La nymphette et le nympholepte

La nymphette et le nympholepte

Soumis par Sébastien Hubier le 18/10/2012

 

Ce que les séduisantes adolescentes ont en commun avec la femme fatale, c’est que l’amour qu’elles portent à leur soupirant est essentiellement narcissique. Leur représentation romanesque se fonde sur une reviviscence des composants les plus archaïques de l’Œdipe, sur un désinvestissement –voire une hostilité ou un dégoût– des imagos parentales sexuées, et, curieusement, dans le même temps, sur un double mouvement d’exécration et d’adoration du corps propre. À cet égard, la lolita est un personnage singulier qui fixe l’angoisse, la culpabilité, la neurasthénie, tout en figurant l’appauvrissement de la libido objectale et du reflux narcissique qui en est le corollaire. Ne parvenant jamais à concrétiser ses aspirations, tant sur le plan objectal que sur le plan narcissique, la petite madone perverse –que caractérisent dans nos romans la possessivité, la jalousie, la rancune, l’infidélité, le deuil et la culpabilité, mais aussi l’auto-inflation narcissique et l’exaltation mégalomaniaque– est condamnée aux retraites fantasmatiques. Pour elle, comme pour le nympholepte qui l’adule, l’existence est une tragédie, même si demeure toujours présente à son esprit la croyance «qu’elle peut influencer son propre destin»1. Cette tragédie n’est point seulement sociale, mais, inconsciente, elle dépend d’une relation, actancielle et lectorale, marquée par la régression et fondée sur l’autoérotisme et l’oralité. On sait au reste combien celle-ci est liée à la société mass médiatique de consommation dirigée, laquelle est pour beaucoup dans le passage du mythe de la femme fatale, de la vamp, au personnage de la lolita; au sens où celle-ci figure une confusion du besoin, de la demande et du désir2, une réification des êtres humains, une méprise entre l’objet du désir et son image.

Ce rapport à la société de consommation et à la jeunesse peut au demeurant être tenu à distance ou, a contrario, exalté, comme l’indique le Ferdydurke de Gombrowicz dont le titre semble bien être un écho de Freddy Durkee, ce personnage du Babbitt (1922) de Sinclair Lewis. Dans ce premier roman de Gombrowicz –qui a en commun avec ceux de Nabokov, de Roth et de Bryce-Echenique, d’accorder une place centrale à l’exil et d’être fondé sur la récriture, la parodie et la manipulation du lecteur– Jojo, un trentenaire, retourne à l’école sous la surveillance du professeur Pimko, personnage qui reprend les stéréotypes attachés à l’image du pédagogue depuis la fin du XIXe siècle. Ce jeune vieillard qu’est Jojo prend pension chez les Lejeune, une famille à laquelle appartient Mademoiselle Zuta, une petite «lycéenne moderne» de dix-sept ans dont il devient éperdument amoureux. Hélas, comme souvent dans le roman de la nymphette, cette passion n’est pas réciproque, et Jojo en est réduit à espionner sa dulcinée, rêvant de la prendre en défaut pour hâter cette décristallisation –dont on notera aussi l’importance chez Louÿs, Proust et Nabokov– grâce à laquelle il n’y aura plus, enfin, entre eux «d’amour, de haine, de désir, de dégoût, de laideur, de beauté, de rire, de partie du corps, aucun sentiment ni mécanisme, rien, rien, rien» (F Ferdydurke, p.181-182/271-272). Mais, au contraire de se qui advient à Humbert, plus il guette ses imperfections, ses vices, et plus elle se révèle irréprochable, sublime. Le roman exhibe les rapports de force entre jeunesse et raison et relie la thématique de l’infantilisation à celle de la rumeur. Mais il mène également l’étude du conflit entre l’identité que le jeu social impose à l’individu et sa réalité intime, faite d’inachèvement et d’incertitude, entre la forme et l’antiforme, entre la sagesse et «le maximum d’immaturité» (ibid. p.106-107/59). Jojo se souvient ainsi:

Elle m’ignorait comme seule sait le faire une lycéenne moderne, elle m’ignorait en sachant très bien que j’étais amoureux de ses modernes attraits. Elle accentuait donc ceux-ci avec une cruauté de pie, mais en évitant avec soin toute coquetterie qui aurait pu la rendre dépendante de moi […]. Elle devenait de plus en plus farouche, hardie, effrontée, nette, souple, forte en sports et en mollets […] Comme elle était mûre dans son immaturité, sûre d’elle-même, indifférente, impassible, tandis que moi j’étais assis pour elle, pour elle sans pouvoir faire autrement, j’étais en elle, elle me contenait, moi et mes moqueries, ses goûts avaient pour moi valeur décisive et je ne pouvais plus me plaire que dans la mesure où je lui plaisais. (ibid. p.131/196-197)

Le roman de Gombrowicz est au reste entièrement construit sur la tension qui tour à tour oppose et unit des personnages incarnant des formes finies, socialement acceptées (le professeur Pimko ou la «lycéenne moderne» que Serge Gainsbourg nommera plus tard «lolycéenne») et des personnages qui, inéluctablement en marge, se définissent par leur comportement insolite. On pourrait croire alors que Ferdydurke, comme tant d'autres récits de la lolita, se rapporte au schéma du Bildungsroman. Il n’en est rien, car là où le modèle du roman d’apprentissage est construit sur une succession de passages, sur une évolution individuelle, le roman de Gombrowicz tend à montrer que si la «petite lycéenne» (ibid. p.102 & 172/152 & 258) représente un idéal inaccessible, c’est d’abord que la «jeunesse [n’est] pas chez elle un âge de transition», mais est «la seule période véritable de l’existence humaine» et, devançant les analyses de Bourdieu, qu’«elle incarne une forme d’indifférence souveraine»3. C’est en raison de cette permanence qu’elle personnifie le salut. La rencontre du nympholepte et de la lolita, sorte d’épiphanie, est prise dans un processus dialectique d’occultation et de dévoilement successifs qui l’apparente à ce coup de foudre auquel nous ont habitués Madame de Lafayette, Flaubert et tous les romans sentimentaux triplement marqués par une éthologie de la soumission, un triomphe inévitable de la féminité et une sociologie stéréotypée de l’oisiveté. On se souvient ainsi de l’ébahissement provoqué chez les hommes par l’apparition de Denise dans Le Temps et la vie de Paul Adam, cette «spirituelle adolescente» qui s’amuse à «avanc[er] la lèvre supérieure en moue drôle», «fais[ant] battre, devant ses yeux dignes, les frais papillons de ses paupières», se moquant «espiègle […] de chacun, dans un langage riche en comparaisons bizarres», jouant de ce que «beaucoup de sa nuque était visible à l’échancrure de sa guimpe que retenaient des nœuds de levantine grise» 4. On se souvient également de l’émerveillement du narrateur nonagénaire de Mémoire de mes putains tristes devant le corps de «la petite»:

Je suis entré dans la chambre le cœur en tumulte et j’ai vu la petite endormie, nue et désarmée sur l’énorme lit, telle que sa mère l’avait mise au monde. Elle reposait sur le côté sous la lumière intense du plafonnier qui n’épargnait aucun détail. Je me suis assis au bord du lit pour la contempler, les cinq sens comme ensorcelés. Elle était brune et tiède […]. Les seins, à peine éclos, ressemblaient encore à ceux d’un petit garçon, mais on les sentait gorgés d’une énergie secrète sur le point d’éclater. Elle était trempée d’une sueur phosphorescente malgré le ventilateur.5

La nymphette est une image érotique telle que la psychologie la définit: une représentation qui éveille le désir sexuel ou amoureux et qui, bien qu’innée, est pourtant susceptible d’être modifiée, refoulée, retouchée par l’expérience et les transformations qui affectent l’individu – en l’occurrence le nympholepte auquel A. G. Swinburne dédia, en 1891, un long poème. À cet égard, la petite madone est l’envers même de la mélancolie explicitée par Freud. Certes, l’état amoureux apparaît bien dans les romans comme l’état normal le plus proche de la psychose, ne serait-ce qu’en ce qu’il renvoie à des phases du développement psychique antérieures à l’Œdipe. Toutefois, il est aussi «un amour qui féconde, libère», «tel l’Esprit-Saint dans la prière byzantine» (G. Matzneff, Les Moins de Seize ans, p.59). Ainsi, «un des agréments» des «amours avec les très jeunes, c’est qu’elles délivrent de deux spectres qui hantent nos amours avec les moins jeunes: la cohabitation et le mariage» (ibid. p.60). Mais, au-delà, elles servent à une compréhension, immédiate, intense et cependant approfondie de soi-même. Ainsi, qu’il observe à la dérobée de jolies hippies «aux nationalités et aux chemises chatoyantes», sur les «visages bronzés» et dans «les yeux clairs» desquelles «se li[t]» «la joie de vivre» (Nous n'irons plus au Luxembourg, p.178) – qui pour Nabokov n’était qu’«une repoussante pétulance» 6 – ou qu’il scrute, près de «la balustrade de pierre qui domine le bassin» du Luxembourg, une «toute jeune personne» au «visage ovale», au «menton délicat», au «nez court, légèrement retroussé», aux «grands yeux marron» avec «une bouche aux lèvres ourlées», aux «cheveux bruns tombant en baguettes sur les épaules», «vêtue d’un pantalon de velours beige et d’un chandail de laine bleu marine, s’arrêtant au ras du cou et fermé par trois boutons sur l’épaule gauche» laissant apparaître, «à travers les boutonnières distendues», «la chair de l’épaule» et des «parcelles de clarté» (ibid. p.231), Alphonse Dulaurier entre en lui-même, se penche sur sa vie. Il s’interroge: pourquoi donc tout au long de celle-ci a-t-il «souffert d’être bref et moche, alors qu’il est si facile d’être grand et beau» (ibid.)? Comment passer «maître dans l’art d’échapper aux douleurs de l’âme» (ibid. p.232)? Pourquoi ressentir «comme une injustice que son charme, son intelligence, sa culture ne fussent pas inscrits sur son visage»? Pourquoi «ne pouvoir plaire qu’aux femmes qui le connaissaient déjà» (ibid. p.231)? D’où lui vient «son goût des minettes» raillé par son ami Béchu qui professe à qui veut l’entendre qu’on n’est «bien chaussé que dans les vieilles pantoufles» (ibid. p.168)?

Mais cette introspection n’est nullement neurasthénique; et Gabriel Matzneff, qui se réclame explicitement des théories de Wilhelm Reich (Les Moins de Seize Ans, p.48) – pour lequel la restauration de la puissance orgastique est la condition nécessaire à la guérison des névroses et des maladies psychosomatiques –, fait de la très jeune fille amoureuse et estimée et du retour sur soi qu’elle induit une source de vie et le commencement du salut. Comme «la petite Nelly» qui est allée «vers le forçat de Dostoïevski» et «mourante de fièvre, l’a regardé longtemps avec ses grands yeux noirs tremblants», comme «la petite Sonia» qui «a embrassé l’assassin Rodion après l’aveu de son crime», «s’est jetée à son cou», les jeunes lolitas de Matzneff, à l’instar des jeunes prostituées de Schwob, «poussent un cri de compassion vers vous, et vous caressent la main avec leur main décharnée. Elles ne vous comprennent que si vous êtes très malheureux; elles pleurent avec vous et vous consolent»7. À l’opposé du type médiéval de la pucelle venimeuse – qui en Occident doit beaucoup à Méduse, mais qui existe également dans la mythologie chinoise – à l’instar d’Anne, «à l’âme aussi claire que ses beaux cheveux blonds» 8, ou de Stefanie, la nymphette, «rieuse, expansive, toujours impatiente de […] faire partager ses découvertes, ses enthousiasmes» est résolument, chez Matzneff, une figure de la bonne fortune, «une vraie jouvence» 9. Ainsi, non seulement, comme on l’a signalé: «rien de plus fécond, de plus bénéfique à une adolescente que la rencontre d’un aîné qui l’aime, qui la prenne par la main, qui l’aide à rouvrir la beauté du monde créé, l’intelligence des êtres et des œuvres, qui l’aide à se découvrir soi-même» (ibid. p.88); mais, en retour, les passions qui animent «l’amoureux des moins de seize ans» «portent son œuvre, l’inspirent, la nourrissent», tout en le «préserv[ant] de la tentation de la respectabilité, du faux sérieux, de la “carrière”, du cul de plomb» (ibid. p.71). La nymphette pousse le nympholepte en avant «aussi bien dans un sens moral que physique» (Mamma li Turchi, p.209). Ainsi, les artistes, «hommes au tempérament saturnien, mélancolique» ont «besoin plus que quiconque d’une jeune maîtresse rieuse, folâtre, qui sache par ses folâtries et ses rires dissiper les nuages qui assombrissent leur âme» (ibid. p.47). Raoul – dont le «quatrième film, L’Amour est un enfant nu, [est] l’histoire d’une passion entre une adolescente de quatorze ans et un avocat de soixante-dix» (ibid. p.21) – note que Mathilde, cette «fille adorable» au «cœur excellent» 10, a «une énergie […] contagieuse» et que s’il reste «jeune malgré le poids des ans c’[est], il en [a] conscience, grâce à la présence dans sa vie de ce piccolo demonio tentatore au visage frais, au corps de nymphe, à la sensualité inventive, au génie crépitant» (ibid. p.207-208). Et le personnage matzneffien, surveillé par un narrateur omniscient, d’examiner ensemble sa destinée et ses impressions:

Par nature, Raoul était un contemplatif, c’est-à-dire un fainéant. Tout ce qui ne le passionnait pas l’ennuyant, il manquait terriblement de curiosité et serait volontiers resté des jours entiers allongé sur son lit ou sur le sable d’une plage ou sur les planches d’une piscine. En France comme en Italie, c’était Mathilde qui le poussait à faire des choses, à bouger. Sans elle, il n’irait pas au théâtre, au zoo, il ne visiterait pas les musées, les expositions, il ne ferait pas des stations expiatoires dans les boutiques élégantes de la Merceria ou de la via dei Mille. Il ronchonnait pour le principe, mais il n’avait pas la force de lui rien refuser, secrètement ravi d’être ainsi brusqué par ce charmant sylphe dont l’amour au vif-argent le préservait de s’encroûter. (ibid. p.208)

Ainsi, «le plus sûr moyen» de résister à la sénescence, «d’exorciser le gâtisme, le suicide, la mort», n’est pas seulement «d’en parler beaucoup, et cela dès l’adolescence» (ibid. p.197). Ce n’est certainement pas de se livrer sur le stade à des acrobaties de gymnaste – ainsi le pittoresque médecin du père Guérassime fulmine «contre les criminels qui mett[ent] dans la tête du peuple que le sport [est] bon pour la santé» et clame à qui veut l’entendre que «l’État [qui] organise des campagnes publicitaires contre le tabac, contre l’alcool, serait mieux inspiré d’en financer contre le sport» (ibid. p.108). La meilleure façon «de chasser les spectres effrayants de la vieillesse» et de «vivre frais et pimpant jusqu’à cent ans», c’est peut-être bien plutôt de céder à la nympholeptie, à la passion des jeunes filles, aux «joues roses, [aux] beaux yeux sombres brillant de mille feux, [aux] dents si blanches, [au] joli sourire» dont une «flamme dansante anime le visage», comme celui de Mathilde, et qui sont «l’image du bonheur» (ibid. p.58). D’abord mortifère, cruelle et destructrice, la lolita est devenue une image du soulagement, de la rédemption, de ce salut qui, étymologiquement, signifie d’abord la santé. Et c’est par elle que le nympholepte se trouve «dans un état de voyance lucide» qui certes ne lui permet plus «ni de lire ni d’écouter de la musique» 11, mais le contraint à appréhender le monde et ses propres souvenirs avec une acuité inégalée. En cela la petite madone est «aussi un cadeau du destin» qui, seule, peut «arracher de [s]on cœur une épine qui [lui] faisait mal depuis toujours» 12. Grâce à Delgadina – «une môme encore» «d’à peine quatorze ans» «diplômée en putasserie» de la «boutique» 13 de Rosa Cabarcas –le vieillard de García Márquez éprouve «une exaltation et un bonheur qu’[il] n’avai[t] jamais connus dans [s]a vie antérieure» et «affronte pour la première fois [s]on être véritable»: «c’était enfin la vraie vie, mon cœur était sauf et j’étais condamné à mourir d’amour au terme d’une agonie de plaisir un jour quelconque après ma centième année» 14.

De même que la Francesca de Matzneff délivre ce dernier de la «crise horrible» où il a craint de s’anéantir lui-même (Les Moins de Seize Ans, p.23), Claire pour Max Gutiérrez et Delgadina pour le nonagénaire de Gabriel García Márquez apparaissent bien comme les anges protecteurs et particuliers des gérontes qui les vénèrent et saisissent soudain, comme le héros de Öden von Horváth, que «l’âme est […] un privilège des jeunes filles» 15. À l’exact opposé de la «petite garce» de Bukowski, qui a «un visage drôlement vicieux pour une petite fille» lorsqu’elle «tir[e] la langue», avec «son blazer blanc» et sa «petite jupe rouge très courte» «retenue par des bretelles» laquelle, au gré de ses jeux, se retrousse «sur une culotte assez spéciale, d’un rouge à peine plus pâle que celui de la jupe» et sur laquelle se devinent «de petits galons de dentelles rouges» 16, et précipite la perte du narrateur, elles sont «animée[s] par l’ambition de sauver l’ange déchu» qu’est le nympholepte, «de le réintégrer au paradis» 17. Elles ne sont pas seulement, comme la petite Ximena de García Márquez, chargées d’un «pouvoir dévastateur» 18, et toutes ne suscitent pas, comme Zuta chez Gombrowicz, «chagrin, tristesse, tristesse et misère, misère et tourment, résignation» (Ferdydurke p.136/203-204). D’autres – qui sont parfois les mêmes mais ont rencontré un autre nympholepte – sont sources de sérénité, de ravissement et de célébrité. Rappelons que Balzac, déjà, s’interrogeait: «Que serait Horace sans Lydie, Tibulle sans Délie, Catulle sans Lesbie, Properce sans Cynthie» 19? La toute jeune fille érotique n’est rien d’autre alors qu’une figure de la rédemption, ou, du moins, une propédeutique à cette dernière. Aux yeux du nympholepte, elle est conjointement l’image d’une humanité libre et supérieure, une métaphore de la reconnaissance, l’expression d’une transcendance, la possibilité du rachat de ses fautes passées et de ses vices anciens, l’emblème de l’ardeur, de l’exigence de la compassion, de la compréhension intuitive de la vanité des affaires mondaines, de la résignation, voire d’une aspiration totale au néant. Elle marque pourtant, paradoxalement, le début d’une régénération; et si le schéma du Bildungsroman subsiste, il concerne désormais au premier chef non plus la lolita, mais le nympholepte. Il est mâtiné des structures du roman d’initiation et reprend à celui-ci, notamment, l’importance de la dialectique du maître (la jeune fille) et du disciple (le nympholepte), la récurrence des motifs de la séparation, de l’isolement, des épreuves cruelles à franchir, de la séparation du monde des femmes et de l’enfance, du secret, de l’acceptation de la responsabilité et du service de la communauté, de la régénération. Les romans de la petite madone perverse rapportent l’histoire d’une initiation qui «consiste à engendrer une identité sociale au moyen d’un rituel et à ériger ce rituel en fondement axiomatique de l’identité sociale qu’il produit» 20.

Cette représentation de la lolita comme figure de l’initiation conduisant le nympholepte à l’oubli, voire à l’anéantissement de soi, n’est pas si surprenante qu’il y paraît d’abord. D’une part, comme l’a récemment montré Jean-Luc Marion21, une phénoménologie de l’érotisme ne peut qu’indiquer combien celui-ci est lié à la métaphysique, ce que les fictions de Gabriel Matzneff, on l’a vu, suggéraient déjà. D’autre part, la kénose est une armature centrale de la culture occidentale, des Pères de l’Église à la pensée marxiste selon laquelle le prolétariat doit atteindre le stade ultime de la déréliction pour qu’adviennent la révolution rédemptrice et l’émancipation humaine. «Avec son beau sourire» (Mamma li Turchi, p.145), son «rire si frais, enfantin» (ibid., p.172), la jeune fille est une figure angélique. Bien sûr, comme Mathilde, cette «adolescente énergique et rieuse» 22, elle sait hélas, quand elle se «pend au cou de son amant, ria[nt], sautilla[nt], folle de joie» que ce «bonheur n’aura qu’un temps» et qu’il la «laissera seule». Mais les leçons du nympholepte ont porté leurs fruits, et elle accepte également – et lui avec elle – de «jouir de l’instant présent, de cette fugitive harmonie» (ibid. p.234). Tous les deux peuvent réciter, avec véhémence: «Noi, siamo come lucciole,/ Brilliamo nelle tenebre» (ibid. p.234). La lolita salvatrice est une figure de cette kénose, qui est une manière de kátharsis, et offre une rémission par le mal; et c’est précisément la raison pour laquelle, si l’on en croit Gabriel Matzneff, «catholiques et orthodoxes devraient s’unir pour défendre le droit au libertinage» (ibid. p.229). Loin d’être simplement source d’amertume et d’affliction, la «bonne, attachante et aimable jeune fille» 23, dont Svevo a condensé en Augusta les traits, accule le nympholepte à l’oubli de soi, à la générosité, à la compréhension d’autrui. Il ressent alors non «pas de la rancœur, mais un sentiment de compassion tardive pour une créature qu’[il] espéra[it] bien effacer à jamais de [s]a mémoire» 24. Selon les œuvres, cette fonction angélique – qui consiste à intercéder, à protéger, à délivrer, à guider et aussi à faire reculer l’angoisse de la mort – revient à cet être intermédiaire central dans l’économie moderne du salut qu’est la lolita dont le pouvoir tient tantôt à sa présence, tantôt à sa disparition.

 

  • 1. G. García Márquez, op.cit., p.75.
  • 2. Voir J. Lacan, «Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien» in Ecrits II, Paris, Seuil, coll. «Points», 1971, p.151 sqq.
  • 3. P. Bourdieu, texte écrit à l’occasion de l’exposition Claire Bretécher à Berlin en février 1989, Les Inrockuptibles, n°178.
  • 4. P. Adam, Le Temps et la vie. L’Enfant d’Austerlitz, Paris, Ollendorff, 1902, p.387.
  • 5. G. García Márquez, op.cit., p.65 & 33-34.
  • 6. V. Nabokov, «The Vane Sisters», éd. cit., p.53.
  • 7. M. Schwob, op.cit., p.12-13.
  • 8. G. Matzneff, Voici venir le Fiancé, éd. cit., p.112.
  • 9. Ibid., p.130.
  • 10. Ibid., p.41.
  • 11. G. García Márquez, op.cit., p.109.
  • 12. Ibid., p.120.
  • 13. Ibid., p.24.
  • 14. Ibid., p.75 & 129.
  • 15. Ö. von Horváth, Un Fils de notre temps (1938), Paris, Bourgois, coll. «10/18», 1991, p.31.
  • 16. C. Bukowski, «Le Monstre» in Nouveaux contes de la folie ordinaire, éd. cit., p.147-149.
  • 17. G. Matzneff, La Diététique de Lord Byron, éd. cit., p.115.
  • 18. G. García Márquez, op.cit., p.44.
  • 19. H. de Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes (1838-1847), Paris, Le Livre de poche, 1988, p.22.
  • 20. A.-Z. Empléni, «Initiation» in P. Bonte & M. Izard (éd.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, Puf, 1991, p.375-377.
  • 21. J.-L. Marion, Le Phénomène érotique, Paris, Grasset, coll. «Figures», 2003.
  • 22. G. Matzneff, Voici venir le fiancé, éd. cit., p.47.
  • 23. I. Svevo, La Conscience de Zeno, Paris, Le Livre de poche, 1990, p.170.
  • 24. G. García Márquez, op. cit., p.51.