanes en forme de disque et qui semblent irradier», «représentant sur la carlingue une sorte de "svastika"» (s’agit-il d’une référence aux nazis ou bien à la tradition initiatique chère aux Théosophes?), «une ville chatoyante, aux couleurs de l’arc-en-ciel» peuplée par «des hommes de haute taille, avec les cheveux blonds», les «Arianni» (l’homophonie renvoyant clairement au mythe aryen).1 Mais cette ville atteste aussi l’existence d’une grande cavité polaire, gardée secrète par le gouvernement américain, car les Arianni sont les habitants du Monde Intérieur de la Terre, alertés par les bombes atomiques et inquiets de l’utilisation qui était faite de ce «pouvoir qui n’est pas pour l’homme», ce pourquoi leurs Flugelrads ou machines volantes traversent le monde des humains «pour enquêter sur ce que notre race fait»...

Comme Symmes un siècle et demi auparavant, Bernard en appelle à une nouvelle expédition, cette fois placée à l´ombre anxiogène de la Bombe atomique, afin d´"établir le contact avec la civilisation avancée qui existe là-bas, dont les soucoupes volantes sont la preuve de leur supériorité sur nous en matière de développement scientifique. Peut-être cette race plus âgée et plus sage pourra-t-elle nous sauver de notre malheur, en empêchant une future guerre nucléaire et en nous permettant d'établir un nouvel âge sur la terre, un âge de paix permanente, avec toutes les armes nucléaires interdites et détruites par un gouvernement mondial représentant tous les peuples de la terre" (cit in D. Standish, 2006: 278). Symptomatiquement, c´était déjà le sujet d´un film de science-fiction de série B, Unknown World (T. O. Morse, 1951). Il semblerait que Bernard soit mort de pneumonie alors qu’il cherchait un tunnel susceptible de le conduire jusqu’à l’intérieur de la Terre, mais son oeuvre, toujours rééditée, continue à être un best-seller de la conspiraonïa, qui ne démord pas du désenchantement du «monde fini» qu’évoquait Paul Valéry dans Regards sur le monde actuel.

Par une logique combinatoire de l’imaginaire, le thème des Ovnis polaires va se combiner avec "le mythe de l´ésotérisme nazi" (Stéphane François) pour donner naissance à une des théories conspirationnistes les plus étonnantes, celles des Ovnis nazis cachés dans l’Antarctique... Comme le démontrent les minutieuses recherches de Maurizio Verga, le motif des soucoupes volantes nazies est né pratiquement au même moment que le mythe des soucoupes elles-mêmes. Les premières déclarations, faites par des soi-disant ingénieurs qui auraient inventé les protoypes de ces mystérieux "objets volants non identifiés" qui commencent à silloner les cieux de l´Amérique et d´ailleurs, témoignent d´une première tentative d´explication du phénomène par un des fantasmes dominants de l´immédiate après-guerre, celui des armes secrètes du IIIe Reich.

"Si les soucoupes volantes existent ce sont les V 7 que j´ai construits en 1944 et dont les Russes ont trouvé les moteurs à Breslau", affirme Richard Miethe dans France-Soir (7 juin 1952). "Il s´agirait, en réalité, d´hélicoptères circulaires qui furent essayés avec succès au-dessus de la Baltique. (…) Une copie des plans se trouvait dans les dossiers personnels de Keitel à Bad-Gandersheim, dans les montagnes du Harz, près de Hanovre. Au moment de leur avancée dans cette région, les Américains ont été informés de l'existence de ces secrets militaires et ont démoli le château de la cave au toit. Ils auraient au moins pu rentrer dans leurs frais, mais n'ont pas découvert, dans les caves murées, des dizaines de milliers de boîtes de bas de soie. Les Russes ont eu plus de chance, en mettant la main sur les moteurs, et en capturant trois de mes collègues. J'affirme donc, que si les soucoupes volantes sont dans le ciel, elles ont été construites en Allemagne, développées sous mes ordres, et probablement reproduites par des Allemands enchaînés en captivité soviétique ».

Le mythe était définitivement lancé, fournissant une explication somme toute vraisemblable à l´énigme de ces engins inclassables sur lesquels toutes les hantises de l´après-guerre semblaient se projeter : les soucoupes volantes seraient des extensions de la technologie militaire nazie, récupérée et améliorée secrètement par les Russes ou les Américains, nouvelles superpuissances. L´incertitude quant aux agissements mystérieux des soucoupes reflète ainsi celle des premiers temps de la Guerre Froide : s´agit-il de vols de reconnaissance en vue d´une éventuelle invasion ou d´essais préparatoires pour une future confrontation?

La première translation du mythe dans l´espace polaire vient de l´Italie : « Les premières soucoupes volantes d'Hitler sur une île de l'Arctique », lit-on dans L´Umbria du 16 avril 1950. « Les premières soucoupes volantes auraient été construites par les Allemands dans les premiers mois de 1944 et cinq exemplaires auraient été retrouvés cachés dans une île de l'Antarctique. Cette révélation a été faite par l'ancien officier de l'armée de l'air allemande Hans Kosinski. (...) En janvier 1944, les services techniques de l'armée allemande ont mis au point un appareil circulaire, alimenté par un combustible spécial. Lorsque cinq engins de ce type ont été construits, Hitler a interdit de les utiliser et de les cacher afin d'empêcher les armées soviétiques, qui avançaient déjà sur le territoire allemand, de s'en emparer. Les disques ont été désassemblés et chargés sur des sous-marins pour être cachés sur l'île de la Reine Maud en Antarctique ».

Réservoir de tous les mythes, le pôle accueillait ainsi ce nouveau venu, s´appuyant sur l´épisode méconnu de l´expédition polaire secrète dirigée par Alfred Ritscher en 1938. Celle-ci visait à installer une station baleinière allemande, afin d'augmenter la production de graisse de l'Allemagne. Le Reich dépendait de l´importation d´huile de baleine norvégienne pour la production de margarine et de savon et, en vue de la guerre future, visait à s´en affranchir. Le MS Schwabenland arriva ainsi dans une zone récemment revendiquée par la Norvège sous le nom de Terre de la Reine Maud, et planta divers drapeaux nazis au long de la côte de ce qu´il rebaptisa « Nouvelle Souabe ». Toutefois l´Allemagne ne fit pas de revendication territoriale officielle sur la région et aucune base y fit établie.

 Parallèlement, la légende de la survie de Hitler avait pris dès juillet 1945 une tournure polaire: deux mois après la capitulation de l'Allemagne, le sous-marin U-530 pénètra dans la base navale argentine de Mar del Plata espérant trouver un accueil complice de la part de l´ancien pays allié. Son arrivée donna lieu à une étrange spéculation : le journaliste hongrois exilé Ladislas Szabo publie dans La Crítica (16/ 07) que le U-Boat aurait transporté Hitler, Eva Braun, Martin Bormann et autres dignataires nazis et les aurait débarqués dans un « nouveau Berchtesgaden » à Dronning Maud Land. Le « scoop » est repris par les principaux journaux du monde entier (« Hitler est sur la glace en Antarctique », lit-on dans le Toronto Daily Star deux jours plus tard). Flairant la bonne affaire, Szabò en fera la base d´un best-seller polémique, Hitler está vivo (1947), où le Führer s´est non seulement réfugié dans une base secrète en Antarctique (dont la couverture originale prétend dévoiler très exactement la localisation) au moyen d'un convoi fantôme de sous-marins, mais il a emporté avec lui les inventions les plus avancées de la technologie nazie.

Fasciné par ce «scoop», le jeune journaliste philo-nazi Miguel Serrano accompagna la seconde expédition chilienne en Antarctique en 1947, dans le but de retrouver le Führer dans la base secrète inventée de toutes pièces par Szabo. Ce sera l´origine d´une véritable obsession qui le hantera tout le long de sa vie, ainsi que de toute une mythologie articulée autour du « nouveau Berchtesgaden » (Summerhayes et Beeching).

La fusion de celle-ci avec celle des soucoupes nazies semblait inévitable. Elle s´opère dès le 3 octobre 1954, où le « chercheur français Georges Grondeau », après des "recherches approfondies", affirme qu'Hitler est non seulement vivant au pôle Sud mais qu'il est aux commandes des soucoupes volantes qu´il lance sur la planète, alimentées par les champs magnétiques de cette dernière. Ronald Richter, scientifique allemand prétendant produire de l'énergie atomique par une "méthode thermique", aurait été protégé par Evita Peron en Argentine pour construire également des "soucoupes volantes" (Wiener Echo).

Mais c´est dans le milieu esotérique des nostalgiques du Reich que le mythe va fusionner avec les anciennes spéculations ariosophistes sur la Terre Creuse : « Une minorité significative de loyalistes nazis trouva la défaite intolérable après la puissance et l'exubérance de la domination continentale de l'Allemagne. Au début des années 1950, une mythologie aryano-nordique prit racine à Vienne, contrastant fortement avec le culte hitlérien flagrant des cultes nazis anglo-américains d'après-guerre. Puisque Hitler et la politique étaient maintenant des souvenirs douloureux, cette mythologie était caractérisée par des spéculations sur les anciennes races nordiques, Thulé et l'Atlantide, et la religion germanique. Les espoirs apocalyptiques de résurrection et de salut national se sont concentrés sur les spéculations sauvages concernant l'existence supposée d'armes miracles allemandes, y compris les soucoupes volantes et les bases polaires secrètes à la fin de la guerre » (Goodrick-Clarke, 129).

Ces vétérans qu´on nommera « le cercle de Landig », du nom de l´ancien SS Wilhelm Landig qui en est le co-fondateur, sont attirés par l'occultisme comme moyen de transcender leur défaite et l'humiliation du Reich allemand, ainsi que de masquer leur racisme sous des dehors ésotériques, remontant aux sources des mythologies raciales nazies.

Dans une série d'articles publiés dans le magazine ésotérique autrichien Mensch und Schicksal entre 1951 et 1955, Erich Halik intègre les soucoupes volantes dans son  palimpseste pour le moins hétérogène de traditions ésotériques, fusionnant les mythes du Graal, des Hyperboréens (« l´Île Bleue » au cœur de l´Arctique fantasmée par Julius Evola) et du Soleil noir alchimique et nervalien tel que repris par les SS :  « Il identifie les soucoupes comme des manifestations du Graal, « un récipient cultuel utilisé par la hiérarchie suprême des gnostiques chrétiens ». Il a analysé la constitution éthérique des soucoupes volantes sur la base de leurs anneaux concentriques lumineux. Dans le même temps, Halik semblait croire que les Allemands avaient effectivement établi des "empires polaires" dans l'Arctique et l'Antarctique, sous les signes du "Soleil d'Or" et du "Soleil Noir". Alors que le premier représentait une quête solaire luciférienne (liée à Otto Rahn et aux SS Cathares), le second était motivé par la recherche des loges saturniennes et sataniques des SS. Pour Halik, les OVNIs n'étaient pas tant une invention technique que l'application d'un principe métaphysique et alchimique. La métaphore alchimique du sol niger (soleil noir) représentait l'occultation, le noircissement, l'enfoncement dans le mystère de la découverte de soi. C'était le message soi-disant idéaliste des SS. "hérétiques " opérant depuis l'Île Bleue, annonciateurs d'une transformation millénaire du monde » (Goodrick-Clarke, 131).

Resté confidentiel, le mythe va réapparaître sous le couvert de science-fiction uchronique sous la plume de Wilhelm Landig lui-même dans sa trilogie Götzen gegen Thule (1971), Wolfszeit um Thule (1980) et Rebellen für Thule (1991). Entamée dans les années 50, la saga témoigne d´une continuité envers les thèses restées confidentielles du « cercle de Landig » mais aussi d´une mutation majeure, celle de leur inscription dans le nouveau paradigme ésotérique qui leur est beaucoup plus favorable auprès d´un public élargi. D´emblée, affirmée dans les titres, une véritable inversion symbolique des pôles s´opère :  sous l´influence de la mythologie ariosophiste associée à Thulé, l´on passe des bases secrètes de l´Antarctique aux confins de l´hemisphère Nord.

Dans Combat pour Thulé deux aviateurs allemands quittent la Norvège l´hiver 1945 pour rejoindre la base secrète établie par l´élite ésotérique des SS dans l´Arctique afin de poursuivre la résistance contre les Alliés. Le Point 103 est un vaste complexe souterrain où l´on fabrique les premières soucoupes à propulsion verticale, les mythiques « V 7 », construits grâce aux découvertes des scientifiques nazis à Peenemünde. Reprenant la relecture ésotérique du mythe avancée par son camarade Halik, cette base secrète est aussi au cœur d´une « guerre métaphysique entre des forces cachées sur un plan spirituel » (Goodrick), cherchant le soutien du centre mondial ésotérique des forces primordiales hyperboréennes dont le symbole est le Soleil noir alchimique. À l´instar du « bloc de nations non alignées » défendu par Landig contre les superpuissances vainqueuses, le Point 103 cherche à promouvoir une alliance internationale sous la bannière du Soleil noir, devenue l´emblème du nouveau Reich secret.

Les deux pilotes, Recke (« guerrier ») et Reimer (« barde ») sont alors initiés à la « philosophie thuléenne » par un énigmatique officier de la Waffen-SS, Gutmann (dont l´étymologie renvoie aux « parfaits » Cathares) qui « cite l'Avesta iranien et les théories du paléontologue munichois Edgar Dacqué comme preuves d'un âge d'or où la région arctique était verte et fertile, la patrie primitive des Aryens. Il mentionne le naufrage de l'Atlantide à la suite d'une collision lunaire, selon la théorie des glaces du monde de Hörbiger, et l'exode forcé des Aryens qui s'en est suivi, en raison d'un égoïsme coupable et d'un désastre climatique » (Goodrick). Toutes les théories sur les anciennes migrations aryano-atlantéennes chères au « cercle de Landig » sont alors passées en revue (les thèses de Kiß sur les cités perdues des Andes, celles d´Herman Wirth sur les anciens Tuathas, l´Île Bleue d´Evola, etc.). Elles sont intégrées dans un schéma clairement antisémite, où les Thuléens doivent lutter contre leur ennemi mortel depuis la préhistoire, les Juifs, responsables de la défaite du Troisième Reich et de l'émergence du nouvel ordre mondial (c´est l´occasion, pour l´auteur, de nier l´existence des camps).

Le livre constitue par ailleurs « une allégorie des tentatives du cercle Landig d'entrer en contact avec un centre ésotérique des traditions nordiques, le royaume légendaire de Thulé, dernier bastion du monde germanique en déroute » (Goodrick-Clarke, 2002: 131). Le détour par la  SF permettait à Landig de transformer cette quête des origines en un récit fondateur du néo-nazisme, justement basé sur cette même fusion de nostalgie, volonté de revanche et réecriture de l´Histoire qui trouve dans l´uchronie sa forme parfaite (aux antipodes de la dystopie dickienne du Maître du Haut Château, 1962). Le format romanesque permet à l´auteur de diffuser largement ses thèses, endossées pleinement par ses personnages, tout en échappant à la législation sur les textes racistes et fantasmant sur un combat épique entre les derniers SS et l’empire « judéo-américain ».

Celui-ci se poursuivra dans le deuxième volet (Le Temps des loups), qui paraîtra en 1980, intégré dans le canevas plus vaste de la Croisade anticommuniste. Le roman rétablit l´axe antarctique du mythe, reprenant le motif du convoi fantôme (accompagné ici des soucoupes V-7), transformé en véritable exode des derniers Élus vers la « nouvelle Thulé » de l´hémisphère Sud. La contiguïté poétique des pôles est ici associée à une sorte d´allégorisation de la fuite des nazis vers l´Amérique du Sud. Le commandant Eyken explique que « le pôle Nord est le theonium du monde, associé à Lucifer, porteur de lumière du Nord, et à Prométhée, représentant la source spirituelle de toute la force aryenne. Comme son homologue, le pôle Sud est le lieu de la plus grande matérialisation et de toutes les énergies démoniaques. (…) Les Aryens doivent donc déplacer leur potentiel spirituel vers le sud et former un point " blanc " dans la zone spirituelle " noire " afin  d'exploiter ses pouvoirs à leurs propres fins dans la reconquête du Nord » (cit in Goodrick-Clarke, 2002: 142).

 La « Nouvelle Souabe » de l´expédition Ritscher est ainsi érigée en bastion ultime du « dernier bataillon germanique » dans la nouvelle guerre mondiale; ce dernier repousse les forces états-uniennes de l´amiral Byrd, selon la réecriture de son expédition avancée par Zündel, comme on le verra. L´incident du U-530 est lui aussi entièrement réecrit : il s´agit ici d´une opération commando visant à retrouver une immense base cachée dans les tunnels sousterrains sous les Andes (illustrant ainsi les théories d´Edmund Kiß sur les origines aryennes et hyperboréennes des ruines de Tiahuanaco) où d´autres survivants nazis developpent également des soucoupes en vue d´un nouveau Reich thuléen.

 Un troisième volet plus tardif, Les rebelles de Thulé (1991), abandonne le cadre science-fictionnel et le mythe des soucoupes volantes, pour n´être plus qu´une sorte de testament politique romancé. La question des ovnis nazis était toutefois relancée, de par le statut culte acquis par la trilogie, ainsi que par son auteur, dans les milieux néonazis. Mais pour qu´il puisse irradier au-delà de ces cercles, il fallait abandonner le cadre romanesque et engager plus directement le milieu ufologique...

 

 

Bibliographie principale citée:

Umberto Eco, Histoire des lieux de légende, Flammarion, 2013

Stéphane François, "L’Ésotérisme nazi : Wilhelm Landig et Thulé", in Fragments sur les Temps présents, 2/06/2012 En ligne

J. Godwin, ArktosThe polar myth in Science, Symbolism, and Nazi Survial, Kempton, Adventures Unlimited Press, 1996

Nicholas Goodrick-Clarke, Black Sun: Aryan Cults, Esoteric Nazism and the Politics of Identity, New York University Press, 2002

et The Occult Roots of Nazism: Secret Aryan Cults and Their Influence on Nazi Ideology, New York University Press, 1992

Walter Kafton-Minkel, Subterranean Worlds: 100,000 Years of Dragons, Dwarfs, the Dead, Lost Races, and UFOs from Inside the Earth, Loompanics Unlimited, 1983

Maurizio Verga, « UFO Nazisti », en ligne sur son site http://www.naziufos.com/2016/03/06/40/

  • 1. U. Eco, op cit, p. 398