La matérialisation d'un symbole: le rampant rabbit vibrator et ses déclinaisons dans la culture populaire

La matérialisation d'un symbole: le rampant rabbit vibrator et ses déclinaisons dans la culture populaire

Soumis par Emmanuelle Leduc le 06/04/2012

 

Dérivée de l’emblématique lapin en smoking commercialisé par le magazine Playboy dans les années 50, la bunny Playboy incarne un idéal de femme-objet dominée: petite bête duveteuse et inoffensive, dotée d’un appétit sexuel insatiable. Dans cette très courte présentation, j’aimerais souligner la matérialisation et la réappropriation dudit symbole lapinesque, associé précédemment au plaisir masculin, en l’objet ultime de la jouissance féminine, socialement légitimé par la culture populaire, plus particulièrement par la populaire série Sex and the city. En effet, le neuvième épisode de la 1re saison, The Turtle and the Hare, diffusé en 1998, est une infopublicité fictionnalisée pour le compte du rabbit vibrator, que vous pouvez voir derrière moi. Principal atout et nouveauté de la chose: le lapin aux oreilles effilées. Soyons clairs, il ne sert pas uniquement à girlyser l’objet, mais permet une stimulation clitoridienne directe que le vibrateur de forme uniquement phallique ne permet pas.

Dans cet épisode, les quatre héroïnes libérées de la série phare se rendent au sex shop et s’achètent chacune ledit lapin vibrant. On en vante les vertus abondamment: avec cet objet, un orgasme puissant est assuré avec un minimum d’effort et un maximum de rapidité. Pour ajouter un effet cocasse à la diégèse, l’un des personnages, Charlotte, tombe dans l’enfer de la masturbation et s’enferme pendant des jours avec la bête. Ses amies lui confisquent son vibrateur, on rit un peu, fin de l’épisode. Le lendemain de la diffusion, le lapin est déjà entré dans la légende: plusieurs sex shops aux États-Unis affichent une rupture de stock. Il devient ainsi l’emblème du plaisir féminin dans la culture populaire et l’un des vibrateurs les plus vendus au monde. Dix ans plus tard, sa popularité ne se dément pas, ni dans les ventes, ni dans sa présence dans la culture. En 2006, un mockumentary, Rabbit Fever, lui a même été entièrement consacré, narrant la relation complexe que plusieurs jeunes femmes entretiennent avec leur vibrateur. Si le film n’est pas très réussi – les blagues de vibrateurs fournissant difficilement la matière à un film de près de deux heures – soulignons tout de même l’hilarante scène où un mari jaloux fait bouillir le coupable lapin vibrant, à la Glenn Close dans Fatal Attraction.

La forte présence du lapin vibrant dans les produits culturels de masse destinés aux femmes évoque une double représentation assez paradoxale. D’un côté, il faut en reconnaître la dynamique émancipatrice. En multipliant la présence des lapins vibrants, on légitime ’autonomie du plaisir sexuel féminin. Grande nouveauté, la femme dans la culture de masse revendique et affirme ses désirs en parlant de sa sexualité explicitement. Il y a donc à la fois un certain changement dans les représentations des normes et des contrôles sociaux et l’émergence d’un nouveau discours sur la sexualité féminine.

Pour aller un peu plus loin, on peut considérer que le vibrateur lapin est aussi un objet «contra-sexuel», au sens où l’entend Beatriz Préciado, qui subvertit la fétichisation du pénis et rend ainsi «effective la mort de Dieu annoncé par Nietzsche dans le domaine de la relation sexuelle. (1)» Avec le rabbit vibrator, on prouve que «pénétré, pénétrant et pénétrable n’est pas un fait de nature (2)», mais simplement une position changeante. On s’attaque également à l’ordre social patriarcal de deux façons. On désigne le vibrateur, un objet externe au corps, comme étant plus efficace pour amener une femme à l’orgasme que le membre masculin. De plus, on glorifie la masturbation féminine et le plaisir clitoridien, longtemps considérés comme un refus des attentes de l’ordre patriarcal et une atteinte au couple hétéronormatif.

Cependant, et c’est l’autre pôle paradoxal de la représentation, le lapin vibrant est un produit de consommation, une marchandisation du désir et du plaisir féminin qui reconduit le modèle binaire rigide des genres sexués.  Le sexe fait vendre et je l’ai dit, on a assisté à un boum incroyable des ventes de vibrateurs lapins, même pendant la crise économique des dernières années. Dans l’épisode de Sex and the city, tous les personnages succombent à l’objet, qui devient ainsi un accessoire indispensable et de bon goût, pour toutes les femmes. De la figure de la «New Woman1», incarnée par Samantha Jones, professionnelle narcissique et autonome qui consomme le sexe comme les rouges à lèvres, à son opposée, la pure et innocente Charlotte York, qui reconduit tous les stéréotypes de genre féminin, le spectre du public cible est assez large.

Pour encore mieux réussir ce coup de force publicitaire – rendre l’infopub encore plus efficace et en atténuer la portée subversive – on met l’accent sur un marketing spécialement conçu pour le genre féminin, dans une forte volonté de se distancer des objets de consommation sexuelle destinés aux hommes, considérés comme dégradants pour la femme. Avec le lapin vibrant, on sépare radicalement les pratiques sexuelles solitaires de l’homme et de la femme: sexualité pornographique un peu sale d’un côté, sensualité, sain plaisir et bon goût de l’autre. Dans Sex and the city, Charlotte s’exclame en le voyant «Look! Oh, it’s so cute! Oh, I thought it would be all scary and weird, but it isn’t. It’s ... it’s pink! For girls! And look! The little bunny! His little face! Like Peter Rabbit! 2». On le voit, le rabbit vibrator est de couleur pastel, girly et évite la référence trop directe au sexe avec son design animalier. En fait, ça devient carrément un accessoire mode, récréatif, ludique et chic. On ne peut pas en dire autant des différents modèles de vagins en silicone destinés aux consommateurs mâles.

Donc, en même temps qu’on participe à un culte de l’objet proprement mercantile, on remet également l’accent sur les différences des pratiques sexuelles des deux genres. On réaffirme l’image bien clichée où la femme se masturbe dans un bain moussant, à lueur des chandelles, alors que l’homme seul télécharge de la porno dans l’obscurité d’un sous-sol crade.

Bibliographie
Beatriz Preciado, Manifeste contra-sexuel, Paris, Balland, 2000.
Feona Attwood, «Fashion and Passion: Marketing Sex to Women», Sexualities, 2005.
HBO/Warner,  «The Turtle and the Hare», Sex and the City, season 1, 1998, Home Box Office/Warner Vision International.
Lisbeth Sal et Pascal Levy,  Les jouets indiscrets: de quoi parlent les sex-toys?, 2011. En ligne: http://www.contretemps.eu/interventions/jouets-indiscrets-quoi-parlent-s... (consulté le 8 avril 2012).

 

  • 1. Selon Hilary Radner, Shopping Around: Feminine Culture and the Pursuit of Pleasure, London and New York: Routledge, 1995 in Feona Attwood, Fashion and Passion: Marketing Sex to Women, Sexualities, 2005, p. 397.
  • 2. HBO/Warner,  «The Turtle and the Hare», Sex and the City season 1, 1998, Home Box Office/Warner Vision International.