La face pudique du cinéma de l'extrême. Second versant: quatre procédés pudiques du cinéma de l'extrême

(source: toutlecine.com)

La face pudique du cinéma de l'extrême. Second versant: quatre procédés pudiques du cinéma de l'extrême

Soumis par Pierre-Alexandre Fradet et Julie Demers le 08/02/2012
Catégories: Esthétique, Cinéma

 

L’exaltation de l’étrangeté et le bris du schème sensori-moteur

Abstraction faite de certaines formes d’art extrême, qui impliquent des cadavres, l’emploi de la chair humaine et de la cruauté envers les animaux (BORDELEAU, 2010), hormis les films dans lesquels se déroulent de véritables mises à mort, des scènes de viol ou diverses formes de torture, bien difficile de pas reconnaître que le cinéma gore atteint à un niveau d’horreur sans pareil. Dissimulant au lieu de brandir, appelant l’effroi par la dérobade, le cinéma pudique permet toutefois d’interroger cette idée. Comment opère-t-il? Quels sont ses mécanismes propres? De l’exaltation de l’étrangeté à l’épuration-saturation, en passant par le bris du schème sensori-moteur et la distorsion de l’espace-temps, on en rencontre un grand nombre. S’ils se recoupent plus ou moins entre eux et sont quelquefois employés dans des films dits gore, ils ont la particularité d’entraîner des effets extrêmes, autonomes dans leur portée. À l’instar des conditions de possibilité relevées par les penseurs transcendantaux, ils ne peuvent être repérés concrètement dans l’image, parce qu’ils la structurent, l’organisent, la régissent: toujours est-il qu’on peut les en extraire et les examiner d’un point de vue abstrait.

L’exaltation de l’étrangeté1, qu’est-ce que cela signifie? En un sens large: que le cinéma pudique se donne des airs de caprice ou d’anomalie qui occasionnent la surprise, un malaise aigu et, par voie de conséquence, l’apparition d’un espace affolant où augmente l’intensité. Ce mécanisme est rendu possible par un ensemble de sous-procédés. S’il n’opère pas comme opérerait par exemple le In-Yer-Face Theatre et qu’il sert ni plus ni moins, pour emprunter une expression chère à Truffaut, un cinéma «d’extrême-centre» 2, le souhait d’appeler une réponse immédiate de la part du spectateur y est tout aussi manifeste. Prenons l’exemple de Bad Taste. Au premier abord, le film ne paraît être qu’une œuvre gore-ironique parmi d’autres. On se rend cependant compte du contraire dès qu’on s’y attarde un instant. Tout concourt dans Bad Taste à distiller une impression baroque qui détourne le spectateur du caractère explicite des scènes et le recentre ailleurs – vers un étourdissement profond. On note dans l’œuvre quelques séquences out-of-sync et la complexité sonore en est somme toute inexistante: un homme marche, un chien aboie, la sonnette retentit; en aucun cas ou presque le son ne semble adapté à la nature particulière des plans. Le corollaire direct en est un déséquilibre formel, la création d’un film qui ne mord pas sur les contours du particulier. Même résultat intensificateur dans l’économie des cadrages. À de nombreuses reprises, le gros plan est privilégié au détriment du plan d’ensemble, de sorte que l’histoire se situe en apparence nulle part ou partout – jamais en tout cas à un endroit assignable, maîtrisable, rassurant.3

Bien différents de ces derniers sont les mécanismes employés dans WavelenghtTouch Me in the Morning et les œuvres de Lipsett. En extirpant le film d’horreur de sa syntaxe habituelle et en travaillant avec des images quotidiennes, ces titres prennent doublement au jeu le spectateur: ils suscitent chez lui un émoi, et un émoi d’autant plus grand qu’il est créé à partir de ce qui ne connote aucun danger. Ce qu’il y a de perturbant dans ces œuvres, en fait, c’est qu’on se trouve surpris d’avoir peur devant elles de ce dont on n’a pas peur en général. Ainsi, dans Wavelenght de Michael Snow, on s’étonne de redouter la présence d’un cadre banal où sont représentées des vagues. En est-on effrayé en raison de la musique stridente qui agace les oreilles, ou est-ce plutôt parce qu’on juge malsain, un brin pervers et par trop fétichiste d’effectuer un gros plan aussi long sur un cadre aussi fade? Quelle qu’en soit l’explication, le résultat est le même: surgissent ici des sentiments de trouble et de crainte.

Wavelenght, par Michael Snow

Dans Touch Me in The Morning, a lieu une cérébralisation de l’horreur; celle-ci doit être intelligée avant que d’être sentie. Ses dialogues de bas étage et ses pitreries font d’abord croire à un film d’humour, cependant que certaines scènes nous rappellent vite à l’ordre. Bien peu de choses dans l’image d’Andrews ont un contenu qui dénote l’horreur. Une intensité particulière découle toutefois de la petitesse des personnages: petitesse trop méticuleusement entretenue pour qu’aucune tragédie n’en résulte. Aucun indice ne permet de prédire quand ni comment le film dégénèrera –la tension est sourde, et l’explosion, imprévisible. Quelque chose demeure dans l’ombre, dont il est défendu de rire, mais qui a tout pour inquiéter.

Free Fall d’Arthur Lipsett fonctionne quant à lui d’une autre façon. En réutilisant et en radicalisant les procédés déployés dans Very Nice, Very Nice, le cinéaste travaille aussi avec l’étrangeté, mais délaisse les turlupinades pour se concentrer sur des images usuelles (fourmis, monuments, tableaux, etc.). D’ordinaire statiques, ces représentations sont juxtaposées à grande vitesse et prennent la structure chaotique du cauchemar. L’enchaînement arbitraire des plans, les ruptures de rythme, l’hétérogénéité des images – autant de réponses que l’homme apporte à la question du sens de la vie – mettent en évidence l’aspect multidirectionnel, voire éperdu de ces réponses. Il en émane en particulier une impression d’ «inquiétante étrangeté», laquelle apparaît «quand l’intime surgit comme étranger, inconnu, autre absolu, au point d’en être effrayant» (MENÈS, 2004: 21). 4

Ce sentiment d’inquiétude peut être éveillé par un concert d’autres mécanismes, dont l’appel au lame art. Défaillance profonde, ratage sévère, défaut, glitch, autant de termes qui résument l’essence de l’esthétique lame. On compte parmi ses représentants le collectif américain Paper Rad, mais aussi un certain nombre de réalisateurs, dont Phil Mulloy. Proche de la mouvance du Do It Yourself, les artistes associés au lame art pratiquent un recyclage inventif qui nous déshabitue du caractère léché des représentations et de la valeur d’efficience en général. Par le recours à des images épileptiques, la création d’histoires redondantes ou la mise en avant de personnages grotesques, ils placent immédiatement le spectateur en porte à faux avec le monde et lui font subir une souillure, qualifiable d’extrême parce qu’elle advient sans crier gare, par l’entremise d’images au ton juvénile. 

Attack of the Killer Tomatoes, par John De Bello

On décèle un paradoxe dans la pratique du lame art. En cherchant intentionnellement à rater et en ratant effectivement, ses représentants «réussissent à rater»: ils mobilisent des moyens appropriés en vue de faire long feu. N’est-ce pas dire alors qu’ils échouent à atteindre leur cible? Ou plutôt: le véritable lame art ne consisterait-il pas dans un ratage pur et simple (comme l’accident d’hélicoptère présenté dans Attack of the Killer Tomatoes), l’atteinte de tout objectif condamnant l’esthétique lame à n’en être pas une, à échouer, à rater? Sans doute, si l’on envisage le lame art à travers l’intention qui y préside, il ne rate pas au sens strict. Toujours est-il que l’effet qu’il produit sur le cinéphile s’enracine dans une esthétique de ratage; en sorte qu’il suscite bel et bien une expérience baroque qui confine à l’horreur –par la souillure, le déshonneur, le trouble aigu dont elle accable le spectateur.

Un second procédé cinématographique permet de rehausser l’horreur indépendamment de sévices palpables. Il faut entendre ici le bris du schème sensori-moteur et la rupture du «parcours-escalier»5. Ce bris, cette rupture adviennent d’au moins deux manières: tantôt par la construction d’un récit en forme de zigzag et par l’alternance de scènes imprévisibles, pas toujours crues ou scabreuses; tantôt par une diminution drastique de l’action dans les plans. Ces procédés ont pour conséquence de heurter les attentes du spectateur et de le transporter vers un haut degré de saisissement. Si la première forme de bris se passe d’exemple tant elle paraît évidente (mentionnons quand même le cas de L’Anguille, de Shohei Imamura, où un extrême apaisement succède à une ouverture violente), la seconde forme mérite un examen en soi. Gilles Deleuze écrit:

(CIT EN RET)Une situation purement optique ou sonore ne se prolonge pas en action, pas plus qu’elle n’est induite par une action. Elle fait saisir, elle est censée faire saisir quelque chose d’intolérable, d’insupportable. Non pas une brutalité comme agression nerveuse, une violence grossie qu’on peut toujours extraire des rapports sensori-moteurs dans l’image-action. Il ne s’agit pas non plus de scènes de terreur, bien qu’il y ait parfois des cadavres et du sang. Il s’agit de quelque chose de trop puissant, ou de trop injuste, mais parfois aussi de trop beau, et qui dès lors excède nos capacités sensori-motrices (DELEUZE, 1985: 19).

Là où le schème sensori-moteur persiste, persiste aussi la surexposition de l’action, motif par excellence par lequel s’expriment la violence et le gore. Lutter contre ce schème revient alors à combattre une double vulgate: d’une part, celle qui conduit les réalisateurs actuels à montrer toujours davantage d’action (en particulier des gestes vaseux, imbéciles ou violents) et autorise Bernard Émond à employer ce mot magistral: «Il y a trop d’images» (ÉMOND, 2007)6; d’autre part, celle qui fait oublier qu’une expérience de l’intensité peut se réaliser ici, maintenant, en dehors de toute mise en mouvement dans l’espace.

La monstration d’images crues n’est pas l’unique façon d’intensifier le vécu. Bien au contraire, l’exposition d’images abjectes semble si usitée de nos jours que l’option de la pudeur, disons-le franchement, peut jouer le rôle de trublion. Sans tenir compte des modalités de l’époque actuelle, c’est-à-dire en se situant non pas dans la relativité, mais dans l’absolu, on constatera par ailleurs que l’expérimentation de l’extrême a parfois lieu sans déplacement physique, sans mouvement brusque, en toute prudence, de sorte que l’option de la pudeur se trouve encore appuyée. «Avez-vous mis assez de prudence, demandent Deleuze et Guattari? Non pas la sagesse, mais la prudence comme dose, comme règle immanente à l’expérimentation: injections de prudence. Beaucoup sont vaincus dans cette bataille. [...] Pourquoi pas marcher sur la tête, chanter avec les sinus, voir avec la peau, respirer avec le ventre, Chose simple, Entité, Corps plein, Voyage immobile, Anorexie, Vision Cutanée, Yoga, Krishna, Love, Expérimentation» (DELEUZE et GUATTARI, 1980: 187). Assurant un lendemain à l’expérimentateur, les voyages prudents se réalisent sur place: ils appellent un travail sur l’intériorité où s’entrechoquent des affects; ils n’impliquent aucun danger ni aucune rudesse, mais déchirent l’intérieur humain en le faisant fourmiller. Étiqueté film d’horreur, The Children de Max Kalmanowicz se rapproche un tantinet de cette conception du voyage. Les assassins y sont des enfants contaminés, dont tout le pouvoir provient de leur apparente faiblesse. Pour mettre à mort leurs victimes, ils ne les étranglent pas, ne les fusillent pas, mais les câlinent.7 L’intensité suscitée par l’œuvre dérive donc moins de l’irascibilité des tueurs que de leur bénignité, concept qui évoque ici immédiatement la décence.

 

La distorsion de l’espace-temps et l’épuration-saturation

Les récents commentateurs n’ont eu de cesse de cultiver cette thèse, de la reprendre telle quelle ou encore de la nuancer: à l’image du cinéma pornographique et érotique, le gore concourt à satisfaire le plaisir scopophile. Selon la théorie initiée par Baudry (1978) et poursuivie par Metz (2002), la jouissance est rendue possible par la posture spectatorielle classique, basée sur l’obscurité de la salle et la passivité relative du spectateur. Immobile et plongé dans le noir, le cinéphile est libre de regarder à loisir sans jamais craindre d’être jugé. La singularité de cette posture tient à un paradoxe qui excite le regard du mateur tout en calmant sa honte: la scène épiée est percevable à la fois comme crédible, fabriquée et artificielle. «Le cinéma garde en lui quelque chose de l’interdit propre à la vision de la scène primitive, insiste Metz, mais aussi […] [il] se fonde sur la légalisation et la généralisation de l’exercice interdit» (2002: 91). Tout en sachant bien que les acteurs consentent au regard, le spectateur doit ajouter foi à ce qu’il voit pour en retirer contentement. Il devient nécessaire, dès lors, de diminuer les effets de distanciation afin de rendre la fiction immersive. Le gore n’échappe pas à la règle: pour assurer le plaisir du voyeur, il est contraint de minimiser le recours aux procédés brechtiens.

Il a été dit et redit que le cinéma gore s’approprie l’expression de «cinéma de l’extrême». Mais véhémence ne s’accorde pas qu’avec carnage. En faire fi, c’est négliger la commotion qu’on peut produire par la mise en cause de la posture spectatorielle classique. Bien que certains procédés de distanciation soient parfois employés dans le cinéma gore, il serait faux de croire que ce sous-genre remet en question cette posture. En cela, déjà, le splatter film s’éloigne plutôt de l’extrême: il ne fait que conforter le spectateur dans ses habitudes visuelles. En pointant vers autre chose que l’action simple, le cinéma pudique vexe pour sa part la jouissance du spectateur, il l’extirpe de la fiction et annihile son désir. La distorsion de l’espace-temps et l’épuration-saturation, autant de «procédés pudiques» qui ébranlent l’expérience spectatorielle classique et appellent l’attention dès maintenant.

Essentielle à l’immersion fictionnelle, la continuité de l’espace diégétique se trouve normalement assurée par le respect de diverses règles de montage (la règle des 180 degrés, le raccord de regard, le raccord de direction et le raccord dans le mouvement) (MOUREN, 1994: 140-146). Une simple dérogation à ces principes et les références spatio-temporelles se voient compromises: c’est ce qu’on appelle la saute ou le jump cut. En plus de heurter les principes classiques de la narration et de la sacro-sainte continuité dramatique, la saute perturbe la perception des personnages dans l’espace (BORDWELL, 1986: 85-90). Si elle provoque un effet de distanciation (c’est le cas par exemple dans À bout de souffle), elle entraîne aussi et surtout une perte de repère qui nourrit le sentiment d’horreur. Ainsi, pour en revenir à une œuvre de Peter Jackson, Bad Taste, les faux raccords de regard y morcellent l’espace, et l’absence de cadres élargis empêche le spectateur de localiser les personnages. Cette fragmentation contribue à l’élévation du suspense: puisqu’il ignore l’emplacement exact de l’action, le cinéphile ne peut prévoir l’issue des événements. Un procédé semblable est utilisé dans Ténèbres. En juxtaposant deux travellings subjectifs (celui de la victime et celui du tueur) dans le cadre d’un faux raccord, Argento installe une confusion chez le spectateur, il brouille peu ou prou les pistes en vue de «mieux le désarmer face à la violence» (ROUYER, 1994: 131). Comment ne pas reconnaître du même coup que la distorsion de l’espace filmique fait apparaître une part d’ombre, un espace imprenable et angoissant, et qu’elle perturbe la compréhension du monde diégétique?

Par-delà cette déformation, la dilatation du temps permet elle aussi de repousser les limites et d’écarteler le cinéma à l’extrême. Dans son Éloge du cinéma expérimental, Dominique Noguez clame: «Donner la durée brute est au cinéma le scandale des scandales» (37). Rapportant les propos de l’avant-gardiste Fernand Léger, qui rêvait d’un film d’une durée de 24 heures, il poursuit: «Je pense que ce serait une chose tellement terrible que le monde fuirait, épouvanté, en appelant au secours, comme devant une catastrophe mondiale» (37). Plus d’un cinéaste expérimental s’est réapproprié cette idée. On pensera entre autres à Michael Snow, mais également à tous ceux qui ont conjugué la dilatation extrême et les scènes d’horreur anthologiques. Ayons en tête la version de Psycho de Douglas Gordon. Ce dernier a ralenti la durée de l’original pour que la projection du film s’étende sur 24 heures. Assister à cette œuvre mène tout droit à une expérience ultime; mais la dilatation temporelle révèle aussi, plus largement, les limites du «tout voir». Une fois la scène de douche étirée, on constate en effet que l’angoisse provient moins de l’appréhension de son terme (qui ignore que la femme sera tuée?) que d’une fascination pour les gestes, le visage terrifié de la victime et le couteau qui s’en approche. Ici, c’est le prélude à la violence qui terrifie, et non pas tant la violence elle-même.

Ce procédé de distorsion devient encore plus efficace si on le double d’une tension formelle. Dans Inland Empire, David Lynch use de tous les mécanismes typiques du cinéma d’épouvante: gros plans sur des visages angoissés, recours à la caméra subjective, inserts sur des objets précis, embrouillement de la réalité par l’évocation de songes... Contrairement aux films qu’il pastiche, Lynch ne montre que peu d’images horrifiantes: non seulement n’insiste-t-il pas sur les causes de la peur, il ne brise jamais ou presque la tension créée, c’est-à-dire un certain effet de raidissement, en engendrant la catharsis. Pour ce néo-surréaliste, l’horreur émane avant tout de l’attente et de l’appréhension. «Le temps n'est pas ce par quoi les protagonistes et leurs actions se révèlent, mais la source d'une confusion, et d'une complexification croissante, entre la réalité et l'imaginaire» (BOUCHARD, 2007: 46). Or, en dilatant le temps dans une visée d’épouvante, Lynch en explicite tous les mécanismes. Il fait comprendre que l’expérience, pour voir son degré d’intensité augmenter, ne nécessite pas une monstration de violence, mais tout au plus un enchaînement de séquences confuses, un défilé de scènes où le pire et l’odieux demeurent toujours à venir, à jamais différés. Lynch concocte comme nul autre un théâtre-cauchemar duquel on ne se réveille pas: il «ne compte plus les planches, les rideaux, les pieds de micro (l'estrade d'Eraserhead, la foire d'Elephant Man, les clubs de Blue VelvetSailor et LulaLost Highway...). En les replaçant sur une scène mentale, il intensifie ses images soulignées au lieu de les neutraliser» (ALFERI, 2004: 225-226).

Le résultat est similaire lorsque la dilatation a cours sans que l’image soit située, sans qu’elle reçoive une mise en contexte. Considérons par exemple Mario Banana No. 1, court métrage d’Andy Warhol qui agit comme catalyseur de l’imagination. Le spectateur est catapulté devant un visage équivoque et silencieux. Autant se trouve resserré le cadre autour de la figure de Mario Banana, autant on incline à croire que l’action présente n’est que la pointe de l’iceberg, que les événements pourraient se déchaîner d’un moment à l’autre. La tension provient moins de la durée du plan-séquence que de l’absence d’explication visuelle ou sonore. Lorsque Mario Banana insère une banane dans sa bouche, le malaise ne se dissipe pas: même si l’image suggère un geste sexuel, l’intensité est préservée, contenue en sourdine. Un déséquilibre se crée dès lors entre la forme et le fond: la forme en révèle moins que ce que le fond voudrait exprimer (la sexualité) et le fond sexuel reste impuissant à dire tout ce que la forme suscite (l’absence de mise en contexte, le sentiment de perdition). Déséquilibre, disparité, perte de repères –on rencontre là l’un des symptômes mêmes du cinéma pudique: évoquant beaucoup, mais montrant peu, il implique un puissant paradoxe. En l’occurrence, moins = plus.

Une antinomie analogue se trouve engagée par un second mécanisme, que l’on appellera l’épuration-saturation. Visiblement contradictoires, ces deux termes ne le sont guère. Lorsqu’on épure une image, on la sature aussi, étant donné que tout dépouillement accroît l’importance du sujet exposé. Si les méthodes associées aux deux mécanismes diffèrent, les effets de l’un et l’autre se rejoignent à merveille, car ils permettent tous deux d’accentuer une présence. L’épuration met en évidence celle-ci en réduisant la pluralité à un terme précis, tandis que la saturation fonctionne par accumulation de même. À tout prendre, les procédés poursuivent un dessein identique: celui d’offrir, dans un même plan ou une même séquence, une image ultime, poussée à bout vers ses limites formelles, et qui débouche sur un écœurement. Cette image extrême met en place une situation optique et sonore pure. Elle détourne le spectateur de la diégèse et entrave son immersion, car elle se laisse difficilement cerner, contenir, saisir, à la différence des images narratives courantes. Les procédés d’épuration-saturation servent-ils efficacement le cinéma de l’extrême? Certes, une scène sobre et dépouillée est parfois synonyme de plan creux; mais elle devient bel et bien extrême quand on y voit conjugués les procédés en question –vecteurs de paradoxe et de contraste.  

The Christies, par Phil Mulloy

Qu’il suffise de porter regard sur le long métrage The Christies. À première vue, l’œuvre de Phil Mulloy relève tout entière de l’économie: un cercle fermé de personnages, toujours les mêmes, discutent en gros plan dans un interminable champ contre-champ. Leurs sujets de conversation se limitent aux besoins essentiels ou aux tendances du temps, ils utilisent une langue primitive et possèdent une voix robotique, dépourvue de nuance émotive. Leurs visages sont dessinés en aplat, dans une esthétique qui rappelle celle de «Paint», et les teintes employées demeurent inchangées. Si l’image en est épurée parce que de facture naïve, ses couleurs primaires sont obtenues par saturation. Paradoxe singulier en l’occurrence, car il débouche sur une thèse mordante, déstabilisante, communiquée par une forme non moins atypique. Comme pour montrer que la prétendue diversité dans laquelle l’homme évolue de nos jours n’est constituée, au fond, que de même, produite à la chaîne comme des biens de consommation, le film crée à satiété des espaces simples où tout s’entremêle – les voix, les couleurs, les personnages. Autre signe que pour Mulloy tout se ramène au même: lorsque Monsieur Christie entre en contact avec l’autre pour lui témoigner de l’affection, il fait l’amour avec le premier venu (sa femme, son enfant, son chien, Hitler, autant de personnages interchangeables) et démolit au final son expérience de l’altérité en se désirant lui-même.

En accord avec les préceptes de l’OuLiPo, qui considère que les contraintes formelles stimulent la création, T.O.U.C.H.I.N.G. de Paul Sharits se borne lui aussi au nécessaire pour échauder le cinéphile. La mise en boucle de ses images flicker et de son contenu sonore amène tôt ou tard le spectateur, surexposé à la redondance, à croire que ce qu’il voit ou entend diffère de ce qu’il voyait et entendait d’abord. Son esprit s’égarerait-il? Se lancerait-il à la quête de nouveauté afin de lutter contre l’étouffoir de la répétition? Telles sont les questions que soulève l’interminable expérience concoctée par Sharits, qui rehausse l’intensité en poussant à l’extrême deux mécanismes contrastés, la saturation (une répétition d’images identiques, colorées, stroboscopiques) et l’épuration (le film se réduit à ces images précises).

En matière d’antithèse, Enter the Void de Gaspard Noé n’est pas en reste. Aux images pleines, saturées et étourdissantes du générique d’ouverture viennent s’ajouter, comme des pôles opposés, d’interminables vols d’oiseaux hypnotiques et des expériences hallucinées, toujours de mêmes acabits. L’univers de Gus Van Sant y côtoie celui de Linda Lovelace et de Paul Sharits. L’intensité découle non seulement de la transition entre le générique et le cœur de l’œuvre, mais aussi de l’enchaînement de scènes où il ne se passe rien (des attentes, des discussions banales –une épuration) et de plans répétés où il ne se passe absolument rien (des actes de contemplation, des vols d’oiseau passif – une saturation). Si apparaissent dans l’œuvre quelques scènes de baise et de tuerie plus explicites qu’implicites, elles sont compensées coup sur coup par des séquences plus prudes, sorte d’éloges de l’inaction. C’est le mot d’Eisenstein qu’on voit alors confirmé, assurément bref, mais incontestable: «de simples confrontations contrastées […] produi[sent] souvent un effet émotionnel précis et puissant» (1974: 132), elles prennent au piège le spectateur.

 

Conclusion: appel à une conversion du regard

Définie ici comme tension intérieure ou comme l’effet direct d’une collision d’affects, la notion d’intensité n’a pas été soustraite à toute équivoque. Cette conséquence est voulue. Non seulement parce que le mot intensité possède un riche sens courant qui le rend compréhensible, mais parce que préserver son caractère ambigu permet d’illustrer à quel point le terme devient employable en des cas variés. Un cinéma intense, un cinéma extrême, qu’est-ce donc? Sans doute en partie un cinéma qui ne s’abstient pas de montrer l’horreur, la cruauté, mais aussi un ensemble d’œuvres qui ne se réduisent ni à la monstration ni à la suggestion.8Et voilà précisément ce vers quoi les pages précédentes ont tenté de faire signe: il est moyen d’éveiller une expérience de l’extrême, à rebours du désir contemporain de monstration, autant par le recours à l’insaisissable que par l’emploi de mécanismes pudiques. Parfois cérébraux, toujours saisissants, ces mécanismes sont nombreux et l’analyse qui précède a voulu expliquer, d’une part, en quoi une expérience de l’extrême peut impliquer la décence et, d’autre part, comment à partir d’éléments familiers on peut faire naître l’horreur.

Malgré l’importante sélection de films analysés ici, bien peu –sinon aucun– se sont pliés à l’injonction de pudeur du début jusqu’à la fin. Ne serait-ce pourtant pas un projet stimulant que de créer un film d’horreur en ne mobilisant aucune violence nette? Il a été souligné, dernièrement, que «le gore doit se faire une nouvelle jeunesse, trouver un second souffle hors du courant burlesque/parodique» (GODIN, 1994). Le genre splatter se serait-il donc essoufflé, têtu qu’il est de vouloir étaler ce qu’on a déjà vu? Peut-être bien, certainement même –avec toutes les réserves que cette affirmation appelle. Le cinéma pudique serait-il alors susceptible de lui venir en aide, ou tout au moins de bénéficier aux cinéastes dont le vœu est de susciter une expérience de l’extrême? À quiconque répondrait par la négative, non convaincu de la portée réelle du cinéma pudique, on aimerait bien répliquer ici, en toute décencesobrementavec un air un peu bégueule: s’impose peut-être dans votre cas une conversion du regard.

 

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MOUTIER, Norbert, «Un pionnier du Gore: Andy Milligan cinéaste de l’anormalité», L’écran fantastique, décembre 1992.

NOGUEZ, Dominique, Éloge du cinéma expérimental, Paris, Centre Georges Pompidou, 2010.

PARNET, Claire, «Deuxième partie», dans Dialogues (avec Gilles Deleuze), Paris, Flammarion, 1996.

ROSS, Philippe, Les visages de l’horreur, Paris, Edilig, 1985.

ROUYER, Philippe, «L’art de la coupe et de la découpe dans les films d’horreur», CinémAction, n° 72: Les conceptions du montage, P. Maillot et V. Mouroux (dir.), 1994.

—, Le cinéma gore. Une esthétique du sang, Paris, Cerf, 1997.

TOTARO, Donato, «Documenting the Horror Genre», Offscreen, vol. 10, 31 octobre 2006.

VALE, V. et A. JUNO, Incredibly Strange Films, San Francisco, RE/Search No. 10, 1988.

ZIZEK, Slavoj, «Andreï Tarkovski ou la chose venue de l’espace intérieur», dans Lacrimae rerum. Essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarkovski et Lynch, traduction de C. Vivier, Paris, Amsterdam, 2005.

 

  • 1. Sur l’étrangeté au cinéma, souvent associée à des films où la bizarrerie est explicite, voir VALE et JUNO, 1988.
  • 2. L’appellation ne réfère ici aucunement à une position politique, mais plutôt à l’apparente mesure dont fait preuve le cinéma pudique. Sur l’extrême-centrisme de Truffaut, voir BOUJUT, 1980: 44-45.
  • 3. Remarquons qu’il n’y a pas que par le gros plan qu’on puisse parvenir à accentuer l’intensité. Cela se vérifie déjà dans le film gore, comme le signale Philippe Rouyer: «[l’]alternance du gros plan (l’horreur au détail) et du plan moyen ou du plan d’ensemble (recul nécessaire pour apprécier l’action) demeure la première règle syntaxique du gore» (ROUYER, 1994: 128).
  • 4. Aux films de Lipsett, on pourrait assurément en ajouter d’autres, dont Yes Sir! Madame de Robert Morin – qui présente avec génie l’horreur du quotidien.
  • 5. Pour une analyse du «parcours-escalier» dans A Serbian Film, qui de marche en marche mène à un paroxysme attendu, voir DEMERS et FRADET, 2011: 17-18.
  • 6. Voir aussi Bernard Émond, Il y a trop d'images. Textes épars 1993-2010, Montréal, Lux Éditeur, 2011, 121 p.
  • 7. «Les enfants vont vite parce qu’ils savent se glisser entre», signale Claire Parnet, laissant entendre qu’il leur suffit de s’immiscer en douceur (partout où ils peuvent) pour faire corps avec un devenir et/ou causer des dégâts (PARNET, 1996: 41).
  • 8. Il est manifeste que notre but n’a pas été de resserrer le sens du mégagenre de l’extrême, mais plutôt de l’élargir. Aussi cet élargissement pourrait-il être le prélude à une dilatation encore plus grande –le cinéma d’horreur n’étant pas le seul genre, sans doute, capable de donner lieu à une expérience de l’extrême.