La carte postale comme tall tale: l'exemple du jackalope

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La carte postale comme tall tale: l'exemple du jackalope

Soumis par William S. Messier le 06/04/2012

Le jardin cryptozoologique du monde comporte son lot de chimères, de minotaures et autres créatures hybrides. Aux États-Unis, les figures folkloriques surnaturelles paraissent d’autant plus étranges du fait que la naissance de la nation et de sa mythologie coïncident avec une période de grand essor technologique. Quand les créatures «plus grandes que nature» qu’on y rencontre n’évoquent pas l’hostilité ou la grandeur d’un territoire vierge, exotique et incommensurable –pensons ici aux maringouins de 80 kg de certains tall tales–, elles sont le fruit de modifications génétiques fabulées par l’homme. On voit d’ailleurs apparaitre des personnages folkloriques comme Febold Feboldson, surnommé «the most inventingest man», qui aurait inventé le canard en posant des palmes aux pieds de ses poules, durant une saison particulièrement pluvieuse.

Dans cette série de bestioles loufoques, le jackalope (lepus carnivorinae anteoculini), cette créature hybride mi-lièvre mi-antilope –d’où le mot-valise jackalope, né de la fusion des termes jackrabbit et pronghorn antelope–, permet de traiter d’une récupération singulière du tall tale américain dans l’industrie du tourisme du Midwest. Historiquement, le tall tale, ce récit folklorique grandiloquent comparable à nos histoires de pêche –à la différence près qu’il est étroitement lié à une région donnée–, servait à divertir les ouvriers de chantiers et de mines en vantant par hyperbole les mérites virils du lieu d’origine de son conteur. Dans l’histoire plus récente des États-Unis, on semble chercher des façons de renouveler ce folklore de la conquête du territoire dans une visée plus touristique notamment par le moyen de ce que le folkloriste John A. Gutowski nomme le «protofestival». Ce concept sert à désigner, en gros, la manière dont une communauté peut adopter un comportement folklorique («folk behavior») à l’ère des communications de masses.

La création, en 1939, du premier jackalope par un taxidermiste nommé Douglas Herrick, résident de la ville de Douglas, au Wyoming, constitue le parfait exemple d’un protofestival. Peu après sa création, on raconte que des représentations du jackalope se sont propagées à travers l’ouest américain, allant jusqu’à servir de bornes le long des routes et jusqu’à tapisser les étalages de kiosques de cartes postales. Mais avant de s’étendre à l’ensemble du midwest, le phénomène du jackalope en tant que protofestival trouve toute sa richesse à même son lieu de naissance. Devenue aujourd’hui la capitale mondiale du jackalope, la ville de Douglas est le seul endroit où l’on peut se procurer un permis de chasse au jackalope. En dépit du fait qu’il faut posséder un QI inférieur à 72 et qu’on ne peut chasser le jackalope qu’entre minuit et deux heures du matin, le 31 juin, quelques milliers de permis sont distribués chaque année, selon la Chambre de commerce municipale.

Certains spécialistes prétendent que la présence endémique dans l’ouest américain du virus du papillome de Shope pourrait bien être à l’origine du mythe du jackalope, et donc que l’inventivité taxidermique de Herrick Douglas n’aurait en fait que perpétué, jusqu’à l’élever au rang de minimoteur économique, un mythe né bien avant 1939. Les lapins affligés du virus du papillome de Shope se verraient munis d’excroissances qui peuvent ressembler à des boutures de cornes.

Au-delà des origines fort contestées du mythe, la représentation du jackalope fonctionne sur le même principe participatif que le tall tale. Rappelons que cette forme de récit se fonde sur une volonté mutuelle chez le conteur et l’auditeur d’entretenir même le plus criant des mensonges pour la simple beauté de l’acte, pour la simple éloquence qu’il met en scène. Une carte postale montrant un cowboy chevauchant un gigantesque jackalope, gardant un troupeau de vache sur une plaine du Montana, use des mêmes conventions humoristiques et folkloriques: quiconque l’observe ne peut qu’admirer l’ampleur ou la complexité de cette exagération dont la charge, pour reprendre la formule de Barthes au sujet de l’écriture romanesque, est «de placer le masque et en même temps de le désigner» 1. Qui plus est, la carte postale vante les mérites d’une région donnée à partir de la même supercherie de convention, elle fait état de la même fierté régionaliste qu’on retrouve dans l’éloquence «spread-eagle» du tall tale.

Que le jackalope existe ou non, ce qu’on souligne quand on envoie une carte postale qui en montre un, c’est à la fois l’existence du mythe et son absurdité. Surtout si l’on considère que ces mêmes cartes sont souvent placées à côté d’autres qui, elles, représentent de véritables splendeurs naturelles comme le Grand Canyon ou un geyser du parc Yellowstone. Or, l’exemple de Douglas, au Wyoming, et de son tout-puissant jackalope montre bien qu’on n’a pas tous besoin d’un trou de garnottes orangées gros comme la face cachée de la lune ou d’une fontaine d’eau chaude géante qui sent les toilettes pour se forger un sentiment d’appartenance.

 

  • 1. Roland Barthes. Le degré zéro de l’écriture. Éditions Gonthier, Paris, 1953, p. 33.