La déchéance du superhéros

La déchéance du superhéros

Soumis par Martine Meloche le 23/02/2012

 

La bande dessinée américaine de superhéros a eu son lot d’intrigues linéaires et de personnages sans profondeur. Les années 80 ont par contre vu l’émergence d’œuvres importantes qui ont remis en question les conventions en offrant des réinterprétations majeures de la figure du justicier. Nous proposons de montrer comment Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons propose un univers trop complexe pour permettre l’existence de superhéros classiques. Aux personnages de cette BD, créés spécialement dans le cadre de cette série, seront comparés deux figures canoniques du superhéros: Batman et Superman, eux-mêmes réinterprétés par Frank Miller dans The Dark Knight Returns.

Watchmen étant d’une infinie complexité, nous nous concentrerons essentiellement sur les motivations qui animent ses justiciers, sur leur moralité, et sur l’important dilemme engendré par le plan d’Adrian Veidt, responsable de millions de morts dans le but de sauver l’humanité. Du côté de TDKR1, nous verrons comment Miller éloigne Batman et Superman de l’image qui leur a été apposée depuis des décennies, offrant ainsi un portrait moins glorieux de ces figures mythiques.

Watchmen d’Alan Moore présente un éventail considérable de personnages. Pas des superhéros, mais des justiciers masqués; des gens ordinaires, venant de tous les milieux, ayant décidé de se costumer et de combattre le crime par leurs propres moyens. Ces nombreux personnages, versions plus complexes, mais moins illustres du superhéros conventionnel, remettent en question les motivations et les valeurs de ces héros.

Le superhéros classique, que ses pouvoirs lui soient octroyés dès la naissance ou à la suite d’un incident, est mû par des motivations très simplistes. Le Mal existe, et en tant qu’être doté de pouvoirs le rendant supérieur, il se doit de protéger les innocents. C’est un devoir qui n’est motivé que par cette simple constatation: j’ai le pouvoir de le faire, je dois donc le faire. Mais sous une perspective plus réaliste, qu’est-ce qui motiverait un individu sain d’esprit à se costumer pour sortir la nuit battre des criminels?

Watchmen propose une réponse, beaucoup moins noble que celle des BD classiques, par le biais des personnages de la première génération de justiciers, les Minutemen. Des documents mis en annexe à la fin de chaque chapitre permettent de comprendre ce qui a motivé deux de ces justiciers. Dans un des extraits de la biographie rédigée par Hollis Mason, alias Nite Owl, un court passage élude rapidement la question: «I dressed up like an owl and fought crime because it was fun and because it needed doing and because I goddam felt like it.» (Moore, 1986, 1: 31 ). Hollis Mason a donc simplement voulu satisfaire son plaisir personnel. Les intérêts personnels sont tout aussi présents dans le cas de Silk Specter, qui s’est servi de la mode des justiciers pour faire avancer sa carrière. À la fin du chapitre 9 se trouve la coupure d’une interview de la justicière. Comme chez Nite Owl, Silk Specter ne cache pas la raison de cette orientation de carrière: l’argent (“Well, let me say this, for me, it was never a sex thing. It was a money thing.” Ibid., 9: 32) . Ces Minutemen sont donc animés par des motivations bien peu héroïques, démontrant qu’une société réaliste ne pourrait voir émerger de réels superhéros motivés par une raison vague du bien à accomplir.

La deuxième génération, qui ne porte pas de nom puisqu’elle ne se sera jamais unifiée, comprend des individus tournant en dérision différents archétypes de superhéros (Morrison, 2011: 196). Trois d’entre eux –Nite Owl, Rorschach et Ozymandias– représentent trois facettes du personnage de Batman, facettes mises sous un jour beaucoup moins brillant. Le deuxième Nite Owl, ayant pris la relève de Mason, représente l’aspect technologique de Batman. Héritier de son père banquier, Daniel Dreiberg possède les ressources financières nécessaires pour se procurer tout un éventail de gadgets à l’effigie du hibou –un animal nocturne volant, qui plus est. Mais Dreiberg a raccroché sa cape après le passage de la loi Keene interdisant le «vigilantisme», et sa cave secrète s’est couverte de poussière. Des justiciers de la deuxième génération, Nite Owl est sans doute le moins menaçant de tous. Son utilité repose uniquement sur ses gadgets –il a fourni un fusil-harpon à Rorschach– et son aéronef qui permettra à Rorschach d’atteindre Ozymandias basé en Antarctique. Ce dernier n’intente d’ailleurs rien contre Nite Owl, alors qu’il avait fait arrêter Rorschach, preuve qu’il ne représentait pas une menace à l’exécution de son plan.

Le personnage de Rorschach partage avec Batman sa morale manichéenne, l’un des aspects les plus importants du superhéros. Cependant, chacun des autres traits de Rorschach est systématiquement opposé à ceux du Chevalier Noir, faisant de lui une véritable antiphrase du personnage. Walter Kovacs est d’une laideur fascinante ("Physically, he’s fascinatingly ugly”, Moore, 1986, 6: 1), a de graves problèmes d’hygiène (on lui reproche à de nombreuses reprises sa mauvaise odeur), et vit dans la pauvreté. Tout le contraire du beau et richissime Bruce Wayne, jusqu’au rapport entretenu avec les parents: la mort des Wayne traumatisera Bruce, alors que la mort de la mère de Kovacs, une prostituée, le laisse complètement indifférent. Rorschach se démarque également par sa capacité à recycler des objets du quotidien pour en faire des armes mortelles; aucun outil sophistiqué ne sort d’une ceinture miraculeuse à la capacité de stockage illimitée! Puisque Rorschach est si différent de Batman, le côté moral qui les relie n’en ressort que plus. Et encore, cet aspect est mené à l’extrême. Rorschach, lui, n’hésite pas à tuer les criminels. Alan Moore a d’ailleurs développé le personnage avec l’intention de dépeindre le portrait de Batman dans le vrai monde, sans considération pour la seule règle qu’il se soit appliquée. 

Si Rorschach est une nouvelle version de Batman, la réinterprétation du  personnage proposée par Frank Miller dans TDKR s’en rapproche étroitement. Le Batman de Miller n’a pas abandonné sa règle d’honneur, mais use de méthodes beaucoup plus extrêmes. Dans TDKR, Batman est un véritable tortionnaire, physiquement et mentalement. Par exemple, dans le livre 1 «Le retour», Batman doit maîtriser un jeune criminel. Pour y arriver, sept options s’offrent à lui. Trois seraient fatales, trois autres épargneraient le voyou. Il opte pour celle qui, sans être fatale, sera douloureuse. Le but de Batman n’est plus seulement d’arrêter le criminel, mais aussi de le traumatiser pour de bon.

Enfin, Adrian Veidt, alias Ozymandias, se rapproche davantage de Bruce Wayne. Homme d’affaires riche s’étant fait justicier après avoir voyagé de par le monde, Ozymandias se sert de son empire pour mener à bien sa quête. En tant qu’Adrian Veidt, il fait des dons à des œuvres de charité; en tant qu’Ozymandias, il tente d’instaurer une paix mondiale en assassinant des millions de New-Yorkais. Si Ozymandias accomplit le rêve utopique de tout superhéros, il entache ce rêve en employant de terribles moyens pour l’atteindre. Il pose un horrible dilemme dans lequel on ne peut trancher entre ce qui est bien et ce qui est mal. Le sacrifice d’innocents est-il acceptable s’il peut mener à une paix mondiale? La fin ouverte laisse au lecteur le choix de décider, quoique certains détails tendent à montrer que le plan de Veidt échouera, comme nous le verrons plus loin.

L’univers de Watchmen n’est pas aussi simple que celui d’une BD de superhéros. Ce qui est bien et ce qui est mal n’est pas clairement défini. Tout dépend de celui qui pose son jugement. Alors que le superhéros typique est «bon, moral, respectueux des lois naturelles et humaines » (Eco, 1976: 37) et sait reconnaître ce qui est bien sans que le lecteur ait à remettre en question ses valeurs, les personnages de Watchmen sèment la controverse en se faisant les agents de dilemmes moraux complexes. Dès lors, il est difficile de déterminer la nature de certains de ces justiciers masqués parce qu’ils ne peuvent être catalogués en tant que superhéros ou en tant que supervilain.

Reprenons le cas d’Adrian Veidt. À l’instar du superhéros classique, celui-ci dirige ses actions «vers un rejet final du mal et vers le triomphe des honnêtes gens » (ibid.). Ses intentions sont bonnes, et il est convaincu d’agir pour le plus grand bien de l’humanité. De là toute l’ambiguïté de ces décisions: il n’y a pas que les gentils qui soient convaincus du bienfondé de leurs actions; les méchants aussi.

À ce titre, Veidt s’éloigne de la figure du superhéros. Ozymandias ne limite pas ses projets à résoudre les problèmes d’une population locale. Il vise une paix mondiale, et pour y arriver, ne peut se contenter de lutter contre la criminalité de New York. Pour lui, s’en prendre uniquement aux criminels revient à combattre un symptôme d’un problème plus important. Or, s’occuper de ces symptômes constitue justement la quête du superhéros classique: “A classic superhero has no axes to grind, no agendas to put forth and pursue. The superhero’s role is to get the cat out of the tree, not to prune the tree or discipline the cat ” (Fingeroth, 2004: 162). Les projets d’Ozymandias le rapprochent plus du vilain puisqu’ils sont orientés vers un changement: “The villains can be seen as having more well-defined values than the heroes. They have a desire to change the world. That change may be out of a need for revenge or a thirst for power, but they are the instruments of change ” (id: 163)

Et Ozymandias est un ennemi des plus redoutables si l’on considère qu’il est persuadé d’avoir raison  au point où rien ne se mettra en travers de son chemin2. C’est donc au nom de ses propres convictions qu’il imposera un nouvel ordre du monde au reste de l’humanité. Cela ne peut que démontrer que, malgré ses prétentions de vouloir le bien des autres, Ozymandias est un homme égocentrique. La première réaction qu’il aura en constatant la pacification des pays en conflit sera de crier: «I did it! » (Moore, 1986, 12:19), démontrant sa satisfaction à l’égard de sa réussite personnelle. Et pourtant, on ne peut pas étiqueter Adrian Veidt en tant que vilain ou en tant que héros. Watchmen vise justement à brouiller les limites de ces deux catégories de personnage imposées par les conventions. Veidt se fait même ironique lorsqu’il annonce qu’il n’a pas fait l’erreur typique du vilain de BD qui dévoile tout son plan avant de l’avoir mis à exécution3.

TDKR remet également en question cette catégorisation du bon et du méchant. Batman y est complexifié, se révélant être le dangereux mélange entre Bruce Wayne et une part sombre et dangereuse, symbolisée par la chauve-souris, risquant à tout instant de l’engloutir. L’image terrifiante de la chauve-souris, gueule ouverte, «l´haleine chaude, encore chargée du goût des ennemis tombés… de la puanteur de la mort et de la damnation » (Miller, 2009, 1:10) est apposée à la fin du livre 1, à celle de Batman et celle de Two-Face. Batman voit en lui son propre reflet (id, 1: 46) . Il s’identifie donc au méchant, est conscient que pour combattre le mal, il se doit de tendre vers lui. Superman rapporte d’ailleurs les paroles de Batman: «Bien sûr que nous sommes des criminels […]. Nous devons être des criminels» (id, 3: 30). Il est en effet facile d’associer Batman à un être mauvais. Jetant un des complices de Two-Face par la fenêtre, il lui fait comprendre qu’il n’a aucune considération pour ses droits et que s’il ne lui donne pas les informations qu’il recherche, il le laissera se vider de son sang4. Tortures physiques et psychologiques montrent le Chevalier Noir sous un jour beaucoup moins vertueux.

Si le Batman de Miller et Ozymandias permettent de constater comme il est difficile de distinguer les bons des méchants, le personnage de Rorschach dévoile l’absurdité du code moral manichéen du superhéros classique. Contrairement aux cas de Nite Owl et de Silk Specter, Rorschach est devenu justicier afin d’appliquer ses principes du bien et du mal  sur le monde (“Because there is good and there is evil, and evil must be punished. Even in the face of Armageddon I shall not compromise in this”, Moore, 1986, 1:24); c’est ce qui fait de lui le personnage se rapprochant le plus d’un héros classique de BD, ce qui lui a valu d’être le protagoniste le plus populaire de la série5.

La séparation nette que Rorschach exerce entre le bien et le mal devrait donc logiquement rendre ses actions et décisions plus faciles à comprendre que celles des autres personnages; il n’en est pourtant rien, bien au contraire! La détermination obstinée de Rorschach dévoile toute l’incohérence de son code moral. L’exemple le plus flagrant concerne de nouveau le plan d’Ozymandias. Rorschach s’y oppose. Il refuse de cacher la vérité au reste du monde, au point de préférer se faire assassiner plutôt que de se taire. Décision radicale. Et pourtant, plusieurs années auparavant, il affirmait être d’accord avec la décision du président Truman d’avoir lâché les bombes atomiques sur le Japon sous prétexte que ce sacrifice allait sauver de nombreuses vies6. Nous retrouvons donc deux situations presque identiques: une guerre menace l’ensemble de la population mondiale, un homme prend la décision de tuer des millions de gens dans l’intention de stopper cette guerre. Pourquoi être d’accord avec le président Truman et pas avec Adrian Veidt? Dans le premier cas, le président a été élu par la population, alors que dans l’autre, Veidt agit à l’insu de la population. Cette différence ferait pencher la balance en faveur du mal. Pour Rorschach, la vérité est si importante qu’il refuse de considérer d’autres éléments considérables du problème tels le nombre de victimes et la quantité de personnes indirectement sauvées.

Cette façon de juger du bien et du mal chez Rorschach est symboliquement représentée dans son masque: deux liquides (blanc et noir) bougent entre deux couches de latex, sans se mêler. Il n’y a pas de zones de gris, mais le blanc et le noir changent constamment de forme. Dans un monde constitué de zones grises, Rorschach doit constamment réinterpréter les nouvelles formes que ce monde adopte, au risque de paraître incohérent; ce qui semblait blanc à un certain moment est désormais noir.

Ce manque de constance découlant d’une interprétation personnelle rapproche dangereusement Rorschach du despotisme (Tremblay-Gaudette, 2010: 79). Le sens au monde et les règles qui y sont appliquées n’ont de logique que pour lui. Il s’agit d’un autre point en commun avec le Batman de TDKR chez qui le caractère hors la loi a été remis de l’avant par Miller7. Comme Rorschach, il croit que pour le monde ait un sens, ce sens doit être imposé ("le monde n’a de sens que si on le force à en avoir un…» Miller, 2009, 4: 39). Ce comportement n’est en soi pas très éloigné de celui d’Ozymandias; tout comme ce dernier, Rorschach est convaincu d’être celui qui a raison et agit coûte que coûte en fonction de ses convictions. La principale différence réside dans l’étendue des conséquences de leurs décisions. En effet, Rorschach ne nourrit pas de projets à grande échelle. En s’en prenant aux bas-fonds de New York, il reste dans cette pérennité du héros, cette quête sans fin qui est réactive en fonction de la criminalité, et non proactive  vers un changement global et permanent (Fingeroth, 2004: 163).

Rorschach ne fait qu’essuyer la bave de la gueule d’un animal qui a la rage (“This city is dying of rabies. Is the best I can do to wipe random flecks of foam from its lips?” Moore, 1986, 1: 16). Et en raison de sa nature proche de celle du superhéros, on serait en droit de croire que les conséquences de ses actes seront restreintes. Mais la fin ouverte de Watchmen laisse entendre que la découverte du journal de Rorschach pourrait faire encore plus de victimes que son silence. Chaque chapitre de la série se conclut sur deux éléments: une citation de laquelle le chapitre tient son titre et, sur la page opposée, l’image d’une horloge marquant un décompte au fur et à mesure que du sang recouvre cette page. Minuit représente le moment d’une catastrophe (la guerre nucléaire) qui affectera le monde entier. Or, l’horloge n’indique minuit qu’après la découverte du journal de Rorschach, à la fin du chapitre 12, et non lorsque Veidt massacre New York, au chapitre 11. D’ailleurs, la couverture du chapitre final montre en gros plan les aiguilles d’une horloge indiquant minuit moins une minute. La toute dernière image de Watchmen indiquerait donc qu’encore plus de gens vont mourir. La citation de John Cale: “It would be a stronger world, a stronger loving world, to die in” accolée à la case montrant la découverte du journal est lourde de signification (Moore, 1986, 12: 32). En découvrant la supercherie, le monde en paix entrera de nouveau en guerre. Cette issue possible de Watchmen montre que même un justicier s’en tenant à un code strict basé sur la séparation du bien et du mal pourrait entraîner des conséquences très graves sur le reste du monde.

C’est qu’il n’y a pas de place pour une telle morale dans le monde réel. À l’opposé de Rorschach et de son code d’honneur, nous trouvons le Comedian. Le Comedian est le personnage qui critique le plus ouvertement les justiciers masqués. Lors de la réunion avortée des Crimebusters, il résume en quelques phrases le ridicule de la situation: “You people are a joke. You hear Moloch’s back in town, you think ‘Oh, boy! Let’s gang up and bust him!’ You think that matters? You think that solves anything? ” (Moore, 1986, 1: 11). Il a compris que se déguiser et combattre le crime ne sert à rien, que les véritables problèmes mondiaux sont trop grands pour être l’affaire d’une poignée d’individus. Pour le Comedian, les codes d’honneur ne riment à rien. Mercenaire à la solde du gouvernement, c’est un assassin et un violeur.

D’une part, le Comedian a abandonné tous les idéaux des superhéros; de l’autre, Rorschach tient obstinément à ceux-ci et refuse le moindre compromis. Nous avons affaire à deux extrêmes concernant les valeurs des superhéros  et dont les représentants sont les deux seuls justiciers à mourir (en excluant les Minutemen) (Tremblay-Gaudette, 2010: 162). Coïncidence? Plutôt une autre manière de représenter le fait que ce code moral manichéen ne peut exister dans l’univers de Watchmen.

Watchmen, en tant que critique de la BD de superhéros, montre le paradoxe avec lequel les personnages classiques sont coincés. Ce n’est pas pour rien s’ils ne peuvent accomplir de grandes choses. Chaque action insère le sujet dans un rapport de causalité, donc dans le temps. Un personnage qui agit évolue dans une temporalité et, par conséquent, vieillit, se rapproche de sa mort et de sa disparition («agir signifie […] se consumer», Eco, 1976: 28). En ce sens, ce n’est pas anodin si Watchmen traite aussi bien de la déchéance du superhéros que du thème du temps. La déchéance du héros par le temps qui passe est également abordée dans TDKR. Bruce Wayne a vieilli: il est moins rapide, son cœur est faible. Il simule à la fin de la série une crise cardiaque pour retrouver sa liberté entravée par Superman qui a reçu l’ordre de l’arrêter. Batman est en soit extrêmement près de la mort, s’éloignant ainsi d’une figure mythique et intemporelle.
Le Chevalier Noir n’est pas le seul à voir son image altérée; Superman aussi subit une réinterprétation. Dans TDKR, Superman n’a pas vieilli. On présente Clark Kent – sans dissimuler une certaine ironie – dans toute sa magnificence: le dos bien droit, vêtements moulants, chemise entrouverte, la chevelure au vent, entouré de papillons , Superman est éternellement jeune et puissant (Miller, 2009, 3:13). Mais Miller a perverti le personnage. Comme le Comedian, Superman est à la solde du gouvernement. Chargé d’arrêter Batman, il participe également à la guerre contre les Soviétiques. S’impliquer ainsi hors des limites de Gotham ou de Metropolis déroge à sa nature même: «Le civisme de Superman est parfait, mais il s’exerce et se manifeste dans les limites d’une petite communauté fermée» (Eco, 1976: 38). En le faisant agir sur la scène internationale, Miller corrompt la nature de Superman et le condamne à perpétrer des gestes l’impliquant dans un rapport de causalité plus important, et donc dans une temporalité qui l’éloigne de la figure mythique qu’il représente.
Comme ses personnages, le monde dépeint dans une BD ne doit pas changer radicalement au risque de se rapprocher de sa disparition («chaque modification générale pousserait le monde [… ] vers la consumation» Eco, 1976: 39) . Cette disparition doit, d’un point de vue romanesque logique, un jour ou l’autre se produire, mais dans Watchmen, Ozymandias accélère considérablement le processus en provoquant une paix mondiale. Paix ou non, le changement radical du monde le condamne à sa consumation. Watchmen ne pouvait donc se terminer qu’avec la fin du monde et celle de ses héros. Cette fin trouve de nouveau un écho dans l’œuvre de Miller: le dernier livre de la série se termine avec un combat entre Batman et Superman. Batman s’en prend à l’emblème de la bande dessinée et des autres superhéros, symbolisant par ce combat l’enjeu même de Watchmen et de TDKR: le justicier déchu détruisant l’image conventionnelle du superhéros s’étant déployée depuis une cinquantaine d’années.

En somme, Watchmen et TDKR prouvent que les personnages de superhéros ne sont pas condamnés à suivre les conventions et qu’ils forment un terreau fertile de possibilités narratives. Nous avons vu quelques unes de motivations pouvant nourrir les ambitions de tels personnages; comment ceux-ci pouvaient facilement parodier la figure du héros conventionnel; nous avons constaté que, sous une certaine interprétation, il n’est pas nécessairement facile de distinguer le bon du mauvais, et que la vision manichéenne du superhéros n’est pas infaillible; enfin, nous avons pu remarquer que la déchéance du héros de BD est intimement liée aux actions qu’il pose et à la place qu’il occupe dans la temporalité.
En comparant Watchmen et TDKR, deux catégories de personnages apparemment opposées, à savoir les gens ordinaires contre les héros canoniques de l’histoire de la BD américaine, se sont avérées avoir beaucoup de points en commun, prouvant ainsi que tout héros littéraire, qu’il représente une personne ordinaire ou un être exceptionnel, par sa nature romanesque subit inévitablement le passage du temps. La BD étant récente dans l’histoire de la littérature, il sera intéressant de voir comment évolueront ces personnages, et si une figure comme celle de Superman ou de Batman finira un jour par mourir définitivement.

 

Bibliographie

Umberto Eco, «Le mythe de Superman», Communications, no 24, 1976

Danny Fingeroth, Superman on the Couch: What Superheroes Really Tell Us about Ourselves and Our Society, New York, Continuum, 2004

Frank Miller, The Dark Knight Returns, Panini France, 2009

Alan Moore, Watchmen, New York, DC Comics, 1986

Grant Morrison, Supergods. What Masked Vigilantes, Miraculous Mutants, and a Sun God From Smallville Can Teach Us About Being Human, New York, Spiegel & Grau, 2011

Gabriel Tremblay-Gaudette, «Le tressage à portée interprétative comme modalité de lecture: étude du roman graphique Watchmen de Dave Gibbons et Alan Moore», Université du Québec à Montréal, 2010

 

  • 1. Afin d’éviter d’alourdir le texte, l’abréviation TDKR remplacera désormais le titre The Dark Knight Returns
  • 2. «A dangerous type of villain is “the right man,” the person so convinced his cause is just that he will stop at nothing to achieve it.» Christopher Volger, cité par Fingeroth, 2004: 163
  • 3. «Dan, I’m not a republic serial villain. Do you seriously think I’d explain my masterstroke if there remained the slightest chance of you affecting its outcome?» Moore, 1986, 11: 27.
  • 4. «Tu as des droits. Des tas de droits. Parfois, je me surprends à les compter jusqu’à en devenir fou. Mais dans l’immédiat, tu as un éclat de verre planté dans l’artère principale de ton bras. Tu te vides de ton sang. Et je suis la seule personne au monde qui puisse t’emmener à l’hôpital à temps» Miller, 2009, 1: 36
  • 5. «In spite of Moore’s efforts to make Rorschach hard to like, the character’s inflexible moral code and refusal to compromise his principles turned him into the book’s star. In the gray-toned ambiguity of watchmen’s bleak moral universe, Rorschach with his dogged determination and clarity of purpose, was closest in spirit to the classic comic-book superhero.» Morrison, 2011: 198
  • 6. On retrouve cette déclaration à la fin du chapitre 6, dans le dossier de Walter Kovacs monté après son arrestation. Moore, 1986, 6: 30
  • 7. «In the fifty years since his creation, Batman had become a friend of law and order, but Miller restored his outlaw status to thrilling effect.» Morrison, 2011: 190.