Les failles de la virilité dans «Fifty Shades of Grey»

Les failles de la virilité dans «Fifty Shades of Grey»

Soumis par Élizabeth Caron le 26/01/2018

 

La trilogie Fifty Shades of Grey (qui sera dorénavant nommée 50 Shades par souci de concision), classée dans la catégorie de la littérature érotique, a donné lieu à plusieurs débats concluant que le récit est sentimental bien plus qu’érotique. La structure du récit, la prépondérance des sentiments sur l’érotisme ainsi que la cure de douceur infligée aux pratiques sadomasochistes présentées ont suffi à plusieurs critiques pour ranger les livres parmi les romans à l’eau de rose. Un élément important des récits sentimentaux traditionnels ne semble pourtant pas avoir fait l’objet de beaucoup d’études sur 50 Shades; les caractéristiques de l’amant idéal représenté n’ont été qu’effleurées. Nous proposons donc d’explorer la figure de l’amant idéal représentée dans 50 Shades dans le personnage de Christian Grey. Comme l'amant des récits sentimentaux Harlequin, Christian Grey remplit un rôle maternel, mais les caractéristiques «parentales» de Christian Grey semblent sous-tendre un discours de révision du rôle masculin dans les relations hétérosexuelles en fonction d’enjeux très contemporains. Puisque les arguments faisant de 50 Shades un récit sentimental trouvent un écho encore plus retentissant dans les adaptations cinématographiques que dans les livres, entre autres grâce à un effacement partiel de la sexualité, les films seront le matériau de cette analyse. Nous analyserons premièrement les caractéristiques faisant du personnage de Christian Grey un amant typique des romans sentimentaux, afin de les mettre en parallèle avec les enjeux contemporains liés à la virilité en seconde partie de cette étude.

Les stéréotypes caractérisant les personnages de 50 Shades contribuent grandement à positionner le récit dans la lignée des histoires à l’eau de rose. Une jeune femme intelligente, réservée et inexpérimentée sexuellement rencontre un homme riche, intimidant et ayant eu plusieurs partenaires. Elle le séduit par son innocence et son intelligence et arrive à percer le mystère de son lourd passé. De plus, en affichant une virilité et un pouvoir phallique presque caricatural, Christian Grey camoufle des caractéristiques maternelles. Annik Houel a relevé cette caractéristique récurrente dans les héros des romans Harlequin, affirmant que «les clichés servent surtout à recouvrir ce que le héros a, précisément, de moins viril: son aspect maternel» (Houel: 126). Janice Radway a également soulevé cet élément dans les héros des romans sentimentaux consommés par les lectrices de son étude empirique faite en 1984 et le définissait même comme un aspect essentiel à un récit sentimental réussi. En d’autres mots, un héros sensible prenant soin de son amante d’une façon maternelle est précisément ce que les lectrices recherchaient dans leur pratique de lecture. Radway se base sur la révision de la théorie psychanalytique freudienne de Nancy Chodorow pour expliquer les désirs et les besoins de ces femmes en tant que «ongoing search for the mother and her characteristic care» (Radway: 13). La théorie de Chodorow soutient que, puisque la responsabilité du care est entièrement assumée par les femmes dans la structure actuelle sociale - et de façon encore plus appuyée dans la structure du mariage traditionnel -, les jeunes filles apprennent dès leur plus jeune âge à être capables de cette réceptivité émotionnelle qui permet d’assumer plus tard les tâches liées entre autres à la maternité. Le fait d’être douée pour le care leur impose cependant une sensibilité qui crée en elles des besoins émotionnels que leur mari n’est pas en mesure de combler, car il n’a pas reçu la même «formation émotionnelle». Les femmes seraient donc destinées à rechercher une attention émotionnelle ailleurs que dans leur mariage, ce qui expliquerait que certaines d’entre elles, comme les lectrices étudiées par Radway, trouvent une grande satisfaction dans les récits sentimentaux. Les héros de ces histoires, construits de façon androgyne en mélangeant un pouvoir phallique masculin très viril et une capacité de tendresse généralement associée aux figures maternelles, représentent un fantasme pour les lectrices. Le héros de 50 Shades ne fait pas exception. Le récit met d’ailleurs en scène l’absence de la mère de plusieurs façons: la mère de Christian, dépendante à la drogue et prostituée, est morte alors qu’il n’avait que 4 ans et la mère d’Ana semble se préoccuper davantage de ses hommes (elle est rendue à son quatrième mari) que de sa fille. D’emblée, le récit présente deux figures de mères absentes ou inadéquates. En dehors de ces clins d’œil qui imposent l’idée de l’absence de la mère, Christian se substitue à la mère d’Ana à de nombreux moments dans le récit. Un exemple flagrant survient avant que la liaison entre Ana et Christian ne débute. Ana est au travail et elle reçoit l’appel de sa mère qui lui annonce qu’elle ne pourra pas être présente à sa collation des grades (Taylor-Johnson: 14 min). Ana est déçue, la collation des grades étant un rite de passage très symbolique pour les jeunes aux États-Unis et représentant une occasion idéale pour que les parents expriment leur fierté. Au moment où elle raccroche et termine la conversation avec sa mère, Christian apparaît devant elle. Afin de comprendre l’importance de cette subtile substitution à la mère d’Ana, il est impératif de mentionner que, Christian étant un grand donateur de l’université, il est appelé à donner un discours lors de la collation des grades. Ainsi, il se substitue à la mère d’Ana dans le film en apparaissant exactement au moment où la discussion se termine entre Ana et sa mère, mais il remplace aussi symboliquement la mère par sa présence à la cérémonie. La substitution des rôles est accentuée par des phrases dites par Christian, par exemple lorsqu’il demande à Ana en la voyant manipuler de la corde: «are you a girl scout?» (15 min), ce qui plaque sur elle une identité enfantine. À la collation des grades, il félicite chaque étudiant finissant en lui serrant la main, mais lorsque vient le tour d’Ana, il prend le temps de la féliciter plus personnellement en lui disant «you should be proud of you» (76 min), une phrase qui aurait pu être dite par la mère d’Ana si elle avait été présente. Au-delà de la présence de Christian qui se semble remplacer celle de la mère d’Ana, l’amant met en pratique un travail de soin historiquement relégué aux figures maternelles. Comme le féminisme du care l’a démontré, les tâches de soin envers autrui ont longtemps été considérées comme relevant d’une disposition naturellement féminine, et ont été plus précisément associées au rôle prescrit par la maternité. Une définition simple du care donnée par Garrau et Le Goff va comme suit:

Le terme de care oscille entre la disposition – une attention à l’autre qui se développe dans la conscience d’une responsabilité à son égard, d’un souci de son bien-être – et l’activité – l’ensemble des tâches individuelles et collectives visant à favoriser ce bien-être. (Garrau et Le Goff: 5)

Le care se déploie dans de nombreuses actions de Christian, si ce n’est pas dans son attitude en général. Avant même que sa liaison avec Ana ne soit concrétisée, il semble la couver: il la sauve d’une collision avec un vélo (20 min), il la couche, lave ses vêtements, lui offre des médicaments et de la nourriture le lendemain d’une soirée arrosée (26 min), il s’assure de sa sécurité en l’attachant lui-même dans l’hélicoptère (33 min), il la lave tendrement après leur première relation sexuelle (47 min) et les exemples du genre s’accumulent durant le premier film de la trilogie. De plus, la relation qu’il propose à Ana a des allures de lien parental: Ana viendrait s’installer chez lui les fins de semaine, dans une chambre rosée décorée d’oiseaux, ce qui fait drôlement penser à une étudiante habitant près du campus et retournant dans la maison familiale les fins de semaine. Christian n’est pas qu’irrésistiblement attentionné, il remplit aussi l’envers du rôle maternel, représenté par la discipline qu’il impose à Ana. Annik Houel a remarqué cette caractéristique de l’amant idéal dans les romans Harlequin:

l’amant Harlequin [...] remplit [...] son rôle maternel, à un double titre: il incarne la bonne mère maternante, mais aussi la mère toute-puissante à laquelle la femme se confronte, et s’affronte. L’alternance des scènes, sexuelle et de confrontation verbale, répond à cette ambivalence inhérente au lien mère-fille. (Houel: 126-127)

En plus de gérer en partie l’horaire d’Ana, Christian tente de lui imposer, grâce au contrat qui officialiserait la relation de soumission, une hygiène de vie qui comprend notamment une alimentation particulière, la prise de contraception hormonale, la pratique régulière d’activité physique et la modération dans la consommation d’alcool. Concernant ce dernier point, bien qu’Ana n’ait toujours pas signé le contrat, il se permet de lui faire la morale le soir où elle devient ivre. Ce même soir, apprenant qu’elle a bu, il la trouve sans qu’elle lui ait mentionné où elle se trouve et il passe la prendre en voiture, ce qui rappelle grandement les relations entre une mère et son adolescente lors des premières sorties nocturnes. Finalement, Christian refuse qu’Ana roule les yeux, sous prétexte que cette attitude n’est pas polie, et lui accorde une fessée lorsqu’elle le fait, accentuant la discipline de nature parentale qui régit leur relation. Pour compléter le tableau, Ana affiche des caractéristiques enfantines, ce qui a pour effet de fixer en Christian le rôle d’une mère. Annik Houel affirme que «l’amant idéal est porteur d’une image où s’intriquent des qualités protectrices, pour une héroïne qui reste une petite fille» (Houel, 126-127). C’est particulièrement vrai dans le cas d’Ana, qui accumule dans l’adaptation cinématographique des éléments typiques de l’enfance. Les grands yeux naïfs, les cheveux en bataille, un corps filiforme, en plus d’une disposition particulière à être intimidée font voir à l’écran une fillette dans le personnage d’Ana qui, en plus de demander à Christian la permission de quitter même lorsqu’ils se disputent, semble vivre dans le début de sa vingtaine les rites de passage que la majorité des gens vivent à l’adolescence, notamment sur le plan amoureux: première liaison et première relation sexuelle avec un homme. L’initiation sexuelle est particulièrement porteuse de cette impression, car la scène est ritualisée par la suite de gros plans qui montrent chaque geste et l’omniprésence de la musique (42 min). Le lendemain, le rite de passage est complété lorsqu’Ana revient chez elle, alors qu’elle affirme dans une discussion avec sa colocataire qu’elle se sent différente d’avant (58 min). L’échange, qui rappelle de nombreuses scènes du cinéma populaire impliquant généralement des adolescentes1, achève de donner du personnage une vision adolescente. Christian correspond donc en plusieurs points au stéréotype de l’amant idéal des romans Harlequin. Cependant, le développement de la figure de l’amant dans 50 Shades souligne des enjeux différents de ceux convoqués par le roman sentimental traditionnel.

L’auditoire de 50 Shades trouve probablement une jouissance dont la source est similaire à celle recherchée par les lectrices de récits sentimentaux il y a quelques dizaines d’années, mais dans le second film de la trilogie 50 Shades, c’est la vulnérabilité de l’amant qui est garante du dénouement de l’histoire d’amour. Cette caractéristique, qui semble nouvelle dans le paysage des récits sentimentaux, trouve écho dans les inquiétudes exprimées récemment quant au danger d’une expression traditionnelle de la virilité et peut ainsi être analysée comme la représentation populaire d’un fantasme de révision du rôle masculin dans les relations hétérosexuelles. 50 Shades raconte la quête du réconfort émotionnel que recherchaient les lectrices étudiées par Radway en 1984. Effectivement, le récit met en scène cette quête à travers ses personnages féminins: la mère d’Ana semble avoir de la difficulté à trouver ce qu’elle recherche alors qu’elle est rendue à son quatrième mari et Ana trouve en partie satisfaction avec Christian. Cependant, l’attitude maternelle de ce dernier ne lui suffit pas et la trilogie relate aussi le combat d’Ana qui s’obstine à demander une plus grande implication émotionnelle de la part de Christian, ce qui ne se fait pas sans heurts. Les jeunes adolescents craignant encore aujourd’hui de passer pour efféminés s’ils sont vus en train de pleurer dans la cour d’école, le problème de l’émotivité au masculin est toujours actuel, bien que l’idée de virilité ait été remise en question par plusieurs. Dans les dernières années, on a parlé de crise de la virilité et de post-virilité, en 2011 est sortie une histoire de la virilité en trois tomes et les articles de magazines psychopop se sont accumulés sur le sujet, mettant en lumière les failles de l’attitude virile. Ce sujet d’actualité est reflété dans 50 Shades: en performant la virilité, Christian dresse des barrières entre Ana et lui, empêchant toute possibilité de connexion émotionnelle. En s’interrogeant sur les limites de l’identité virile, le récit diffère des romans sentimentaux traditionnels. Béatrice Damian-Gaillard a étudié la figure de l’amant idéal dans les romans Harlequin et en a tiré des récurrences, notamment la prestance physique, l’assurance et l’absence d’émotions hormis la colère (Dulong et al: 105). Dans le premier film de la trilogie 50 Shades, cette description s’applique à Christian. Cependant, Ana ne cesse pas de se battre pour atteindre une connexion avec son amant. Malgré tous les compromis qu’elle accepte, elle ne signe pas le contrat qu’il lui propose, car il mènerait non seulement à son asservissement, mais empêcherait aussi toute forme de connexion sentimentale. Le premier film se termine donc avec une séparation des deux protagonistes. La représentation de l’amant dans le deuxième film, Fifty Shades Darker, ne correspond plus tout à fait à la description de Damian-Gaillard. Cet opus fait plutôt la lumière sur les blessures, les faiblesses, les démons du passé de Christian - autrement dit, sa vulnérabilité. C’est la manifestation de la vulnérabilité de l’amant qui permet au couple de se souder à nouveau et de traverser les obstacles pour se rapprocher de la fin heureuse qui caractérise les récits sentimentaux, le mariage. Les premières images du deuxième film montrent Christian en plein cauchemar qui le ramène au temps où il subissait les agressions d’un partenaire de sa mère. Ce qui relancera pour de bon la relation entre Ana et son amant sera une scène où il accepte de lui montrer sous forme de dessin sur son corps les endroits qui sont douloureux pour lui parce qu’ils lui rappellent de durs souvenirs (Foley: 118 min). Finalement, la demande en mariage survient après une soirée où Christian, après de lourds aveux, place les mains d’Ana directement dans cette zone douloureuse de son corps (95 min). L’accessibilité à la vulnérabilité de l’amant est donc représentée dans 50 Shades comme le nœud à défaire, l’élément qui permet une relation satisfaisante pour l’héroïne, bien plus que les caractéristiques maternelles de l’amant. Ceci correspond à une nouveauté dans la tradition des récits sentimentaux.

Les études faites à ce jour sur 50 Shades ont tendance à formuler une conclusion très négative, affirmant que ce récit reconduirait sans nouveauté les stéréotypes sociaux liés au roman sentimental que les féministes tentent de déconstruire depuis des dizaines d’années. Pourtant, la représentation de l’amant idéal montre que 50 Shades est plus qu’une simple reproduction de la recette Harlequin. Plusieurs stéréotypes appartenant au genre du récit sentimental demeurent ancrés dans les personnages, ce qui peut effectivement faire en sorte que le récit ait un effet similaire à celui, dénoncé par de nombreux critiques, des romans sentimentaux - soit de vendre aux femmes un fantasme où tous leurs besoins sont comblés au sein d’une relation hétérosexuelle traditionnelle qui les pousse à une attitude de soumission envers leur partenaire -, mais il est également possible de tirer de ce best-seller et de ce succès box-office un regard critique sur les manifestations traditionnelles de la virilité. Même si, selon Ellen Constans, «le roman sentimental dans sa structure actuelle a encore de beaux jours devant lui» (266), il n’est pas interdit d’espérer que les prochains films à l’affiche le 14 février camouflent sous leurs stéréotypes une vision alternative du couple traditionnel.

 

Bibliographie

Corpus étudié

FOLEY, James (réal.). Fifty Shades Darker, [DVD], États-Unis, Universal Pictures, février 2017, 118 min.

TAYLOR-JOHNSON, Sam (réal.). Fifty Shades of Grey, [DVD], États-Unis, Universal Pictures, février 2015, 125 min.

Corpus théorique

BOURGAULT, Sophie et Julie Perreault (dir.). 2015. Le care. Éthique féministe actuelle, Montréal: Éditions du Remue-Ménage, 278p.

CONSTANS, Ellen. 1999. Parlez-moi d’amour: le roman sentimental, Limoges: Presses universitaires de Limoges, 349p.

DULONG Delphine, Christine Guionnet et Érik Neveu (dir.). 2012. Boys Don’t Cry! Les coûts de la domination masculine, Rennes: Presses universitaires de Rennes, 330p.

GARRAU, Marie et Alice Le Goff. 2010. Care, justice et dépendance. Introduction aux théories du Care, Paris: PUF, 151p.

HORTH, Sophie. 2013. «Cinquante nuances de soft core», Pop-en-Stock. En ligne. http://popenstock.ca/dossier/article/cinquante-nuances-de-soft-core

HOUEL, Annik. 1997. Le roman d’amour et sa lectrice: une si longue passion, Paris: L’Harmattan, 158p.

LEVERT, Valérie. 2013. «Anastasia Steele, innocence et décadence», Pop-en-Stock. En ligne. http://popenstock.ca/dossier/article/anastasia-steele-innocence-et-decadence

PALOMBO, Valérie. 2013. «D’Histoire d’O à 50 nuances de Grey: quand le masochisme devient sentimental», Pop-en-Stock. En ligne. http://popenstock.ca/dossier/article/dhistoire-do-50-nuances-de-grey-quand-le-masochisme-devient-sentimental

RADWAY, Janice. 1991 (2e édition). Reading the Romance. Women, Patriarchy, and Popular Literature. Chapel Hill: University of North Carolina Press, 276p.

VINCENT, Julie. 2013. «Entre domination et idéologie de l'amour moderne: une possibilité d'émancipation féminine?», Pop-en-Stock. En ligne. http://popenstock.ca/dossier/article/entre-domination-et-ideologie-de-lamour-moderne-une-possibilite-demancipation

  • 1. Par exemple, le personnage de Lola dans le film LOL (2012) a une réaction similaire suite à sa première relation sexuelle.