La culture du deejaying : état des lieux II

La culture du deejaying : état des lieux II

Soumis par Stéphane Girard le 22/05/2019
Catégories: Esthétique, Musique

 

Dans le cadre du premier volet de la présente réflexion consacrée à la problématique de la spatialité dans le champ de la musique électronique contemporaine, nous avons établi qu’en dépit du fait que le deejaying reste caractérisé par ses dimensions déterritorialisantes et rhizomatiques, diverses marques spatiales peuvent néanmoins se retrouver actualisées à même la sélection musicale déployée via une prestation de disc jockey. Ces marques, nous l’avons vu, se rapportent entre autres aux lieux de la composition de la musique en tant que tels, mais aussi aux lieux de sa production/fabrication, de sa distribution et de sa diffusion, et leur repérage permettrait d’entreprendre une véritable sociogéographie de la musique (voir Boutouyrie, 2010).

Pour ce qui est de l’approche plus strictement poétique que je privilégie pour ma part lorsque j’aborde la pratique enregistrée du deejaying –et sa circulation subséquente par l’intermédiaire de ce qu’on appelle communément le mixtape–, je constate que le paradigme de l’identité spatiale recourt certes à ces marques (voir Girard, 2018: 113-121), mais ne s’y limite aucunement. À vrai dire, la méta-identité mise de l’avant dans le cadre d’un mixtape et grâce à laquelle les DJ en viennent à développer une «image» auctoriale qui leur est propre sollicite toute une série de mises en relation paradigmatique, notamment sur les plans générique, linguistique, temporel, symbolique, etc. C’est ce qui m’amène d’ailleurs à conclure que cette même méta-identité «ne peut jamais prétendre à une représentation strictement axée sur une quelconque référentialité. C’est, en fin de compte, une identité spatiale de toute espèce et aux origines géographiques éclectiques qui se retrouve à être proposée par le mixtape» (ibid.: 116).

Pourtant, la musique électronique (ne serait-ce que sous son versant disons discursif, c’est-à-dire tout ce qui a trait à comment on en parle) n’a de cesse de solliciter un tel ancrage spatial: on se réfèrera volontiers, par exemple, à un lieu d’appartenance précis (tel producteur de Paris, telle étiquette de disques de New York), à des scènes génériques (le dub et le reggae originaires de la Jamaïque, le Shaffel autour de l’écurie Kompakt basée à Cologne, le trip-hop de Massive Attack, Portishead, Tricky et consorts ayant pris naissance à Bristol), à des évènements (le festival electroclash de Brooklyn, la queue pour entrer au Berghain à Berlin), à des esthétiques (pensons à l’éclectisme typique du club Robert Johnson, petite, mais influente discothèque underground de Francfort) ou à du capital symbolique (pensons à la réputation internationale de la sonorisation de l’afterhour Stereo de Montréal). On mentionnera également, voire systématiquement, l’origine nationale des DJ lorsque l’on aborde leur pratique (qu’elle ait lieu in situ ou dans le cadre d’un enregistrement): néanmoins, peut-on entendre cette même origine à l’écoute d’un mixtape? La spécification géographique ou nationale y demeure-t-elle même signifiante, c’est-à-dire pertinente?

Pour répondre à cette question, je me réfèrerai à trois mixtapes conçus par des DJ d’une même origine nationale pour la série intitulée « Mix-en-stock ». En effet, quelques mois avant la publication de Poétique du mixtape en 2018, j’ai commissionné auprès de DJ underground internationaux un mix d’une heure destiné à être partagé sur SoundCloud (https://soundcloud.com/mix-en-stock). Une telle série d’enregistrements pourrait ainsi permettre la mise en application de la méthode d’investigation du phénomène développée dans l’essai, mais elle peut tout autant ouvrir à sa révision, voire à sa contestation. De la vingtaine de DJ que j’ai contactés alors –et ce, en m’appuyant sur mes compétences encyclopédiques relatives à la musique électronique et sur mes strictes préférences personnelles, mais aussi sur cette intuition voulant que la pratique de ces disc jockeys me semblait, sur les plans paradigmatique ou syntagmatique, singulière–, Dar Adal, Borusiade et Agnes Aves sont celui et celles qui ont répondu avec le plus d’enthousiasme à ma proposition et qui ont soumis leur contribution en premier. Puisque ces trois DJ sont originaires de Roumanie, la problématique de la méta-identité spatiale spécifiquement roumaine s’est en quelque sorte imposée d’elle-même, au hasard de mes échanges avec ces praticiens et praticiennes du deejaying, et c’est à l’aune des éléments de ma poétique du mixtape que je me propose maintenant de la déconstruire.

L’ancrage spatial dual de Dar Adal

Des trois DJ d’origines roumaines de la série « Mix-en-stock », Dar Adal (pseudonyme de Radu Popa) est celui dont la pratique demeure la plus reliée à la Roumanie: même si ce dernier se produit parfois à l’étranger, il présente en effet ses prestations à titre de disc jockey principalement dans des discothèques de Bucarest (Control Club, C8, Jules Vernes, Manasia Hub, Casa Presei Libere, Club Eden, etc.), où il réside également. Cela dit, sur le plan strictement musical, on constate que cet ancrage roumain de la pratique de Dar Adal n’est jamais actualisé à même sa sélection pour le volet «001» de la série. En effet, les artistes dont les morceaux se trouvent intégrés au syntagme sont notamment originaires du Royaume-Uni (Giant Swan, Shackleton, Lurka), d’Argentine (Skelesy) ou d’Ukraine (Voin Oruwu) (ce sont là des marques géographiques liées à la composition dans la typologie de Boutouyrie). Sinon, les étiquettes de disque qui ont commercialisé ces enregistrements (soit ce que Boutouyrie appelle cette fois la production/fabrication) sont établies pour leur part au Royaume-Uni à nouveau, en Croatie, en Allemagne, en Espagne, en France ou aux Pays-Bas. En ce sens, on pourrait affirmer que le deejaying de Dar Adal se veut d’abord et avant tout centrifuge sur ce mixtape, dans la mesure où il refuse toute forme d’enracinement littéral à même le lieu de son énonciation –soit son embrayage spatial spécifiquement bucarestien– pour privilégier cette déterritorialisation et ce cosmopolitisme que l’on sait typiques de la pratique.

À cet égard, le morceau d’ouverture de « Mix-en-stock 001 » ne pourrait être plus explicite. En effet, le communiqué de presse qui accompagne «Asmoro» de Marsesura nous informe des origines spatiales résolument ambivalentes de la pièce en termes cette fois de fabrication et de diffusion: «This production is a collaborative effort of Jakarta-based DIVISI62 and Berlin-based DISK (formerly known as Diskant). It features 4 tracks by the constituents of DIVISI62 that are inspired by Indonesia’s urban slums, dangdut and pencak silat» (voir https://divisi62.bandcamp.com/album/animisme-disk15). L’instrumentation d’«Asmoro», avec ses percussions nonchalamment tribales, impose donc d’emblée un certain dépaysement «orientalisant» (plus spécifiquement indonésien dans ce cas: le dangdut dont la pièce s’inspire est une forme de musique populaire locale), et ce sont des sonorités semblables que reproduiront à leur tour d’autres chansons sélectionnées et combinées à même le mixtape par Dar Adal: pensons à «Sa Eline» de Tolouse Low Trax (sur la page Bandcamp du duo, l’étiquette générique «tribal» est attribuée au morceau: voir https://tolouselowtrax.bandcamp.com/track/sa-eline), à «Death Is Not Final» de Shackleton, à «Halay (Cornelius Doctor Lonley Remix)» de Ko Shin Moon & Simple Symmetry et à «Midnight Mawal (Jose Marquez Instrumental)» de Zepherin Saint.

Le communiqué de presse qui accompagne la commercialisation de la pièce de Ko Shin Moon & Simple Symmetry insiste d’ailleurs sur le brouillage des repères spatiaux qui y est impliqué:

Although they may belong to different geographical spaces (London, Moscow, Amman, Tokyo, Paris...), the artists gathered in the EP share a common love for middle-eastern sounds and their transcendantal powers, which they mix with electro/cosmic/industrial beats, creating mystical imaginary landscapes, as if bedouins were organising a pagan rave in a Düsseldorf factory (voir https://hardfist.bandcamp.com/track/a2-ko-shin-moon-simple-symmetry-halay-cornelius-doctor-lonley-mix; je souligne)

Du reste, la pièce de Zepherin Saint, qui clôt « Mix-en-stock 001 », s’accompagne du même genre de spécifications:

Inspired by his nomadic journeys through North Africa and the Middle East, he recorded native musicians and global artists to feature in his music. “Midnight Mawal” draws from deep afro house, using its references to blend exotic instruments (KAWALA, Bozuk and the Oud) with jazz piano and Cuban rhythms. Syrian Mohanned Mcallah lays his voice (and heart) over the keys of nimble fingered pianist Professor Yoel Ben Yehuda. Zepherin Saint brings a signature mix of afro beats and rhythms rooted in house music, whilst LA’s Jose Marquez delivers authentic Eastern rhythms that bubble under a stunning NI performance. The track has already found its way on to Louie Vega, Rocco and Joe Clausell’s play list airing at parties from Miami to Paris to South Africa (voir https://www.traxsource.com/title/102342/midnight-mawal-incl-jose-marquez-remixe; je souligne).

Ainsi, des connotations de nomadisme et de télescopage topique gravitent autour des unités musicales « Halay » et « Midnight Mawal » choisies par Dar Adal: elles participent conséquemment de l’identité auctoriale spatiale non référentielle mise de l’avant par ce dernier sur « Mix-en-stock 001 », qui y évite derechef toute forme d’enracinement typiquement roumain.

Sinon, la collaboration des producteurs finlandais Mika Vainio et Ilpo Väisänen (membres de Pan Sonic) avec le chanteur Alan Vega (de la formation postpunk Suicide) sur « Baby Lips » (deuxième morceau du mixtape) impose un rapprochement inusité, cette fois entre les grands espaces scandinaves et la promiscuité du Lower East Side de Manhattan (où Vega a fait carrière). Sinon, l’un des derniers morceaux sélectionnés par Dar Adal s’intitule «Space Madness» (de Syncom Data en collaboration avec Mystica Tribe), ce qui suggère un certain dérèglement de l’espace, devenu « fou ». Enfin, l’obscure unité de Konstantin Tschechow (« Bretton Woods ») choisie par notre DJ s’accompagne, sur sa version commercialisée, d’une inscription à même le disque vinyle –« Scarred cityscapes—the search for a legitimate collective identity», peut-on y lire– qui impose à nouveau l’idée d’un paysage urbain quelque peu… hésitant, entamé: fêlé.

Enfin, je note au passage que le pseudonyme dont s’est doté Popa pour faire carrière à titre de DJ a été emprunté à un personnage de la série américaine Homeland (Showtime, 2011-2019), où le personnage de Dar Adal continue, depuis son introduction à la fin de la deuxième saison, d’intriguer: ses relations avec Nicholas Brody, avec Saul Berenson, et surtout, avec Peter Quinn sont en effet caractérisées par une nette ambigüité (est-il simplement le handler de ce dernier? une figure paternelle? son amant?), et ses allégeances politiques et idéologiques demeurent indécidables, si bien qu’on ne sait jamais au final pour quelle agence, quel gouvernement ou quel pays il travaille et de quelle identité nationale il se revendique. En ce sens, le pseudonyme choisi par notre DJ bucarestien ne pourrait être plus approprié, lui qui oscille constamment avec sa pratique entre un ancrage local et un méta-soi résolument dual, pour ne pas dire indéterminable.

L’ancrage spatial mobile de Borusiade

En prenant connaissance du syntagme musical proposé par Borusiade (nom d’artiste de la Roumaine établie à Berlin Miruna Boruzescu) avec le troisième volet de la série «Mix-en-stock», on constate aisément que les artistes en question sont originaires, en termes spatiaux, des quatre coins de l’Europe avec quelques incursions du côté des Amériques, voire au-delà. En effet, les unités musicales incluses dans le syntagme ont été produites notamment en Allemagne (INIT, FXART), en Suisse (JenZi), en République tchèque (Exhausted Modern), en Grèce (Raw) ou au Royaume-Uni (Koova, Eric Random), mais aussi aux États-Unis (Peaking Lights), au Mexique (Rizu X) et au Japon (Hoshina Anniversary). À l’instar de celle de Dar Adal, donc, la sélection n’a absolument rien de spécialement roumain sur le plan de la méta-identité spatiale mise en scène par la DJ.

De plus, je ne peux m’empêcher de remarquer que Boruzescu aurait tout à fait été en droit d’inclure l’une de ses propres compositions à même sa sélection, facilitant par le fait même le déploiement de cette « origine » roumaine dont nous cherchons activement les traces. C’est que, contrairement à Dar Adal et à Agnes Aves, Borusiade ne se veut pas seulement qu’une disc jockey, mais elle fait aussi carrière à titre de productrice: elle a en effet à son actif un album de chansons originales intitulé A Body (Cómeme, 2018) ainsi qu’une série de EP pour des labels comme Correspondant, Cititrax et Unterton. Elle a donc accès à un « lexique » bien personnel à partir duquel elle pourrait aisément puiser pour élaborer ses syntagmes musicaux (et c’est sans compter les productions inédites qu’elle n’a pas encore commercialisées et ses versions remixées de pièces d’autres artistes qu’elle pourrait toujours choisir de diffuser sur un mixtape) et qui les rendraient un peu plus roumains par le fait même. Toutefois, elle dispense l’auditoire de telles marques autoréflexives sur « Mix-en-stock 003 », comme elle semble au demeurant le faire quasi systématiquement avec toutes ses prestations enregistrées de deejaying: voir notamment « The Dreamcatcher 029 » (https://soundcloud.com/comeme/the-dreamcatcher-29-by-borusiade), « PNKMIX-26 » (https://soundcloud.com/pinkmanrecords/pnkmix-26-borusiade) ou « Groove Podcast 118 » (https://soundcloud.com/groove-magazin/groove-podcast-118-borusiade), mixtapes sur lesquels la musique choisie par la DJ se veut toujours celle… des autres.

Bref, il me semble que si l’approche sociogéographique d’un Boutouyrie peut permettre de rendre compte d’une certaine organisation spatiale de la « house nation », elle s’avère d’une efficacité moindre lorsque vient le temps d’appréhender l’identité auctoriale développée par les DJ, notamment lorsqu’il est question de leur identité nationale, voire de leur précise appartenance géographique. C’est ici que la méthode d’investigation du phénomène développée dans Poétique du mixtape peut être d’une pertinente utilité, surtout si l’on se réfère aux autres paradigmes identitaires que les pièces musicales actualisées sur un mixtape sollicitent. Je pense plus particulièrement ici à tout ce qui relève de la question du paradigme linguistique. En effet,

l’identité linguistique (titre ou paroles) d’une chanson choisie [par les DJ] implique tout à la fois diverses données forcément énonciatives, soit ces embrayeurs et ces modalisateurs qui réfèrent d’une part aux actants de la communication (les « je/I » et « tu/you » si typiques de l’énonciation lyrique en chanson populaire) et d’autre part à l’attitude (positive/euphorique ou négative/dysphorique) que l’énonciateur adopte face au référent dont il est question dans son énoncé (Girard, 2018: 106).

Ainsi, par l’intermédiaire d’un titre ou, parfois, de paroles (la musique électronique – lorsque l’on parle de techno, de drum & bass ou de house progressif, par exemple– reste encore bien souvent instrumentale), les DJ se retrouvent à importer certaines informations linguistiques, dénotatives ou connotatives, à même leurs mixtapes, et ces marques peuvent être parfois de nature spatiale: elles participent donc à la formation de la méta-identité des DJ en question.

Sur ce plan, on constate que quelques unités possèdent un titre qui, s’il ne se réfère pas explicitement à un lieu en particulier, suggère néanmoins les idées de mouvement, de déplacement, de motricité: pensons à « Karussel » de JenZi, « Conduit » (passage) de Koova ou, peut-être plus obliquement, « Cerca » (recherche) de Rizu X. En outre, un titre comme « Shift Your Mind » (de Peaking Lights) inspire pour sa part le changement, voire la transformation de soi (et de son « esprit »), suggérant par la même occasion des déplacements disons plus intérieurs. Sinon, les seules paroles actualisées sur le mixtape proviennent de la pièce « Dreams of Leaving » de Raw, et elles surenchérissent sur ces mêmes connotations: « Allowing your awareness to go within/Enjoying the feeling of letting go ». En les incluant à même son syntagme musical, Borusiade en emprunte les significations, qui font désormais partie de la méta-identité de la sorte engendrée par cette dernière avec ce mixtape. Du reste, elle n’hésite jamais à rappeler en entrevue qu’elle demeure elle-même en état de constante mobilité: « Theoretically, I left Bucharest for Berlin about 10 years ago but I always lived between the two cities. I have my family and many good old friends there so I still go as often as I can » (propos de Boruzescu rapportés par Cornils, 2017). C’est donc l’impossibilité même d’un quelconque fixage définitif qu’un parcours comme celui de Borusiade en général et qu’un mixtape comme « Mix-en-stock 003 » en particulier donneraient cette fois à entendre.

L’ancrage spatial souterrain d’Agnes Aves

Enregistrant ses mixtapes dans sa résidence de Scarborough, municipalité du North Yorksire au Royaume-Uni, Agnes Aves (pseudonyme d’Agnana Lungu) témoigne d’une pratique encore plus éloignée des origines roumaines de la DJ que celle de Dar Adal et de Borusiade. Certes, on l’a dit, le champ de la musique électronique nécessite constamment qu’on l’on précise la provenance nationale des disc jockeys, comme le fait justement la biographie d’Aves sur le site spécialisé en musiques électroniques Resident Advisor:

Born and raised in Constanța, Romania, now based in the United Kingdom, Agnes Aves shaped her remarkable style under the influence of piano studies in her formative years and a barren post-communist background that always made her swim against the current, never falling under a particular spectre, merging bold, obscure sounds with moving vocals, industrial, psychedelia, post punk, acid techno, darkwave (https://www.residentadvisor.net/dj/agnesaves/biography).

On constate malgré cela que l’ascendant roumain prend rapidement là la forme d’une véritable esthétique marquée par un certain ascétisme et une prédilection pour des unités musicales « audacieuses », « obscures » et résolument sombres. À vrai dire, les mixtapes d’Aves mettent rarement de l’avant une sélection expressément mélodique ou harmonieuse et privilégient plutôt des moments de franche dissonance, des mélanges insolites, voire des passages carrément expérimentaux, ce dont s’avise cette description de son style par son agence de booking: « Don’t be startled if you find yourself dancing to tropical rhythms only to suddenly feel the Siberian breeze hitting you in the face » (http://manie-dansante.com/en/agnes-aves-2).

La sélection musicale privilégiée sur « Mix-en-stock 004 » adhère volontiers à une telle esthétique. Par exemple, la transition entre les pièces « Accelerate » et « Roulette » est caractérisée par une nette et audible coupure, tandis que les sonorités moyen-orientales de « Hijos Del Sol » cèdent aussi abruptement la place à une séquence plus EBM et industrielle mettant en vedette les productions de Retrograde Youth, de D’Marc Cantu, de Years of Denial et de Gamma Intel. Cela dit, de tels choix stylistiques de la part d’Agnes Aves (à l’instar de ceux de Dar Adal et de Borusiade, on l’aura compris) n’ont rien de roumain à proprement parler, c’est-à-dire qu’aucune des unités musicales n’a été produite par des artistes de la Roumanie ou distribuée par des labels y seyant.

À vrai dire, une minutieuse appréhension de la sélection privilégiée par la DJ révèle plutôt une nette prédilection pour des unités musicales… françaises (contrairement aux sélections de Dar Adal et de Borusiade, qui accusent un franc éclectisme, on l’a dit): en effet, les artistes Von Grall (dont deux chansons se trouvent ici actualisées), Coldgeist, Terence Fixmer et Sacred Lodge sont originaires de France, et des labels comme Dement3d et Okvlt y sont de même établis. Toute la première moitié du mixtape témoigne ainsi de l’ascendance de ces « émetteurs » français sur la sélection d’Aves. Sinon, l’étiquette Mélodies Souterraines, qui a commercialisé la pièce d’Isak Anderssen, peut bien s’autocaractériser de « Europe based independant label » (voir https://soundcloud.com/melodiessouterraines), il reste pourtant que sa raison sociale rattache ses activités au giron français (ou à tout le moins francophile), même si c’est là un ancrage que l’on pourrait dire plus… « souterrain ». De la sorte, ce sont de telles connexions non référentielles et underground (littéralement: « sous la terre ») que le mixtape en question semble proposer.

Loin de moi l’idée d’affirmer ici qu’Agnes Aves « serait » une DJ « française », bien évidemment, mais force est de constater que la méta-identité qu’elle met en scène dans le cadre d’un mixtape comme « Mix-en-stock 004 » s’empresse de localiser sa pratique à même un entrecroisement de pièces musicales reliées de près ou de loin à un certain ancrage (« souterrain », ai-je dit) rattaché à la France, soit un « méta-espace » diffus et projeté, mais suffisamment distinct que le mixtape appelle à ses vœux. Incidemment, en 2018, l’une des rares apparitions publiques d’Agnes Aves à titre de DJ s’est produite au festival Positive Education en novembre 2018, évènement qui se tient dans la Loire; l’année dernière, elle a également présenté une résidence mensuelle intitulée « Mercure rétrograde » sur les ondes de LYL, une webradio indépendante établie à… Lyon et, désormais, à Paris. La désorientation spatiale ainsi engendrée –une DJ aux origines roumaines qui vit au Royaume-Uni, qui fait carrière principalement sur les ondes d’une radio hexagonale et qui enregistre un mixtape pour une série canadienne, le tout circulant ensuite ad infinitum sur le Web– trouve même des échos sur la pièce qui clôt le mixtape, soit « This Is Not A Dream » de John Carpenter & Alan Howarth. Le morceau, tiré de la bande sonore du film de 1987 Prince of Darkness et superposé ici par Aves à la section rythmique syncopée de « Conditioned » par Mr. Maxted, se présente comme une transmission radio embrouillée –«This is not a dream/Not a dream/We are using your brain’s electrical system as a receiver/We are unable to transmit through conscious neural interference/This broadcast will be received by the perceptual centers as a dream/But this is not a dream »– qui fait visiblement fi de la séparation attendue des espaces, des consciences et des identités. La culture du deejaying brouille de la même manière les repères dits « sociogéographiques » et, ce faisant, allude à autant de connexions inédites et à des appartenances résolument affranchies.

Bibliographie

BOUTOUYRIE, Éric. 2010. La musique techno. Une approche sociogéographique. Paris: L’Harmattan, coll. «Musique et Champ social».

CORNILS, Kristoffer. 2017. «Borusiade.» Groove Magazine. En ligne. https://groove.de/2017/08/04/borusiade-groove-podcast-118-comeme

GIRARD, Stéphane. 2018. Poétique du mixtape. Montréal: Les Éditions de Ta Mère, coll. «Pop-en-stock».