Le saut hors de la Matrice: à la poursuite du lapin blanc

Le saut hors de la Matrice: à la poursuite du lapin blanc

Soumis par Francis Gauvin le 06/04/2012

Le saut hors de la matrice; à la poursuite du Lapin Blanc.
En laissant l'imagination errer dans les cryptes de la mémoire,
on retrouve sans s'en apercevoir la vie songeuse menée dans les
minuscules terriers de la maison, dans le gîte quasi animal des rêves.
-Gaston Bachelard

Dans ce bref exposé, je propose de réfléchir autour d’une figure bien connue : celle du Lapin Blanc dans Alice au pays des merveilles. Je dis autour, car je m’intéresserai notamment à la récupération qu’en font les frères Wachowski dans le film The Matrix. Mon propos est simple : je pense que le lapin permet d’illustrer le rapport au signe qui sous-tend la notion d’être-au-monde.

Partons du Lapin Blanc dans Alice au pays des merveilles. Dès le premier chapitre, une jeune fille somnole dans un pré, quand surgit un Lapin Blanc muni d’une montre gousset. Curieuse, elle décide de le suivre et s’enfonce dans un terrier, après quoi diverses péripéties fantastiques l’attendent. Certes, la figure du lapin est mise à profit dans ce roman, car son terrier permet d’effectuer le passage entre le monde réel et le pays des merveilles. La question que j’ai envie de poser est donc la suivante : comment est-ce que ce trou, qui sert habituellement d’abri pour l’animal, peut conduire à des aventures imaginaires?

Une lecture fidèle du roman dirait qu’il s’agit d’une métaphore pour l’état de rêve dans lequel Alice est plongée. Cette lecture serait tout à fait cohérente étant donné qu’Alice somnole juste avant d’y entrer, et qu’elle en sort aussitôt qu’elle se réveille. Cependant, je pense qu’il y a plus, car le terrier permet également de penser la présence d’un monde intérieur, possédant une ouverture, telle une fenêtre, donnant sur une extériorité qui le recouvre. Autrement dit, quand un lapin se creuse un terrier, il se construit en quelque sorte un monde en soi, défini par ses parois, et ce, à l’intérieur d’un espace indéfini, soit la nature.

Et c’est à partir de cette remarque que je désire faire l’analogie entre l’être-au-monde et le lapin. Dans Être et temps, Heidegger écrit : « Les signes sont eux-mêmes d’abord des outils, dont le caractère spécifique d’outil consiste dans le montrer. » Et quand il emploie le verbe montrer, il n’entend pas seulement que les signes indiquent, ou pointent vers quelque chose, mais qu’ils rendent cette chose présente, c’est-à-dire visible, et ce, en nous permettant de nous la représenter. Ce qui permet de dire que l’accès au réel n’est possible que par la médiation de l’imaginaire qui, grâce à son caractère représentationnel, rend ce dernier présent.

Et il poursuit en écrivant que « les signes montrent toujours primairement ce ‘dans quoi’ l’on vit, ce auprès de quoi la préoccupation séjourne ». Ainsi, comme la préoccupation séjourne auprès de signes, cela suppose que le quotidien que l’on prend pour acquis, soit le monde dans lequel on vit, c’est d’abord et avant tout une représentation imaginaire qui reflète, dans une certaine mesure, le réel. Comme quoi dès que l’homme entre dans le langage, c’est-à-dire dès qu’il interprète des signes, il est projeté dans un monde représentationnel.

Il ne faut pas douter pour autant de la réalité de notre monde. Je suis bien ici, avec vous, à parler de lapins, et je ne suis pas enterré sous terre à m’imaginer en train de le faire. Le problème que pose le clivage entre le réel et l’imaginaire est d’une tout autre nature. Il expose en fait l’impossibilité de sortir en dehors de la perspective à l’intérieur de laquelle on se définit. Autrement dit, même si on partage cet espace, on l’habite tous différemment, comme si chacun avait creusé son terrier selon un angle variable, et qu’aucun d’entre nous n’avait la même perspective sur ce qui se trouve à l’extérieur.

Ce pourquoi le rapport aux signes est fondamental. Il sert non seulement de fondement à notre subjectivité, mais également à notre relation objective avec les choses. Et l’importance de ce rapport est clairement mise en évidence dans le film The Matrix. Quand Neo décide – dès les premières minutes du film – de suivre le Lapin Blanc, il est confronté au fait que le monde qu’il prend pour acquis est en fait une image mentale qui ne correspond pas au réel. Sans avoir à insister davantage, je pense que les éléments du schéma que je tente d’exposer se reconnaissent aisément, d’autant plus que la matrice – qui correspond en fait au monde dans lequel le héros est projeté – est représentée par un code informatique, soit une forme de signes.
En ce sens, si je retourne à ma question de départ : « pourquoi le terrier? », je pense qu’elle trouve une réponse intéressante dans le fait que le monde représentationnel dans lequel nous sommes projetés, dès lors qu’on entre dans le langage, s’apparente au terrier du lapin. Mais Cela dit, une interrogation demeure en suspens, à savoir comment se fait le passage entre le réel et l’imaginaire? À en croire Heidegger, il n’y a pas d’un côté le réel, et de l’autre, l’imaginaire. Ce sont plutôt comme les deux faces d’une même pièce, et ce sont les signes qui permettent d’effectuer le passage de l’un à l’autre. Qu’y aurait-il alors de plus simple, pour illustrer ce passage, que le saut d’un lapin? Comme les rives entre le réel et l’imaginaire sont inconciliables, seul un bond permettrait de projeter l’homme de l’un à l’autre.

Je tiens donc à conclure sur l’idée que le lapin sert de métaphore pour le signe, précisément parce qu’il nous projette tous dans un monde représentationnel. Du coup, on est tous comme Alice, en train de courir après des signes. Et croyant avoir affaire au réel, on se fait – pardonnez-moi l’expression – poser un lapin, car le monde dans lequel on est projeté n’en sera toujours qu’une réflexion. Et je tiens à souligner, pour finir, que l’idée voulant que l’imaginaire soit une réflexion du réel, je ne l’ajoute pas ici simplement pour étoffer mon propos, car elle se trouve bel et bien dans les deux œuvres présentées. Tant dans la saga d’Alice, que dans le film The Matrix, il y a un moment où le héros passe de l’autre côté du miroir, et dans les deux cas, il y a confrontation entre le réel et l’imaginaire.

Bibliographie
BACHELARD, Gaston. La poétique de l’espace, PUF, Paris, 1957.
CARROLL, Lewis. Tout Alice, Flammarion, Paris, 1979.
HEIDEGGER, Martin. Être et temps, trad. Emmanuel Martineau, édition numérique hors-commerce, Authentica, 1927 (1985).
WACHOWSKI, Andy & WACHOWSKI, Lana. The Matrix, Warner Brothers, USA, 1999.