La téléréalité comme acte littéraire

La téléréalité comme acte littéraire

Soumis par Charles Gauthier-Ouellette le 16/09/2019

 

 

Si [la téléréalité] a pu devenir un mythe, c’est en premier lieu en raison de ce nom de baptême, qui lui attribuait un champ de souveraineté inégalable: rien de moins que le réel.

Télé-réalité, François Jost

 

Des programmes de séduction télévisés aux émissions de survie en conditions extrêmes, force est de constater que la télévision au tournant du 21e siècle adhère à une toute nouvelle esthétique favorisant un contact direct avec le public. Dans ces programmes, les notions de spectateur et d’acteur se brouillent au profit d’une conception plus perméable des rôles. La téléréalité se donne ainsi le prétexte d’offrir un espace loin du script des émissions traditionnelles; en d’autres termes, elle cherche à capter le réel sans filtre. Le livre Valérie par Valérie, signé LA RÉDACTION –groupe composé de plusieurs écrivains, dont Christophe Hanna en est le principal acteur1–, cherche à transcrire le passage d’un paradigme X à un paradigme Y de la culture de masse à travers le discours d’une participante de l’émission The Bachelor 2, diffusée en France au début des années 2000. Écrit sous une forme mixte oscillant entre l’essai, le témoignage et la prose poétique, ce texte offre une nouvelle perception de la littérature qui nécessite une nouvelle forme d’analyse du texte. Afin de rendre compte de l’importance médiatique que représente la téléréalité et de réfléchir aux implications de sa mise en écrit dans le livre à l’étude, j’interrogerai la notion de «dispositif» pour mieux cerner les conditions d’écriture de cet OVNI («Objets verbaux non identifiés» (Cometti: i)).

Valérie par Valérie veut rendre compte des changements radicaux s’étant produits depuis quelques années grâce à ce phénomène de mass media qui remonte originellement au programme néerlandais Big Brother, en 1999. La «télé-poubelle», comme plusieurs commentateurs l’ont d’abord nommée, propose un nouveau cadre d’écoute chez le spectateur: devant son écran, il peut observer un individu comme lui, et non plus un acteur jouant le jeu d’être naturel, vivre une vie qui somme toute pourrait bien être celle du téléspectateur. Toutefois, comme le constate François Jost, «[au] fur et à mesure que la télévision revendiquait d’être actrice de la société, les candidats, comme en riposte, sont devenus de véritables professionnels. Ils apprennent les ficelles du spectacle pour être enrôlés dans tel ou tel format et pour y jouer avec "naturel".» (Jost: 8) Valérie par Valérie s’inscrit dans ce nouveau rapport entre la télévision et le réel, en cherchant à renouer avec la part du vrai qui s’est dissimulée dans la professionnalisation de ces acteurs. Dans cette optique, l’œuvre introduit la protagoniste par le biais de sa popularité médiatique en la décrivant comme un modèle pertinent d’étude, sorte de professionnelle du milieu relationnel tel qu’exprimé dans les TV shows:

[Les membres de LA RÉDACTION] voulaient photographier un personnage semi-médiatique […] j’ai dit clairement que j’aimerais écrire un livre. Les gens de LA RÉDACTION m’ont fait comprendre que c’était une idée: puisque j’avais été choisie parmi des milliers de candidates comme possible femme idéale pour un homme idéalement désirable, j’aurais sûrement des vérités intéressantes à exprimer sur l’amour, la séduction voire la vie conjugale, qui demeurent des sujets littéraires. (LA RÉDACTION: 13-14)

Cet extrait illustre bien la distinction qui se produit tout au long du livre entre la téléréalité et la littérature, distinction qui subsiste dans le contenu, mais qui disparaîit dans la forme. Ainsi, la narratrice développe un discours défavorable par rapport à son passage à la télévision –alors que celui-ci est directement lié à la décision de LA RÉDACTION de rédiger son histoire– tandis que le récit qui s’écrit emprunte des procédés largement utilisés par la téléréalité.

Cette interpénétration de la téléréalité et de la littérature atteste un travail auctorial de remise en question des normes couramment associées à la littérature. Peut-être faut-il y voir un effort, évidemment ironique, de LA RÉDACTION pour remettre le roman au goût du jour en lui offrant un plus grand auditoire potentiel –Valérie affirme d’ailleurs :

qu’alors que le dernier livre de LA RÉDACTION, Nos Visages-flash ultimes, n’a pas touché plus de 250 lecteurs en trois mois, une moyenne de 3,7 millions de spectateurs ont pu m’entendre m’exprimer, sans compter le nombre de ceux touchés par l’énorme couverture presse qui a souvent repris ou cité littéralement mes propos, plusieurs semaines même après l’émission. (LA RÉDACTION: 14)

Dans tous les cas, cette transformation du paradigme littéraire doit se penser en termes de reconfiguration de la notion même de littérature, afin que celle-ci s’accorde avec la réalité contemporaine. Pour y arriver, il faut la débarrasser de son essentialisme et de sa poéticité l’emprisonnant dans un espace de présupposés hérités de l’esthétique romantique, présupposés qui valorisent une autonomie des œuvres. Il faut réintégrer l’œuvre dans la société et cesser de penser qu’en «[privant] l’art, la littérature ou la poésie des conditions qui les soustraient au fonctionnement du langage ordinaire ou aux processus d’engendrement et de circulation du mobilier du monde, on en verrait immanquablement se dissoudre la valeur.» (Cometti: iii) Dans cette optique, il importe de suivre le mouvement de Christophe Hanna et de théoriser les textes avec des outils logiques et conceptuels appropriés à notre époque, ce qui résulte en une adaptation de la notion de «dispositif» au contexte poétique. Ce terme, à la base définit par Michel Foucault, s’adapte à la notion de littérature dans l’acception que propose Giorgio Agamben:

j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. Pas seulement les prisons donc, les asiles, le panoptikon, les écoles, la confession, les usines, les disciplines, les mesures juridiques, dont l’articulation avec le pouvoir est en un sens évidente, mais aussi, le stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l’agriculture, la cigarette, la navigation, les ordinateurs, les téléphones portables et, pourquoi pas, le langage lui-même, peut-être le plus ancien dispositif (Agamben: 31)

Ce livre, «pouvant à la fois être lu comme un témoignage de bimbo, un livre de poésie, un essai» (LA RÉDACTION: 62), doit donc se penser comme un double dispositif: à la fois un discours sur le dispositif de la téléréalité et un dispositif en lui-même.

Qu’on en soit conscient ou non, la téléréalité interfère sur notre perception d’autrui. Parler de celle-ci comme d’un dispositif revient à lui attribuer les composantes déjà détaillées par Adorno au courant des années quarante au sujet de la culture de masse, c’est-à-dire lui reconnaître un effet de causalité. Elle jouerait donc un rôle dans la fabrication de notre vision du monde et de l’imaginaire qui en découle, nos idées et émotions dépendant des programmes que nous écoutons (Jost: 33). Valérie par Valérie explicite ce phénomène tout au long du récit en se voulant critique face aux changements de notre perception. Cherchant à mettre en évidence la fictionnalité de la téléréalité, ce livre expose les phénomènes de théâtralisation et de spectaculaire dans les programmes de ce genre:

J’ai entendu Bruno justifier le concept de l’émission en soulignant qu’elle permettait de voir des images neuves et puissantes concernant la relation entre la compétition et la solidarité. Il pense que ce type d’images est utile pour renouveler notre manière de concevoir et de parler de nos limites. La semaine dernière, il a ajouté que ce genre de défi dans des panoramas grandioses peut modifier nos réflexes de projection affective sur les personnages en action: c’est ce qui l’intéresse dans la téléréalité. (LA RÉDACTION: 18-19)

Valérie déclare quelques lignes plus loin que les émissions de rencontre ne renvoient pas au «reflet de la vraie vie» (LA RÉDACTION: 20), mais plutôt à un huis clos où s’épanouit un monde parallèle régit par ses propres règles et conditions. Un tel propos ne surprend guère lorsque nous prenons conscience des conditions dans lesquelles sont soumises les participants des émissions de téléréalité: isolement dans un microcosme établi par des producteurs, situations servant à produire des réactions extrêmes, choix de personnalités fortes afin d’obtenir des interactions intenses, etc.

Ce qui surprend plutôt, c’est d’imaginer que le roman renverrait à une image plus pure de la réalité; rien n’est d’ailleurs plus faux que ce passage: «[je] suis un écrivain, je ne tends pas de traquenards.» (LA RÉDACTION: 157) L’écriture, comme le fait remarquer Agamben, est un dispositif au même titre que la téléréalité et influence notre rapport à autrui, voilà pourquoi la conjugaison au conditionnel de l’extrait suivant m’apparait forcée:

Il faudrait que le texte produise, quand on le lit, le même: adoption d’une position nouvelle, avec neutralisation du mental d’avant. Il faudrait donc produire une forme d’écriture qui provoque cela: comme un modèle-réduit-texte – mais efficace – des mécanismes de vie qui confèrent l’aptitude à dire qu’on a changé d’opinion. (LA RÉDACTION: 33-34)

Sur le plan de contrôle de l’opinion publique, les deux opèrent sur une méthode similaire, seuls les moyens techniques diffèrent: le langage pour l’un, l’image pour l’autre. En ce sens, le conditionnel renvoie à un usage imaginé de la littérature plutôt qu’à son usage effectif.

Dans son ouvrage théorique Nos dispositifs poétiques, Christophe Hanna définit le concept éponyme comme:

un «potentiel ouvert de fonctionnalités» –caractérisé par une hétérogénéité interactionnelle, une contextualité et une opérativité– qui se situe à contre-courant de toute propension ou de toute concession au langage privé, et se distingue par son ancrage dans un contexte public qui s’apparente aux formes de vie wittgensteiniennes. (Cometti: i)

Ce dernier m’apparait avant tout comme un mode d’organisation de la pensée littéraire; ils diffèrent à prime abord des théories plus englobantes sur les dispositifs –celles de Foucault et d’Agamben, notamment– qui configurent les sociétés contemporaines. Le choix d’être le «nègre» d’une ex-participante à une téléréalité, ou plus précisément faire croire que LA RÉDACTION n’est que l’écrivain fantôme de celle-ci, révèle une tentative de jonction entre ces deux définitions de «dispositif». Plus spécifiquement, le travail de rédaction de Christophe Hanna dans l’œuvre à l’étude se catégorise comme un dispositif d’enquête. Ce dernier, qu’Hanna détaille à travers l’œuvre de Francis Ponge, produit une «recontextualisation liée à leur espace de production [en] [décrivant] et [analysant] l’opérativité propre aux dispositifs, en prenant notamment appui sur une reconsidération des définitions de la poéticité et sur le type de reconception en faveur duquel milite l’activité poétique» (Cometti:  i-ii). Ainsi, le choix d’Hanna de mettre à l’écrit cette position illustre les possibilités du dispositif poétique d’émettre un discours critique mettant en doute et renversant les dispositifs spectaculaires ancrés dans le social. De même, la réflexivité qui parcourt Valérie par Valérie participe –plus subtilement, certes– à un discours semblable sur le dispositif que constitue ce livre:

Lorsque j’interroge des proches pour en faire les personnages de ce livre, quand ils sont au courant, du moins, du but de mes questions, ils n’adoptent pas du tout le comportement conversationnel que je leur connais. Naturellement, leur ton devient plus grave, la forme du discours plus explicative, et prend tout de suite un tour métaphysique: ça ne me dérange pas. Cela correspond de toute façon à l’idée que je me fais du propos littéraire. (LA RÉDACTION: 201-202)

Dans la structure de ce texte, LA RÉDACTION intègre de nombreuses ramifications du dispositif afin de multiplier les points d’attache de la narratrice au réel: on peut y retrouver des échanges Messenger, des renvois hyperlien à de nombreuses pages de books, des mentions d’échanges de courriels. Ce procédé rend compte de l’augmentation de la technologie dans notre milieu, dont le principal symptôme se remarque dans notre appellation grandissante en tant que sujet:

Au développement infini des dispositifs de notre temps correspond un développement tout aussi infini des processus de subjectivation. Cette situation pourrait donner l’impression que la catégorie de la subjectivité propre à notre temps est en train de vaciller et de perdre sa consistance, mais si l’on veut être précis, il s’agit moins d’une disparition ou d’un dépassement, que d’un processus de dissémination qui pousse à l’extrême la dimension qui n’a cessé d’accompagner toute identité personnelle. (Agamben: 33)

Réfléchir sur le contenu de ce livre –et sa visée littéraire et narrative– revient donc à s’interroger sur cette dissémination du soi en considérant cette œuvre à la fois comme la manifestation de celle-ci et la tentative de remodelage du soi. En exposant les nombreuses facettes de l’ex-modèle photo, Valérie par Valérie cherche à reconstituer une identité unique. Elle devient l’emblème de notre ère où l’individu est fragmenté en autant de personnalités que de médias sociaux, sans compter les applications diverses qui parsèment nos app store. Ce spleen numérique confronte le soi à ses nombreuses facettes qui, comparativement aux normes de la période pré-web, se conservent dans le cloud comme autant de souvenirs jalonnant notre existence:

je téléphone à mon éditeur pour lui signaler que je désire que mon nom de famille n’apparaisse pas dans le livre –même si je sais bien que seul mon prénom l’intéresse–, puis je me mets à réclamer que mon bref passé télévisuel ne soit jamais évoqué, et même mon passé de modèle photo. […] Je sais bien qu’en pratique, il est impossible d’effacer tout un passé, même si, au fond, il s’agit d’une assez courte durée, d’une quantité archivée assez faible. J’essaie juste de limiter les traces. (LA RÉDACTION: 276-277)

En plus de cet aspect mimétique de la société qui nous entoure, la multiplication des dispositifs à l’intérieur du cadre narratif peut se comprendre comme la modulation des techniques d’écriture afin de sortir d’une conception dépassée de la littérature:

les instruments d’intelligibilité que la notion de «dispositif» permet de forger concernent autant ces objets comme tels (les ovnis dont je parlais au début) que la nature des processus de leur engendrement, et, en cela, ils soustraient, au mystère qui entoure, à nos yeux, le poème, la «créativité» qu’il est supposé envelopper. […] C’est que le type de réflexion proposé tranche assez radicalement avec nos habitudes intellectuelles, en particulier avec celles qui préfèrent s’en remettre à des credo plutôt qu’à des outils. (Cometti: iv)

Ce propos, tenu par Christophe Hanna au sujet des OVNI, s’adapte à la notion plus large de dispositif, c’est-à-dire que l’utilisation de dispositifs permet de rendre compte de la création d’autres en dévoilant les ficelles. Valérie par Valérie met l’accent sur ces outils qui fabriquent le récit en les explicitant tout au long du texte, à la manière d’un magicien dévoilant les secrets de ses tours de magie:

Pour rendre visible un changement d’opinion, la télévision incruste une petite fenêtre montrant vos expressions de visage en temps réel, pendant qu’elle vous représente, naguère et en plein écran, en train d’exprimer des opinions tranchées. On me voit rire et porter les mains à mon visage. Pour écrire ce chapitre, j’ai poussé mes proches à inventer pour moi des procédés comparables, et à me décrire ce qu’ils révèlent à leurs yeux. (LA RÉDACTION: 17-18)

La première portion de ce segment du livre illustre une des méthodes télévisuelles de création de contenu à partir d’une forme de surimposition de matériel original sur du contenu préexistant. Ce collage est un miroir des techniques qu’emploient LA RÉDACTION tout au long de l’écriture du livre, comme l’exprime la seconde portion de l’extrait. Invariablement, l’explicitation de tels procédés en vient à former un contenu conscient de sa propre création. Le choix d’une ex-participante à un jeu télévisé de séduction apparait dès lors encore plus significatif, car cette forme de programme emploie largement le discours métaréflexif; que ce soit la voix hors champ annonçant les enjeux de l’épisode ou les passages obligés dans les confessionnaux –exemple parfait d’une parole qui réfléchit sur elle-même–, le concept même de téléréalité incorpore un dispositif à l’intérieur de lui-même et se rapproche ainsi du travail de rédaction que s’impose Christophe Hanna.

Le livre Valérie par Valérie se donne à lire comme un texte complexe dont les composantes internes nous obligent à redéfinir notre acte de lecture pour tenir compte des complexités du contemporain. De ceci découle la nécessité d’une nouvelle théorie littéraire qui dévoilerait des aspects que nos grilles de lecture préfabriquées ne réussissent pas à mettre en lumière, d’où l’élaboration de la notion de «dispositif». Par le truchement de la rédaction de la vie d’une star semi-médiatique de la culture de masse, les membres du collectif responsable de ce livre désacralisent l’écriture et lui refusent son autonomie fictive en en dévoilant les mécanismes internes, mécanismes servant à contrôler et modeler l’opinion publique tout en rejetant la privatisation du langage. En assumant la valeur politique propre à tout dispositif et en considérant Valérie par Valérie comme un dispositif en soi, la visée de LA RÉDACTION rejoint les propos de Giorgio Agamben qui déclare que le «dispositif est donc, avant tout, une machine qui produit des subjectivations et c’est par quoi il est aussi une machine de gouvernement.» (Agamben: 42)

 

Bibliographie

Corpus primaire

LA RÉDACTION. 2008. Valérie par Valérie. Marseille: Al Dante, coll. «Réalités non couvertes», 290p.

 

Corpus théorique

AGAMBEN, Giorgio. 2007. Qu’est-ce qu’un dispositif. Paris: Payot & Rivages, coll. «Rivage poche/Petite bibliothèque», 64p.

COMETTI, Jean-Pierre. 2010. Préface à C. Hanna, Nos dispositifs poétiques. Paris: Questions théoriques, coll. «Forbidden Beach», p. i-vi.

JOST, François. 2009. Télé-réalité. Paris: Cavalier bleu, coll. «Mytho», 96p.

 

  • 1. Je référerai ainsi indifféremment à LA RÉDACTION et à Christophe Hanna pour parler de l’auteur de Valérie par Valérie.