Le monde perdu a 100 ans

Le monde perdu a 100 ans

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 26/11/2013
Catégories: Science-fiction

 

Il y a 100 ans Arthur Conan Doyle se détournait de l'univers de la modernité qu'il avait réussi à réenchanter à travers la saga de son mythique Sherlock Holmes pour nous plonger à jamais dans son Monde Perdu (The Lost World). Publié en feuilleton dans le même magazine mythique qui avait fait triompher son détective, le Strand, le titre était en soi l'acte de naissance officiel d'un genre qui l'avait cependant précédé. Annoncé par les «Surpassing Adventures of Allan Gordon» (1818) de James Hogg ou The Crater, or Vulgan’s Peak, de Fenimore Cooper (1847), première rencontre selon Michel Butor entre les deux grands cycles de Robinson et l’Utopie à l’intérieur d’une fiction le proto-genre des «mondes perdus» s’était précisé dans le Voyage au centre de la Terre de Jules Verne (1864), influence directe et avouée de Conan Doyle. L’oeuvre de Verne associait indissolublement, comme l’on sait, le motif archétypal du voyage souterrain que l’on retrouve dans une myriade de mythologies et dans la tradition générique des «voyages fantastiques» au voyage à rebours dans le temps, par le biais conjoint de ces sciences naissantes qu’étaient la géologie et la paléontologie. Voyage duel, l’expédition remonte le cours du temps en s’enfonçant dans les différentes strates de la Terre.1 Et l’on passe dès lors du temps géologique de l’ère secondaire à l’espace visionnaire du combat entre l’ichtyosaurus et le plesiousaurus (Verne, 271) matrice de toutes les fictions préhistoriques à venir. La didactique géographique est devenue, comme souvent chez Verne, matière à l'émergence d'un nouveau merveilleux qui dévoile la part de fantasme que recèle l'imaginaire scientifique: «Ce rêve où j'avais vu renaître tout ce monde des temps anté-historiques, des époques ternaire et quaternaire, se réalisait donc enfin!» , conclut Alex, relais du lecteur émerveillé (Verne, 318).

Un demi-siècle plus tard le professeur Challenger allait reprendre ce voyage fantastique dans l’Ailleurs et l’Autrefois sous la plume de Doyle. Entre temps, la Terre s'était définitivement close: «l'histoire des explorations se termine le jour où l'homme a pu dresser complètement la carte du globe, exactement depuis que, le 16 décembre 1911, au Pôle Sud, Amundsen a planté son drapeau au dernier point resté en blanc sur le planisphère» (Guillaud, 20). La concordance des dates est elle-même symptomatique: au moment même où l’âge des explorations qui avait inauguré les Temps modernes touche à sa fin, Doyle ouvre la porte d’un nouvel Ailleurs. Le temps des mondes perdus était définitivement arrivé.

Les mondes perdus appartiennent, en effet, à une terre qui n’est plus géographiquement ouverte (Guillaud, 13). Suite à une première globalisation du capitalisme industriel s’opère ce que Jack London baptise comme Le Rétrécissement de la planète (1900). Au moment même où Doyle écrit, le géographe Jean Brunhes est distingué par le banquier et mécène Albert Kahn pour prendre la direction scientifique du projet des Archives de la planète, afin de capter sur pellicule la totalité du globe, Valéry en conclura dans une sentence limpide en «Avant-propos» à ses Regards sur le monde actuel: «Le temps du monde fini commence» .

Dans cette «Terre rincée de son exotisme» (Michaux), où «tout est submergé par ce nouveau déluge, le Progrès» (H. de Monfreid), «il n’est plus de mystère» comme l’écrit Saint-Exupéry dans Terre des hommes. La mystique de l’aventure devient dès lors inévitablement nostalgique, selon la thèse de S. Venayre (2002) et il s’agit, face à ce nouveau (et ultime) «désenchantement du monde» , de trouver des nouveaux enchantements2. Or, voici que d’autres mondes émergent où l’horizontalité des espaces que l’on croyait clos ouvrent sur la verticalité du temps. C’est en effet l’âge d’or de l’archéologie, évoqué dans le célèbre best-seller de C. W. Ceram Des dieux, des tombeaux, des savants (1949). La fiction est soudainement concurrencée par la réalité et les découvertes de Troie par Schliemann, du Zimbabwe par Mauch, du Machu Picchu par Hiram Bingham (un an avant l’œuvre de Doyle), mais aussi des ruines Maya par Stephens and Catherwood ou des travaux de Layard dans les sites de Ninive et Babylone renouvellent non seulement l’histoire de l’Humanité, mais aussi l’imaginaire de l’exploration scientifique et des espaces de l’aventure. C’est sous l’influence directe de l’expédition de Fawcett dans la jungle brésilienne, où il découvre le mystérieux plateau de la Serra Ricardo Franco, que Doyle imagine le voyage de Challenger au Monde Perdu.

La conférence de Fawcett à la Royal Geographic Society (1911), à laquelle Doyle assista, est de fait la matrice de l’œuvre:

I have hinted at the romances which await the explorer if he will leave the rivers and get away from the rubber districts into the more remote forests. They are not exaggerated. There are strange beasts and weird insects for the naturalists, and reason at any rate, for not condemning as a myth the existence of mysterious, white Indians. There are rumours of forest pygmies and old ruins. Nearer civilization there are lost mines. Nothing whatever is known of the country a few hundred yards from the river-banks. There are tracks of strange beasts, huge and unrecognized in the mud of the beaches of these lakes behind the unknown forests of the Bolivian Caupolican…. I could tickle the appetite of the romantic with more; but it is not definite enough to warrant courting a reputation for traveller’s tales from the incredulous folk who sit at home and think they know all that is to be known about the world”.3 

Fawcett lui-même évoque ce transfert d’idées dans ses Mémoires posthumes: «monsters from the dawn of man's existence might still roam these heights unchallenged, imprisoned and protected by unscalable cliffs. So thought Conan Doyle when later in London I spoke of these hills and showed photographs of them. He mentioned an idea for a novel on Central South America and asked for information, which I told him I should be glad to supply. The fruit of it was his Lost world in 1912, appearing as a serial in the Strand Magazine».4

Ironiquement la vie de Fawcett allait par la suite imiter à son tour la fiction de Doyle. En 1914, deux ans après la parution du roman, la découverte d'un manuscrit à la bibliothèque nationale de Rio de Janeiro le renforce dans ses croyances sur l’existence de cités atlantidéennes dans la forêt amazonienne. Daté de 1753, ce manuscrit raconte les pérégrinations d'un aventurier portugais prétendant avoir découvert une vieille cité antédiluvienne dans la région de la Serra do Roncador à l'est du rio Xingu. Fawcett organisera alors une expédition avec son fils et un ami de celui-ci qui partira en 1925 (l’année même de l’adaptation cinématographique de The Lost World) à la recherche de cette cité perdue qu’il baptise avec la lettre "Z" sur ses cartes. Le 29 mai il adressera un dernier message avant de disparaître à jamais avec son expédition.5 Par la suite plusieurs autres expéditions partiront à sa recherche, animées par le mythe de la cité de Z. Ironiquement, l’on découvrira bien plus tard des restes d’une ancienne civilisation amazonienne non loin de là où Fawcett disparut, sur le site de Kihungu.6 Il n’y aura là, cependant, nulle trace de l’Atlantide. Comme quoi, les mondes perdus ne sont pas toujours ceux que l’on cherche.

La découverte de ces mondes insoupçonnés qui obligent, encore de nos jours, à reconsidérer et réécrire l’histoire des civilisations du passé ont eu pour les contemporains de Doyle un effet de dépaysement absolu. Elles s’inscrivaient, entre autres, dans la hantise de la Décadence qui avait dominé les sociétés européennes de la Fin de Siècle, activant le spectre de la chute des Empires coloniaux, aussi grands fussent-ils: «Understanding these discoveries in light of their own concerns, the Victorians saw images of both the grandeur and transience of forgotten empires. Stories of lost worlds develop this theme into a vision of imperial time in which encounters with the past serve less to illustrate theories of progress or decline than to imply a vast, cyclical chronology: empires come and empires go, but empire itself remains constant.» (Deane, 2008)

Parallèlement à l’explosion archéologique, le potentiel fabulateur des théories scientifiques darwiniennes contamine la littérature de l’imaginaire, fondant les bases de ce que Henkin nomme le «Anthropological Romance» et le «Romance of Eccentric Evolution», genres qui vont aussi nourrir les récits de monde perdu. Nous avons vu dans notre dossier consacré à Un siècle de Tarzan que E. Rice Burroughs parachevait, l’année même du Monde Perdu, cette tradition avec l’irruption de son Homme-Singe destiné à devenir un des derniers mythes modernes. Symptomatiquement ces deux univers n’allaient cesser de se croiser, Burroughs réécrivant le roman de son rival 6 ans après dans The Land That Time Forgot (titre poétique qui est en soi un réflexion sur le chronotope qui domine le genre du monde perdu) et plongeant son héros archétypal au cœur de la préhistoire dans Tarzan at the Earth Core (1929).

Par ailleurs, les découvertes frappantes en paléontologie avaient essaimé la culture populaire, instaurant les bases de la «dinomanie» à venir. Annoncée dès 1838 dans les Etudes antédeluviennes de Pierre Boitard, le sous-genre de la fiction préhistorique s’est peu à peu établi jusqu’à son parachèvement sous la plume de Rosny Aîné, qui publie en 1909 La guerre du feu. Parallèlement toute une iconographie des dinosaures se répand sur les médias de masse, des célèbres illustrations de Charles R. Knight qui allaient influencer des générations de réalisateurs cinématographiques (à commencer par l’équipe de The Lost World puis de King Kong) aux comics trips des Prehistoric peeps qui préfigurent les Pierre-à-feu à l’orée du nouveau siècle (1894; une adaptation filmique suivrait en 1905).

Que l’on découvre des ruines (archéologie), des squelettes (paléontologie) ou des «fossiles vivants» (zoologie), la science investit ainsi les taches blanches sur le globe et les zones oniriques de l’imaginaire. C’est cette contagion même qu’on trouve à la base des «mondes perdus» dont certains démontrent effectivement l’alliance romanesque des nouvelles sciences, l’archéologie ou l’anthropologie se confondant avec la paléontologie ou la zoologie (Guillaud, 21). L’œuvre de Doyle fera de fait cohabiter les ethnies perdues et la faune prétendument disparue.

La tradition millénaire du voyage mythique puis fantastique est ainsi renouvelée par les conquêtes de la science et la fascination des auteurs pour les pays encore vierges où survivent des peuples et des créatures mystérieuses loin de l’ennui qui tenace la modernité occidentale. C’est ce choc brutal et anachronique entre l’explorateur et le «sauvage» d’un autre âge qui lui tend pourtant un étrange miroir (ce sera le cas pour Challenger et le chef des anthropoïdes dans le roman de Doyle), cette plongée dans le temps le plus ancien, qui font le charme du voyage au «monde perdu» qui relève de l’Aventure Mystérieuse définie par L. Guillaud dans son ouvrage homonyme.

Quand bien même il ne reste plus, pour situer ces histoires, que les régions les plus inaccessibles du globe (le bassin de l’Amazonie, les vallées de l’Himalaya, les pôles ou l’intérieur de la terre), «les vieux mythes sont réactivés, comme ceux de l’Atlantide ou de la Terre Creuse, alors que les théories évolutionnistes de l’époque fournissent aux romanciers les "chaînons manquants" indispensables. Le passé, à la fois approfondi par les découvertes archéologiques et paléontologiques, est également réactivé par les vieux mythes ancestraux. Le pithécanthrope se confond avec le géant de la légende, et le dinosaure avec le dragon. Sous couvert de science, on réinvente la mythologie. Derrière l’investigation du savant se profile le mythe»  (Guillaud, 14).

Doyle embrasse allégrement ce glissement vers le fantastique qui ressource le roman d’aventures classique, l’élevant au niveau du mythe et conférant à ses protagonistes l’aura fascinante de l’héroïque et du surhumain: «le voyage se mue en quête, l’explorateur en "myste", c’est-à-dire en candidat à l’initiation, les régions encore vierges continuent de receler "donjons et dragons"" (Guillaud12) Le monde perdu ouvre dès lors directement sur une véritable topographie de l’imaginaire, à la fois décor mythique et terre littéraire d’évasion sous couvert d’ une certaine vraisemblance, sans cesse mise à mal par la projection des désirs et des craintes les plus archaïques.

Cet Ailleurs qui est à la fois un Autrefois, un Au-delà et un Autre Monde, tout à la fois Paradis et Enfer, constitue une double survivance: dans la fiction littéraire, il représente l’espace miraculeusement préservé des explorations extérieures, et dans l’imaginaire individuel, ou l’inconscient collectif, l’itinéraire initiatique d’une quête archétypale qui est aussi une régression dans les tréfonds enfouis de la psyché. Que cette quête régressive mène «au séjour des morts ou à la demeure des dieux, au centre de la terre ou aux confins des mers, cette aventure prend l’aspect d’une véritable transgression, l’homme s’efforçant de connaître ce qui lui est normalement interdit»  (Guillaud, 14-15).

S’alignant sur ces coordonnées essentielles, le roman de Doyle, à la croisée de toutes les influences et des sous-genres que l’on vient d’évoquer, consolide les principaux codes de la fiction du monde perdu, auparavant disséminés dans différentes œuvres (avec Verne comme sorte de noyau dur).

Selon un schéma mythique très ancien et presque universellement répandu, le parcours du voyageur prend un aspect de catabase quasi-chamanique, la succession des diverses épreuves correspondant au caractère initiatique d’un voyage dans un espace de mort et de résurrection (avec des symboles archétypaux tels que le pont, détruit par l’enchaînement du cycle de la violence des hommes: Gomez venge ainsi son frère tué par le célèbre chasseur Blanc Roxton).

La thématique du voyage antérieur qui a échoué: Challenger est parti sur les traces de son devancier disparu, l’Américain Maple White, et n’ayant pu apporter lui-même des preuves de cet univers préhistorique, se trouve ridiculisé par la communauté scientifique et sommé d’y repartir. Se crée une chaîne de transmission du secret proche de l’initiation du néophyte qui passe par la révélation du mystère par le myste. Cette chaîne est aussi proche de la structure du désir mimétique établie par R. Girard.

Les dinosaures comme une nouvelle tératologie à base scientifique (des dragons «rationalisés»  ou positivistes). Se succèdent ainsi comme dans un diaporama victorien devenu musée des horreurs ancestrales des dinosaures tels que le Iguanodon, le Stegosaure, l’Allosaure ou le Megalosaure, ainsi que des mammifères préhistoriques tels que le Toxodon, le Megaloceros, le Gyptodon, le Dryopithèque ou le Pithécanthrope (sans oublier les oiseaux Phorusrhacos).

Ces monstres nouveaux signent, de par leur gigantisme, l’angoisse d’un monde gullivérien où l’homme n’est plus le maître et seigneur de la Nature, mais retrouve sa condition de proie dans une chaîne alimentaire explicitement darwinienne. Cet aspect sera davantage renforcé par les adaptations filmiques, réduisant les héros à un rôle de spectateur souvent impuissant, relais identificatoire de la passivité forcée de leurs propres spectateurs confrontés aux figures colossales de l’écran.

La guerre sans merci entre deux espèces, l’une déjà hominisée (les Accala) et l’autre incarnant le fantasme darwinien du chaînon manquant (les Doda). Cette structure agonistique qui sera systématique dans la fiction des mondes perdus (comme on l’a vu dans le cycle de Tarzan) est présentée comme un déséquilibre meurtrier qui justifie la mission civilisatrice de l’homme blanc (renforcée par ailleurs par l’imaginaire du cannibalisme comme signe d’inhumanité radicale). L’expédition aidera les humains des premiers temps à exterminer leurs ennemis ancestraux, mais elle devra à son tour se départir de leurs alliés qui restent, somme toute, des primitifs. Dans l’adaptation cinématographique ce conflit est réduit à la seule menace d’un homme-singe derrière lequel se profile, comme on l’a souvent vu, la bestialisation du colonisé.

On retrouve là l’inévitable question coloniale qui hantait aussi le contemporain de Challenger, l’Homme-Singe de Burroughs dont on parlait il y a deux semaines. "Critical reception of the genre [of the lost world] these days is as close to unanimous as one could ever expect to find in agreeing that it is fundamentally grounded in and expressive of an anonymous, collective, colonialist, and imperialist ideology (Katz, Stiebel, etc)” écrit John Rieder dans Colonialism and the Emergence of Science Fiction (22). À quoi il ajoute: “The scientific journey of Challenger and his companions makes explicit the paradigmatic basis of colonial expeditionary science in general by viewing the plateau primarily as a living record of "our" own past” (58). “Fantaisie missionnaire”, le conflit entre les Doda et les Accala dramatiserait une lutte aux accents clairement coloniaux: “In Doyle the explorers actually help a group of stone-age humans to bring their long-standing struggle with a more apelike group to a genocidal conclusion" (id). "One of the typical decisive battles of history- the battles which have determined the fate of the world... Now upon this plateau the future must ever be for man" (182) s’écrie Challenger... mais Malone de retorquer: "it needed a robust faith in the end to justify such tragic means…"

Cependant Malone lui-même est pris par la frénésie génocidaire qui fait des colonisateurs des «barbares impériaux», comme l’avait exposé Conrad dans Au cœur des ténèbres (1899):

There are strange red depths in the soul of the most commonplace man. I am tender-hearted by nature, and have found my eyes moist many a time over the scream of a wounded hare. Yet the blood lust was on me now. I found myself on my feet emptying one magazine, then the other. . .while cheering and yelling with pure ferocity and joy of slaughter as I did so”. (233–34; ch. 13). Symptomatiquement, c’est par ce massacre qu’il atteint à la masculinité idéale qu’il veut prouver à sa chère Gladys pour la conquérir (schéma que nous voyions à l’œuvre dans l’érotique tarzanienne).7

Le retour des initiés (au pont inaugural succède désormais le tunnel, immersion alchimique dans les tréfonds chtoniens du plateau oublié du Temps) va être combiné dans la version cinématographique par le topos de l’éruption volcanique qui scelle le destin du monde perdu, menacé dans son intégrité même par l’irruption du dehors. L’intrusion du profane, du moderne, du civilisé, du rationnel, a ainsi lieu d’effraction d’un puissant tabou qui plonge le monde perdu dans son chaos, les portes mystérieuses se refermant à jamais sur ses trésors merveilleux et son secret éternel. Ce sera la solution choisie, de par son caractère spectaculaire qui la relie au genre des films catastrophe, dans toute la tradition filmique des mondes perdus.

Le retour se solde par une nouvelle répétition de l’échec: c’est que le secret est, in fine, ineffable, et seuls ceux qui suivront leurs traces dans l’aventure auront droit à la contemplation de cette Urszene à la fois freudienne et cosmique. Ainsi s’esquisse une rhétorique du secret, du caché et aussi de la perte, «sous-entendant que l’homme a perdu le sens de l’errance et du merveilleux, et donc du sacré, et que "quelque part" en ce monde subsiste une parcelle d’éternité, certes perdue pour (par?) l’homme contemporain, mais qu’il peut recouvrer» (Guillaud, 15).

Le roman est lui aussi condamné à la répétition puisque, à la fin, déçu par la jeune fille qui exigeait de lui d’affronter la mort pour se rendre digne d’elle et qui en fait s’est déjà marié prosaïquement à un comptable, Malone décide d’accompagner Roxton dans son retour au Monde Perdu.8 C’est que l’on ne peut qu’y retourner sans cesse, comme le montrera la postérité du genre, répétant inlassablement le même itinéraire avec des variations minimes (plaisir régressif de la répétition propre à «l’enfance récupérée»  selon la belle expression de F. Savater et aussi à la paralittérature selon les célèbres analyses de Umberto Eco). Pour preuve, Burroughs reprenant Doyle et ensuite se réécrivant lui-même inlassablement et replongeant de monde perdu en monde perdu, de l’île de Caspack à Pellucidar en passant par toute la gallérie de civilisations exhumées par Tarzan.

Cette répétition est aussi le signe de l’expansionnisme impérial qui ne peut avoir de fin:

Malone and Roxton will return to South America and Quatermain and his companions will return to Africa in the sequel to King Solomon's Mines, just as Dravot and Carnehan, before their downfall, launched raid after raid in their unrelenting efforts to widen their domain and repeat their adventures. And why not? Short of death, the lost world romance suggests no reason to abandon the unending satisfactions of primitive struggle, any more than the expansionist aspirations of New Imperialism recognized any necessary territorial limits. 9

Enfin, un bref motif imaginé par Doyle sera promis à une incroyable postérité. C’est celui du retour à la civilisation avec un spécimen du monde perdu à titre de preuve, et dont la fuite provoque une panique dans la ville. La scène, bien que très frappante, est très limitée dans le texte:

Et presque aussitôt, avec un bruit de grattement et de battement, une horrible, une répugnante créature, sortant de la caisse, se percha au-dessus. (…) À voir la bête, on eût dit la plus extravagante gargouille conçue par l’imagination déréglée d’un artiste du Moyen-Age. Elle avait une tête méchante, hideuse, où deux petits yeux rouges luisaient comme des tisons ; son long bec féroce, à demi-ouvert, étalait une double rangée de dents semblables à des rapières ; une sorte de châle gris déteint s’arrondissait sur ses épaules bossues. C’était le diable en personne, tel que nous nous le figurions dans notre enfance. Le désordre se met dans la salle. On crie. Deux dames aux premières rangées de sièges s’évanouissent. L’estrade semble vouloir, comme son président, passer dans l’orchestre. Un moment, on a lieu de craindre une panique. Le professeur lève les bras pour tacher de calmer l’émotion; son mouvement effraye la bête derrière lui; elle déroule tout d’un coup son châle, dont les pans deviennent deux ailes de cuir qui se mettent à battre. Le professeur veut la retenir par les jambes: trop tard. Elle s’est élancée de son perchoir; elle vole, décrivant des cercles, dans l’immensité de Queen’s Hall; ses ailes, longues de dix pieds, ont des claquements secs; une odeur fétide et pénétrante circule à sa suite. Les cris des galeries, épouvantées par l’approche de ces yeux brillants et de ce bec meurtrier, l’affolent. Elle tourne de plus en plus vite, heurtant les murs, les lustres. «La fenêtre! Au nom du ciel, fermez la fenêtre!»,  vocifère le professeur, qui se démène sur l’estrade et se tord les mains avec angoisse. Trop tard encore! La bête, en se cognant aux murs comme un monstrueux papillon à un globe de lampe, a rencontré la fenêtre; elle s’est précipitée au travers: elle a disparu!»  (ch. XVI)

Mais la scène allait devenir la matrice de tout un nouveau genre: le monstre (qui n’est plus un ptérodactyle, mais un Brontosaure) se déchaîne sur la ville dans l’adaptation de Harrys O. Hoyt et Willis O’Brien, fournissant ainsi le prototype de leur célèbre suite, King Kong, et de toutes les monster movies qui allaient suivre, de Godzilla à Cloverfield. Les producteurs ne s’y étaient pas trompés, qui avaient fait de la scène le sujet même de leur affiche publicitaire du film. Incarnation des forces obscures qui menacent la civilisation américaine aux lendemains de la Première Guerre Mondiale, le monstre géant était à l’échelle du colossalisme inhumain de cette société en pleine modernisation (le symbole sera quintessencié dans la suite filmique, juxtaposant King Kong au Empire State Building).

Le mythe du monde perdu parachevé par Doyle et diffusé massivement par Hoyt et O’Brien constitue une tentative de plus en plus désespérée, sinon pathétique, de préserver une parcelle de rêve dans un recoin de notre planète, ignorée des prospecteurs et de la science. Survivance romantique dans un monde de plus en plus rationnel qu’il s’agit de «réenchanter» (c’est le terme choisi par l’illustrateur Burne Hogarth pour évoquer l’œuvre complice de Rice Burroughs), le monde perdu tente de trouver la part du rêve derrière les derniers acquis des sciences contemporaines qui poursuivent leurs investigations sur le passé de l’Homme. Mais les dés sont inévitablement faussés et l’imaginaire reprend de suite ses droits: «la cité perdue relève plus du conte de fées que de l’archéologie, le chaînon manquant plus du romantisme que de l’anthropologie et le dinosaure plus de la tératologie que de la paléontologie»  (Guillaud, 23).

Condamné comme les univers qu’il évoque, le thème du monde perdu s’affaiblira alors qu’apparaît la «science-fiction» (le terme sera introduit par Hugo Gernsback en 1926) qui instaure une nouvelle poétique de la modernité technologique et se tourne davantage vers les espaces interstellaires que vers une Terre devenue soudain trop familière. Néanmoins la postérité de Doyle et du genre qu’il baptise sera fructueuse, essaimant notamment deux nouveaux genres: tout d’abord la fiction paléontologique ou «dinomaniaque», dans un droit fil ininterrompu qui va de King Kong à Jurassic Park, véritable réécriture du Monde Perdu à l’ère de la génétique et des parcs thématiques (la suite du premier roman de Crichton s’intitule à son tour, en hommage explicite, The Lost World, 1995). L’autre genre inspiré par l’imaginaire des mondes perdus est bel et bien l’heroic fantasy avec ses mondes qui défient l’histoire et la raison, étranges royaumes anachroniques mêlés de mythes, de croyances, de légendes, d’ethnies authentiques ou créées de toutes pièces où souvent siègent, comme c’était déjà le cas dans les aventures les plus fantastiques de Tarzan, les créatures d’un autre temps (préhistorique).

Inutile de dire que, 100 ans après, le monde perdu de Doyle continue à défier le monde fini de Valéry.

 

Nous vous invitons à écouter aussi 100 ans de Monde Perdu.

 

Bibliographie sommaire

Bradley Deane, "Imperial Barbarians: Primitive Masculinity in Lost World Fictions." Victorian Literature and Culture, Vol. 36, No. 1. (March 2008), 205-225

J. Goimard et L. Guillaud, «Les oubliés du temps»  , Introduction à l’anthologie essentielle Les Mondes Perdus, Omnibus, 1993

L. Guillaud, L'aventure mystérieuse de Poe à Merritt; ou les orphelins de Gilgamesh

Andrew Lycett The Man Who Created Sherlock Holmes. The Life and Times of Sir Arthur Conan Doyle, Free Press,  2007

S. Venayre, La Gloire de l'aventure: Genèse d'une mystique moderne 1850-1940, Aubier Montaigne, 2002

J. Verne, Voyage au centre de la Terre, Paris, Livre de Poche, 1972 [1864]

Le film de Hoyt et O’Brien (1925) est en accès libre ici

 

 

  • 1. «Depuis la veille, la création avait fait un progrès évident. Au lieu des trilobites rudimentaires, j’apercevais des débris d’un ordre plus parfait; entre autres, des poissons Ganoïdes et ces Sauropteris dans lesquels l’œil du paléontologiste a su découvrir les premières formes du reptile. Les mers dévoniennes étaient habitées par un grand nombre d’animaux de cette espèce, et elles les déposèrent par milliers sur les roches de nouvelle formation. Il devenait évident que nous remontions l’échelle de la vie animale dont l’homme occupe le sommet.» (Verne, 169)
  • 2. Doyle lui-même était conscient de ce paradoxe, faisant la réflexion à un dîner de la Royal Societies Club: «the question is where the romance-writer is to turn when he wants to draw a vague and not too clearly-defined region» (cit. in A. Lycett, 346), idée qui sera reprise par l’éditeur de Malone dans le roman.
  • 3. http: //www.stangrist.com/Fawcett.htm
  • 4. P. H. Fawcett, Brian Fawcett. Exploration Fawcett. 1953, p. 122. L’idée de la survie d’un monde préhistorique était bel et bien fawcettienne: «During his expeditions Fawcett also noted many creatures that he believed were unfamiliar to science. Long studied by students of cryptozoology they included the Milta (a black doglike cat about the size of a foxhound), the Doubled Nosed Andean Tiger Hound (about the size of a pointer, it is highly valued for its acute sense of smell and igenuity in hunting jaguars), the blood-sucking Buichonchas cockroach, the poisonous Surucucu Agapa Fogo (large yellow reptile as much as twenty feet in length), the Bufeo (a mammal of the manatee species, rather human in appearance, with prominent breasts), and a gigantic poisonous apazauca spider, which clambered onto Fawcett as he was getting inside his sleeping bag on the banks of the Yalu River. Considered even more fanciful by his critics were the reports of oversized creatures, including a Giant Anaconda sixty two feet long (20 metres) in the Rio Negro, and the tracks of some mysterious and enormous beast in the Madidi swamps of the Beni in Bolivia, believed by Fawcett to be possibly those of a living Diplodocus!” Duncan JD Smith, «The Hunt for Colonel Fawcett» www.duncanjdsmith.com/uploads/tratra/percyfawcettbio.pdf
  • 5. «Nous sommes en ce moment au Camp du Cheval mort par 11° 43' de latitude sud et 54° 35' de longitude ouest. C'est le point où mourut mon cheval en 1920. Il ne reste que ses os blanchis. Nous pouvons nous baigner, mais les insectes nous obligent à ne pas nous attarder un seul instant. Il fait très froid la nuit et frais le matin; mais, vers le milieu de la journée, arrivent la chaleur et les insectes et, jusqu'à six heures du soir, nous souffrons au camp un véritable martyre. Vous n'avez à craindre aucun échec
  • 6. Biello, David. «Ancient Amazon Actually Highly Urbanized.» Scientific American. August 28, 2008.
  • 7. «The quest begins with a crisis of masculinity, as the narrator, journalist and rugby player Edward Malone, is rejected by his love for failing to live up to the imperial heroism of the late Victorian explorers; she tells him to strive after the model of Stanley and Burton (7; ch. 1). Together with the simian Professor Challenger and the renowned sportsman Lord Roxton, Malone travels to the borders of British Guyana to prove his manhood (…) Having achieved this savage heroism, Malone returns to London, only to find that his beloved has hypocritically married a fatuous “little man” (306; ch. 16), who works as a solicitor's clerk. The rottenness of the metropole thus established, Malone decides to return with Roxton to the masculine world of the “dear old plateau” (309; ch. 16). (B. Deane, ibid)
  • 8. Ironiquement le zoologiste qui inspira Doyle et le professeur Challenger dans leur connaissance des dinosaures, Sir Edwin Lankester, fut si enthousiaste à la lecture du roman qu’il s’empressa de donner des idées pour la suite où l’on répondrait à une série de lancinantes questions: "What about introducing a gigantic snake sixty feet long? Or a herd of pygmy elephants two feet high? Can four men escape by training a vegetarian pterodactyl to fly with them one at a time? Will some ape-woman fall in love with Challenger and murder the leaders of her tribe to save him?" (cit in Russell Miller, The Adventures of Arthur Conan Doyle, Random House Ebooks)
  • 9. B. Deane, ibid. La réitération met néanmoins à mal l’idée de Progrès ainsi que celle d’une masculinité démontrée et établie d’une bonne fois pour toutes: “These stories escape the conventional restrictions of two commonplace Victorian narratives. The first is the narrative of progress. Understanding civilization as a veneer or even a degenerate delusion, the lost world adventurer frees himself from the risk of ever accomplishing the civilizing mission; in the struggles of perpetual primitivism, there is no ultimate objective, only the immediate purposefulness of an interminable series of battles. The second narrative is that of manliness: (…) The masculine plot thus escapes the plodding linearity of the mid-Victorian Bildungsroman and anticipates the self-realization of a Modernist epiphany. His manliness, like the setting of his stories, can be fundamentally unchanging; his adventures, like the growth of empire in a jingoist's dream, can be limitless” (id, ibid).