Les hauts et les bas de Gotham City

Les hauts et les bas de Gotham City

Soumis par Eveline Dufour le 13/01/2023

 

When is a man a city?

When it’s Batman or when it’s Gotham.

I’d take either answer.

The Riddler

 

Le 22 juillet 2022, @hellfiresbyers pose la question suivante sur twitter : If rent in Gotham was 300$ a month for a 3 bedroom would u move there?, générant ainsi plus de 30 000 interactions et 84 000 mentions j’aime, en plus d’être reprise par de nombreux médias en ligne. Les réponses, le plus souvent cocasses, mettent en scène les habitants les plus iconiques de la cité et ses lieux reconnaissables. D’autres, par contre, révèlent les frontières de plus en plus poreuses entre la fiction et la réalité de la mégapole ultraviolente qui, dans ses réactivations les plus récentes, s’encrait dans un univers visuel et un imaginaire imitant au plus près le réel des grandes villes américaines. Ainsi, en réponse à la question, un internaute réplique : With all the nut jobs out in the world today, we are already living in Gotham.

Sans aucun doute la ville la plus connue d’un univers fictionnel ; tellement connue que même le néophyte peut se prononcer à savoir si oui ou non il y habiterait moyennant un loyer raisonnable, Gotham City est le lieu d’une constante réinvention depuis sa première apparition dans la bande dessinée Batman numéro 4 en décembre 1940. L’univers transmédia de Batman qui va des longs métrages aux jeux vidéo en passant par les séries télévisées, les romans et une multitude de produits dérivés, est devenu indissociable de la cité qui l’a vu naître. Ainsi, chaque réinvention de Gotham City présente un imaginaire qui tend de plus en plus à s’éloigner d’une métropole cartoonesque pour calquer le réel des grandes villes affolantes contemporaines. Trente ans séparent les deux représentations cinématographiques de Gotham qui ne sauraient mieux illustrer à quel point la ville sert autant à mettre en scène la psychologie de ses célèbres résidents que faire ressortir les angoisses sociétales de leur époque. En 1989, Tim Burton réalise sa version gothique et noire de Gotham alors qu’en 2019, Todd Phillips la campe dans une esthétique réaliste qui imite les décors new-yorkais de la fin des années ’70.

 

Historique

La ville de Gotham jouit d’un historique riche, développé surtout par les arcs narratifs de la bande dessinée. Les premiers numéros de la BD consacrés au vengeur masqué prennent place à New York jusqu’à déplacer les aventures de l’homme chauve-souris dans la ville fictive qui finira par devenir aussi iconique que son principal résident. Située proche de la Métropolis de Superman, elle en est sa jumelle sombre et inquiétante. Gotham City est en quelques sortes New York[1] et les artistes qui mettent en scène la cité aiment jouer avec cet imaginaire.

L’historique de la ville se construit au fil des différentes intrigues, mais elle est aussi décrite en détail dans la célèbre « Batbible » conçue par Dennis O’Neil[2] afin de préserver une cohérence dans l’univers qui se complexifie à mesure des remakes et réinventions.

Gotham is a distillation of everything that's dark, moody and frightening about New York. It is Hell's Kitchen. The Lower East Side. Bed Stuy. The South Bronx. Soho and Tribeca off the main thoroughfares at three in the morning. Georgraphically, it is a port city somewhere in the northeast with a population of approximately 7,500,000, a reasonable drive from New York. Architecturally, it is unique, and that is not a compliment. The buildings in the core of the city are grim and windowless, a legacy of the city's founder (and Bruce's ancestor) Solomon Wayne, who believed cities should be fortresses. After Solomon died, Gotham fell prey to robber barons and their tame politicians who made New York's Tammany Hall look like a Girl Scout camp, creating a tradition of corruption that continues today. It is a problem, Bruce Wayne confesses, that is beyond his powers, though the solving of it is definitely on his long-term agenda[3].

 

 Selon l’histoire, en 1881, Alan Wayne, Théodore Cobblepot et Edward Elliot, considérés comme les pères fondateurs la ville, construisent 3 ponts qui portent leur nom et qui seront nommés Les portes de Gotham cristallisant ainsi la ville dans sa célèbre configuration composée de trois îles. Plusieurs des arcs narratifs de la bande dessinée font mention de la présence d’un démon à l’apparence de chauve-souris, enfermé sous le vieux Gotham et qui projetterait son influence occulte sur les habitants de la ville. À travers toutes ses réinventions, la ville demeure un espace non cartographiable, un lieu imaginaire qui se reconfigure au gré des intrigues qui la font exister. Peu importe l’itération, Gotham ne peut toutefois pas s’extraire de ses composantes principales soit : la criminalité et Batman.

 

Hauts et bas de Gotham City

Gotham est une ville qui fonctionne sur le principe de la verticalité et on peut voir ce motif dans les 2 films. Dans son article Gotham on the ground: transmedia meets topography in the environments of the Arkham videogames series, Kalervo Sinervo explique que Gotham se constitue de multiples niveaux le premier étant topographique : la ville est un essaim de gens qui vivent empilés les uns par-dessus les autres. Le niveau narratologique renvoie au contenu du récit qui est additionné et passé d’un créateur à l’autre. Le niveau sensoriel, quant à lui, représente la mégapole fictionnelle qui comprend les différents niveaux des vraies cités dont elle est inspirée, la vision imaginaire de ce que ces villes ne sont jamais devenues, additionné de toute la mythologie de l’univers de Batman. Gotham comprend donc des niveaux qui peuvent être exploités tant dans le sens (direction haut/bas) que dans le sens (signification). La complexité de multiples itérations ajoute à la ville des paliers toujours plus abondants, que le créateur peut modeler pour sa propre mise en scène des aventures des protagonistes. Les immeubles surdimensionnés reflètent quant à eux l’abondance des couches qui font de Gotham un lieu idéal pour camper des personnages qui peuvent eux aussi être analysés dans leur rapport à la verticalité.

 

En 1989, alors que Tim Burton se plonge dans sa propre tentative cinématographique pour faire revivre Batman, il imagine une mégapole au croisement entre la Métropolis de Fritz Lang et Brazil de Terry Gilliam[4]. L’esthétique de Gotham calque la psychologie noire et torturée de son héros. Le directeur artistique Anton Furst travaille en étroite collaboration avec Burton afin de rendre la ville la plus sinistre qui soit. L’architecture éclectique d’une ville empilée par-dessus une autre ville reflète les nombreuses couches de la psyché de l’homme chauve-souris et donne à voir une cité gangrénée par le crime en proie à un profond désordre urbain. Le film s’ouvre sur une image figée de Gotham à l’horizon, de nuit, avec une lune qui peine à traverser l’épais brouillard qui enveloppe la ville, la trame sonore urbaine résonne en arrière-plan, fidèle aux indications de O’Neil[5] selon lesquelles des sirènes doivent toujours être entendues pour rappeler la criminalité perpétuelle qui pollue les rues de la cité. Le plan suivant nous transporte au cœur de la ville dans une vision vertigineuse qui fait émerger un imaginaire expressionniste allemand avec des rues labyrinthiques et des gratte-ciels oppressants. La profondeur de champ donne l’impression d’une avenue qui s’étend à l’infini, ajoutant à la ville un caractère illimité. Le tableau est cauchemardesque. Un homme, une femme et un enfant, visiblement perdus, s’engagent dans une ruelle lugubre jonchée d’ordures et ils sont surpris par deux malfaiteurs qui les attaquent, la femme crie et, au plan suivant, sur le toit de la ville, le vengeur masqué est prêt à intervenir.

 

La Gotham de Todd Phillips, c’est le cauchemar éveillé, celui qui met en miroir un réel inquiétant, proche du nôtre. Joker agit sur deux plans : l’un vertical et l’autre horizontal. Encore une fois, la symbolique du haut et du bas est convoquée. Dans son essai The Batman’s Gotham city, William Uricchio fait mention de l’extrême richesse des Wayne et du privilège dont jouit Bruce du haut de la très célèbre Wayne Tower.

Wayne epitomizes an economic system of extreme wealth distribution. But where there is highs, there are sure to be lows. And while the privy to life at the in Wayne Manor, we see little of life at the other end of the spectrum, an end that drives its members to acts of desperation, risk, and hopelessness[6].

 

Phillips révolutionne en quelque sorte le point de vue porté sur Gotham puisqu’il pointe son objectif sur les laissés pour contre : ceux que faillit à aider les nombreuses initiatives caritatives du père de Bruce Wayne, personnage d’ailleurs beaucoup moins sympathique que dans les itérations antérieures où il est presque toujours érigé en héros. On le voit ici en homme d’affaires puissant, un homme grand et imposant, qui surplombe Arthur Fleck (qui deviendra le Joker).

 

Le film s’ouvre sur travelling qui s’approche tranquillement de Fleck, devant un miroir, occupé à se maquiller. En arrière-plan, on entend un journal radio superposé aux sons de la ville. Les nouvelles sont mauvaises pour Gotham qui est enseveli sous 10 000 tonnes d’ordures au jour dix-huit d’une grève des employés de la voirie : l’état d’urgence est déclaré. La première image de Gotham s’oppose à celle noire et cauchemardesque de Burton, elle ancre tout de suite le spectateur dans le réel d’une ville qui fait grandement écho à New York de la fin des années 70. Le personnage principal aura tôt fait d’être battu dans une ruelle et de se retrouver au plancher de Gotham, à la hauteur des ordures qui couvrent le sol. Burton, quant à lui, choisit tout de suite d’élever le spectateur dans une vue en plongée du vengeur masqué qui surplombe la ville, bien à l’affut du crime qui vient de s’y produire et prêt à rétablir l’ordre. La dynamique du haut et du bas oppose clairement les deux protagonistes : l’un incapable de s’élever et l’autre, régnant sur les toits de Gotham. La configuration de la ville permet au créateur de positionner le regard du spectateur pour refléter le statut de son personnage, révélant du même coup sa position dans l’échelle sociale.

 

Dans un article de The Ringer intitulé Designing Gotham, l’auteur parle de la configuration des deux films de Burton en mettant en lumière l’expression du climat politique et social reflétant l’ère Reagan :

Yet, much like Gotham’s architecture and geography, the portrayals of crime and justice have repeatedly been renovated based on their current social and political climates. In both of Burton’s movies, Gotham’s toxic urban environment (especially when the Joker spreads a noxious gas through the city) reflects a Reagan era fear of street crime in major cities, fostering a distrust of political and judicial institutions[7].

 

 

Si les deux films de Burton constituent une mise en miroir du contexte politique, Philips va lui aussi démontrer une ville où le climat social la rend proche de l’implosion. Gotham peine à aider ses citoyens les moins nantis, des coupures dans les programmes sociaux rend difficile l’accès aux suivis psychologiques et aux médicaments. Les inégalités sociales semblent être à l’origine des crimes, dans l’un, ce sont les institutions qui sont gangrénées par les malfaiteurs et dans l’autre, ils sont le produit de climats sociaux qui affectent les individus les plus vulnérables. Les intouchables sont dans les deux cas ceux qui règnent au plus haut de l’échelle sociale. Plusieurs textes soulèvent la capacité qu’aurait un Bruce Wayne extrêmement fortuné à aider davantage la communauté, mais le veut-il vraiment ? Que serait Gotham sans violence ? L’existence même de Batman ne fait sens que s’il y a des crimes à combattre.

 

Joker utilise la symbolique de l’escalier pour calquer l’état mental du personnage de Fleck. Dans son article Stairways of the mind, Juhani Pallasmaa, architecte finlandais, étudie la symbolique de l’escalier, un motif qui se répète alors que le personnage expérimente la ville dans sa verticalité à de nombreuses reprises.

Throughout the ages, the stair has represented cosmological ideas and spiritual aspirations, power and authority, prestige and status, hierarchy and classification. Steps and stairs conventionally symbolize the ascent to a higher spiritual plane, closer to Heaven. Climbing steps reflects an archetypal psychic longing to approach the heavenly sphere of the cosmos.[8]

 

Arthur est constamment entre la montée et la descente. L’escalier symbolise un lieu de transition et on voit qu’il reflète les changements dans son état mental. Plusieurs plans exploitent le haut et le bas. Au début du film, dans une formidable contre-plongée, on voit Arthur qui peine à monter les marches, la vue du haut est complètement invisible au spectateur, la mise en image forte illustre le désespoir et l’abattement d’un personnage qui a de la difficulté à s’élever dans une ville qui ne lui laisse aucune chance. Même l’ascenseur de son immeuble peine à le mener à son étage. À partir de son premier crime, Fleck commencera à se mouvoir plus rapidement et à maîtriser la verticalité de Gotham à mesure qu’il est élevé en héros par les plus désespérés.

 

S’il est posé que l’ascension correspond à la poursuite du ciel et des aspirations prestigieuses, la danse finale du personnage dans les escaliers présente une descente aux enfers claire. L’horizontalité de Gotham permet de calquer la fragilité mentale d’Arthur et ses lignes de fuites mènent toujours vers un ailleurs impossible : il n’arrive jamais nulle part. Le train construit par le père de Bruce Wayne, censé unir la ville, ne fait qu’accentuer ses divisions. Autant à la verticale qu’à l’horizontale, les inégalités sont inhérentes à la cartographie de Gotham.

 

Dans Batman, c’est la capacité des vilains (d’abord les officiels corrompus et finalement le Joker) à s’élever qui va mener à un affrontement sur le toit d’une cathédrale gothique. Un imposant escalier mène au combat final. Batman arrive à s’élever facilement grâce à ses gadgets qui reflètent également son statut social. Joker monte difficilement et même arrivé sur le toit de Gotham, avec Batman et Vickie Vale (dans une plongée vertigineuse) littéralement à ses pieds, il veut s’élever encore plus haut. Il s’accroche à un hélicoptère. On peut y voir une référence à Icare : le criminel montre trop haut. C’est un fragment de la ville qui ramènera le Joker au pied de la cité. Une gargouille attachée au pied, il plonge vers une longue descente jusqu’à s’écraser au sol. On voit ensuite un plan du maire qui lit un message de Batman : si les forces du mal venaient à s’élever à nouveau, je serais là… Il ne peut y avoir que Batman en haut : c’est lui qui règne sur la verticalité de Gotham.

 

À la fin de Joker, Arthur a réussi à s’élever au-dessus de la loi. Il est sur une voiture de police dans une position qui rappelle Jésus sur la croix, mais il n’a pas terminé son ascension. Il n’a pas réussi à conquérir complètement la verticalité de la ville : il sera interné jusqu’à conquérir les hauteurs de Gotham (possiblement dans une itération future).

 

Gotham est un espace qui se performe. La cartographie de la ville se configure au gré de ses réactivations et demeure en constant mouvement. Les couches innombrables de sens ajoutées à mesure de chaque recyclage contribuent à la complexité de cette ville fictionnelle qui fait désormais partie de notre imaginaire collectif. Gotham city est une ville qui respire comme un personnage réel et il est aisé de lui attribuer des propriétés physiques. Si les escaliers en sont la colonne vertébrale, le cœur en est toujours symboliquement la tour Wayne. Gotham contient les pires parts de son inconscient dans le célèbre asile d’Arkham. Son sang est la corruption et ses entrailles cachent des monstres mystérieux (il y a tout le sous-sol et les égouts de Gotham à explorer). Les personnages aussi la perçoivent comme une entité vivante et réfèrent souvent à leur ville comme une vraie personne. Exemple comique, dans Batman, lorsque le Joker s’exclame : « cette ville a besoin d’un lavement ! ». La personnification de la ville serait un angle très intéressant pour de futures recherches concernant Gotham. Curieusement, plus elle échappe à une esthétique cauchemardesque, plus elle est effrayante. Une chose est certaine, Gotham n’a pas fini d’être reprise, réinventée et recyclée.


 

Bibliographie

Azevedo Duarte, Cristiana. «Real Imaginado, a arquitectura de Gotham City», Mestre em Arquitectura, Universidade de Porto, 2018, 173 f.

Jiménez-Vaera, Jesus, Alberto Hermida, Victor Hernàndez-Santaolalla. The Joker city, or the mysteries and miseries of Gotham, New review of film and television studies, Vol. 19, issue , 2021, <En ligne>https://doi-org.proxy.bibliotheques.uqam.ca/10.1080/17400309.2020.1862583

Kalervo, Sinervo. «Gotham on the ground: transmedia meets topography in the environments of the arkham videogame series», Wide screen, Vol. 6, No.1, September 2016.

King-Schreifels, Jake. «Designing Gotham», The ringer, <En ligne> https://www.theringer.com/2022/3/1/22955016/batman-gotham-city-design-hi...

McCrystal, Erica. «Supervillainy and the urban gothic multiverse: fin de siècle London and Gotham city», Thèse de Doctorat, English faculty, St. John’s University, 2016, 253 f.

Pallasmaa, Juhani. «Stairways of the Mind», International Forum of Psychoanalysis, 9, 2002, pp. 7-18.

Uricchio, William. «The Batman’s Gotham City: Story, Ideology, Performance», dans Jörn Ahrens et Arno Meteling (dir.), Comics and the city: Urban spaces in print, picture and sequence, New-York, The continuum International Publishing Group Inc., 2012, 278 p.

 

 




[1] Gotham City est le surnom de New York devenu populaire au XIXe siècle.

[2] Dennis O’Neil sera éditeur pour l’univers Batman à partir de 1986 jusqu’à sa retraite à la fin des années 90 et il est reconnu pour avoir revitalisé l’image du vengeur masqué après la série télévisée d’Adam West. En effet, on doit à O’Neil la version plus noire et torturée du personnage de Batman.

[3] Extrait de la « Batbible » tel que diffusé sur le site de Scott Paterson qui fut l’assistant de O’Neil dans les années 90 et qui a conservé une copie du document. <En ligne> http://theotherscottpeterson.blogspot.com/2021/05/the-batbible.html?m=1

[4] De nombreuses autres références sont citées comme ayant inspiré l’imaginaire de Gotham, entre autres, le ton de l’univers visuel de la bande dessinée « Dark night », les photos de New York de l’artiste Andreas Feininger ainsi que l’architecte Shin Takamatsu.

[5] Toujours dans la Batbible.

[6] William, Uricchio, «The Batman’s Gotham City: Story, Ideology, Performance», dans Jörn Ahrens et Arno Meteling (dir.), Comics and the city: Urban spaces in print, picture and sequence, New-York, The continuum International Publishing Group Inc., 2012, p.127.

[7] Jake King-Schreifels. «Designing Gotham», The ringer, <En ligne> https://www.theringer.com/2022/3/1/22955016/batman-gotham-city-design-hi...

[8] Juhani, Pallasmaa. «Stairways of the Mind», International Forum of Psychoanalysis, 9, 2002, p. 11.